L’approche psychologique du développement du jugement esthétique

Jugement esthétique et jugement de valeur

Bien que le jugement présente plusieurs variétés, il est plus souvent qu’autrement associé à des jugements de valeur, et ce, surtout depuis que l’esthétique s’est constituée en discipline indépendante au XVIIIe siècle. L’esthétique prend le terme de jugement dans toutes ses acceptations philosophiques et psychologiques, où il désigne une prise de position, par la pensée, sur une relation, un rapport. Plus spécialement, le mot a trois sens à l’intérieur de cette signification générale: /a faculté qu’a la pensée de concevoir une relation et de 1 ‘ajjinner ou la nier; un acte mental où opère cette faculté,• le résultat de cet acte, c’est-à-dire la phrase, la formulation verbale qui l’exprime. (Souriau, 1990, p.923) Le jugement de valeur est considéré comme un jugement de goût, de nature subjective, associé au plaisir et au déplaisir. Le jugement esthétique demeure pour la plupart d’entre nous un processus complexe, relatif à chacun, parce que guidé par nos sens, nos valeurs personnelles. Difficile de discuter de notre appréciation, de partager notre interprétation, et parce que nous n’arrivons pas à comprendre la position de l’autre, nous expliquons le phénomène par la notion du« goût». Pourtant, notre jugement s’appuie sur des critères pour prendre forme. Des critères qui subissent l’influence de notre milieu social et qui nous servent de repères lorsque nous émettons un jugement de nature esthétique. La controverse sur les critères esthétiques repose sur le fait que ce sont eux qui déterminent la réussite ou le ratage d’une oeuvre. Tout le problème est d’identifier ce «au nom de quoi» une oeuvre est jugée comme réussie. Ainsi, nous considérons que la vraie critique serait cette sensibilité aux différenciations esthétiques et que comprendre un objet esthétique, c’est décider dans quelle mesure il est réussi ou non (Suzanne Foisy, 1993).

Jugement esthétique et objectivité

Le jugement esthétique est le produit d’un raisonnement, reflet de la compréhension d’une image et de ce qu’elle implique à tous les niveaux, que ce soit la dimension culturelle, historique, sociologique, fonctionnelle, plastique, émotive, etc. De notre recension d’écrits, nous retenons deux grands types de raisonnements caractéristiques du jugement esthétique. D’abord, il peut y avoir des raisonnements essentiellement ou en grande partie issus de notre expérience individuelle associée à des émotions et des souvenirs, sans que l’on puisse expliquer et comprendre cette expérience, ou encore, sans investir les efforts nécessaires à cette compréhension. Puis il peut y avoir des raisonnements issus d’une réflexion approfondie, basés sur l’analyse de toutes les composantes esthétiques de l’image, ces composantes étant liées à toutes les dimensions énumérées précédemment. Il est alors le fruit d’un effort de compréhension important qui ne peut s’effectuer sans une éducation préalable et sans la capacité à émettre soi-même des questions, mais aussi d’y répondre, en considérant tous les aspects qui peuvent influencer ce jugement. Selon Mikel Dufrenne (cité par Souriau, 1990, p.927), l’oeuvre d’art est une école d’attention, et à mesure que s’exerce l’aptitude à s’ouvrir, se développe l’aptitude à comprendre.

Le photographe Ferrante Ferranti explicite ainsi les rapports esthétiques que nous entretenons avec une image et de ce fait, les jugements qui en découlent: La photographie est une forme d’expression au service de l’oeil« instruit»; elle le guide. L’oeil est l’organe de perception par excellence qui aussit6t replace l’image dans son contexte. Mais comme le dit Michel Frizot, la photographie est avant tout une technique qu’il faut parfaitement maîtriser, puis un instrument qui permet de changer la perception du monde. Lire une photographie c’est d’abord la voir spontanément avec sa propre sensibilité, puis la comprendre techniquement, saisir enfin 1 ‘usage qui en a été fait, pour mieux apprécier son sujet, son esthétique. Apprendre à regarder une photographie, modifie complètement la première impression. (Claustrat, 2002, p. 71).

Le jugement esthétique est donc un processus complexe, qui se développe et peut prendre plusieurs formes, passant d’une dimension subjective à une dimension plus objective. La notion d’objectivité appliquée au jugement esthétique fait donc référence à un raisonnement se rapprochant d’un raisonnement «juste » parce que fondé sur des faits et des arguments pertinents, et issu d’une réflexion approfondie nécessitant une bonne connaissance du domaine des arts et de soi-même. La connaissance de soi-même implique la capacité à distinguer les émotions exprimées par l’image, ce qui implique la compréhension du langage plastique et des codes visuels utilisés par l’artiste, de celles ressenties en tant que regardeur, en référence à nos émotions personnelles, relatives à notre propre expérience. Il s’agit d’un jugement qui prend en considération le contexte de production et les composantes picturales et stylistiques de l’oeuvre autant que l’expérience émotionnelle vécue par le regardeur et surtout, la capacité de celui-ci d’effectuer une réflexion critique en tenant compte de tous ces aspects. Aussi, un jugement «objectif» veut dire qu’il est issu d’une réflexion capable de distinguer, et donc de comprendre, les différentes composantes liées à la notion du jugement esthétique : plaisir, description, préférence, interprétation, perception.

L’esthétique comme objet d’étude

Plusieurs approches scientifiques tentent d’expliquer la complexité du phénomène du jugement esthétique et les problématiques qui en découlent. Longtemps abordé d’un point de vue essentiellement philosophique, il faut attendre la fm du XIXe siècle pour que la sociologie et la psychologie s’y intéressent. Deux synthèses récentes de l’approche philosophique (Ferry, 1998; Michaud, 1999) se penchent sur la question des critères esthétiques, du relativisme et de l’impossibilité de discuter du Beau. Ces questions sont toujours d’actualité, même si la notion de goût et toute la controverse qui l’entoure apparaissent au XVIIIe siècle, et ces auteurs abordent le sujet en le situant dans un contexte contemporain. Ferry, par exemple, débat la notion d’individualité versus la communion esthétique. En effet, la notion de liberté individuelle tend à primer sur celle de communauté, mettant l’individu avant la dimension sociale. Ferry nous ramène en quelque sorte à la réalité sociale en spécifiant que liberté ne veut pas dire «faire n’importe quoi» et refuser toute discussion et argumentation avec l’autre. Le Beau n’est certes pas une Vérité puisqu’il est à la fois un produit émotionnel et culturel. Cependant, nous devons admettre que tout individu bâtit son authenticité à partir de son environnement social et que c’est une interaction constante avec cet environnement qui lui permet d’évoluer. Il faut donc apprendre à dépasser la dimension subjective, même lorsqu’il est question de distinction culturelle et sociale. Cette approche philosophique se limite toutefois à la réflexion et au débat d’idées. D’autres approches plus scientifiques sont concernées entre autres par le facteur éducatif et son influence sur le développement du jugement esthétique, et comme telles, constituent un fondement plus approprié à notre recherche.

La critique sociale du jugement de goût de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979) propose une approche sociologique du problème, selon laquelle notre position dans la société détermine et organise nos goûts. L’école, d’ailleurs le point d’ancrage de cette théorie, est un lieu où se forme les systèmes de représentations propres aux groupes sociaux. Sous les rapports de domination, les goûts s’associent à un groupe, se distinguent et se perpétuent par le capital économique et culturel. Le goût n’est pas lié à l’individu dans toute sa singularité, mais à des classes sociales qui se distinguent par les différences culturelles et économiques. On reproche parfois à Bourdieu d’être très déterministe dans sa façon d’aborder la problématique du goût. Il n’en demeure pas moins que ses affirmations reposent sur une observation de la réalité sociale difficile à contester. Cependant, Bourdieu ne s’arrête à la question de goût que pour dénoncer, d’une certaine façon, les inégalités sociales qui se perpétuent à l’intérieur même du système scolaire. Nous pouvons donc comprendre que le goût ne se limite pas à l’individu et prendre en considération une part des raisons qui expliquent les distinctions entre différents groupes d’individus.

Mais, même si la critique sociale de Bourdieu éclaire quelque peu une partie du problème, elle ne propose pas de pistes quant au développement du jugement esthétique, et se limite à expliquer les distinctions en matière de goût, associant celles-ci à des notions qui peuvent paraître quelque peu péjoratives telles que« bon goût», «goût légitime», «goût moyen» et «goût populaire». De plus, le jugement de goût se réfère à la notion de préférence, alors que le jugement esthétique dépasse largement cette simple dimension. Les principales recherches en esthétique expérimentale qui relèvent du domaine de la psychologie (Genest, 1970; Porcher, 1973; Francès, 1979) ont montré que trois grands facteurs influencent le développement du jugement esthétique: l’apprentissage, le milieu social et le développement biologique. En ce qui concerne le développement du jugement esthétique, le développement biologique fait référence à la maturation de l’enfant; le milieu social pour sa part influence nos comportements et détermine entre autres nos rapports avec les domaines culturels; l’apprentissage fait allusion à l’éducation, soit l’acquisition d’ aptitudes telles que la capacité à comprendre le langage formel d’une image et la connaissance approfondie des courants artistiques. Ces recherches tendent à démontrer que le jugement esthétique est en grande partie un phénomène social d’une part, et qu’il se développe à l’aide d’une éducation appropriée d’autre part. C’est donc à partir de cette dernière approche, plus concrète, que nous désirons éclairer notre problématique de recherche, car nous chercons à comprendre et à expliquer le phénomène du jugement esthétique tout en prenant en considération le rôle du facteur éducatif sur le développement en question.

Table des matières

AVANT -PROPOS
LISTE DES FIGURES
LISTE DES TABLEAUX
RÉSUMÉ
INTR.ODUCTION
CHAPITRE 1 LA PROBLÉMATIQUE DU DÉVELOPPEMENT DU JUGEMENT ESTIIÉTIQUE CHEZ LES ÉTUDIANTS EN COMMUNICATION GRAPIDQUE
1.1. INTRODUCTION À LA PROBLÉMATIQUE DE RECHERCHE
1.1.1. Qu’est-ce que l’esthétique?
1.1. 2. Jugement esthétique et jugement de valeur
1.1.3. Jugement esthétique et objectivité
1.1.4. Le processus du jugement esthétique
1.1.5. L’éducation du jugement esthétique
1. 1.6. La relation entre arts visuels et communication graphique
1.1. 7. L’esthétique comme objet d’étude
1.2. PROBLÈME, QUESTION, BUT, OBJECTIFS ET LIMITES DE LA RECHERCHE
1.3. CADRE DE RÉFÉRENCE
1.3.1. L’approche psychologique du développement du jugement esthétique
1.3.2. La théorie du développement cognitif de 1 ‘expérience esthétique de Parsons
CHAPITRE II MÉ1HODOLOGIE
2.1. GRILLE D’ANALYSE
2.2. CRITÈRES D’INCLUSION DES COURS DE LA GRILLE D’ANALYSE
2. 2.1. Catégorie de 1 ‘analyse formelle
2.2.2. Catégorie de l’analyse psychologique
2.2.3. Catégorie de l’analyse sociologique
2.2.4. Catégorie de l’analyse historique
2.2.5. Catégorie du jugement critique et éthique
2.2.6. Catégorie du dialogue et ouverture au jugement avec d’autres
CHAPITRE III PRÉSENTATION ET ANALYSE DES RÉSULTATS
3 .1. PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
3.1.1. Structure des programmes analysés
3.1.2. Programme de l’UQO
3.1.3. Programme de l’Université Laval
3.1.4. Programme de l’UQAM
3.2. ANALYSE DES RÉSULTATS
3.2.1. Compétence des étudiants à percevoir, analyser et distinguer l’intention d’une production
graphique, sa dimension littéraire, ses qualités formelles, les émotions qui y sont exprimées et
celles qu’elle suscite chez le regardeur, ainsi que les relations entre ces quatre derniers points
3.2.2. Compétence à situer une production graphique dans son contexte historique, social, économique, culturel
3.2.3. Compétence à dialoguer et à construire leur jugement avec d’autres
CHAPITRE IV DISCUSSION DES RÉSULTATS
CONCLUSION
APPENDICE A HABILETÉS RÉPERTORIÉES SELON LES CARACTÉRISTIQUES DU STADE QUATRE DE LA TIIÉORIE DE PARSONS
APPENDICEB DESCRIPTEURS DES COURS DU BACCALAURÉAT EN ARTS ET EN DESIGN DE
L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC EN OUTAOUAIS APPENDICEC
DESCRIPTEURS DES COURS DU BACCALAURÉAT EN DESIGN GRAPHIQUE D
L’UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
APPENDICED DESCRIPTE~S DES COURS DU BACCALAURÉAT EN COMMUNICATION GRAPHIQUE DE L’UNIVERSITE LA V AL
RÉFÉRENCES

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *