Approche de Gagnon (2003, 2014, 2015)

Approche de Gagnon (2003, 2014, 2015) 

S’inspirant entre autres de Charolles (1978), Gagnon propose une approche qui repose plus précisément sur l’analogie suivante : […] un texte n’est pas un jeu de dominos, dans lequel les pièces (les énoncés) « se juxtaposent » simplement les unes aux autres; un texte, c’est un casse-tête, dans lequel les pièces « s’emboîtent » les unes dans les autres. Dans un texte comme dans un casse-tête, chaque pièce (chaque énoncé) a sa raison d’être, et la présence de chacune ainsi que la façon qu’elle a de s’arrimer aux autres contribuent à façonner l’image globale. (2015, p. 112) .

Ainsi, selon Gagnon, pour que cette image globale produise un effet de cohérence, chaque énoncé doit avoir sa raison d’être, c’est-à-dire être pertinent, et doit être solidement arrimé aux autres. Il en va de même pour les séquences d’énoncés (les paragraphes), la cohérence s’appréciant à la fois à l’échelle microstructurelle ou locale, laquelle concerne l’enchaînement des énoncés dans une séquence, et à l’échelle macrostructurelle ou globale , laquelle concerne l’enchaînement des séquences dans le texte (2015, p. 112). Les deux concepts clés dans la définition de la cohérence de l’auteure sont donc la pertinence – comme dans l’approche de Reinhart (1980) – et l’arrimage.

Par ailleurs, pour l’auteure, ce qui fait en sorte que l’effet de cohérence produit par un texte est plus ou moins grand, c’est, d’une part, le nombre de ruptures qu’il contient sur les plans de la pertinence et de l’arrimage, tant au niveau local que global et, d’autre part, l’impact de ces ruptures sur l’interprétation (Gagnon, 2003, p. 62), leur « gravité relative », pour reprendre les termes de Pépin (1998, p. 14).

Les deux concepts sur lesquels se fonde la cohérence textuelle dans l’approche de Gagnon ainsi que les types de ruptures que l’auteure associe à chacun d’eux seront abordés plus en détail ci-dessous. Or, avant de les aborder, il importe de faire une précision : les principes liés à la pertinence et à l’arrimage que cette approche met en lumière ne forment pas un cadre rigide dont le scripteur ne peut déroger sans que ses lecteurs ressentent systématiquement un bris de cohérence; n’oublions pas qu’il y a, comme Charolles (1978) l’affirme, une composante stratégique dans le processus d’évaluation de la cohérence qu’un modèle théorique peut difficilement prendre en compte (Gagnon, 2014). Ainsi, les principesformulés par Gagnon doivent plutôt être considérés comme des balises générales qui assurent que le texte sera perçu comme étant cohérent par la plupart des lecteurs dans la plupart des contextes.

Pertinence 

Le concept de pertinence dans l’approche de Gagnon est basé sur un principe issu de la théorie de Sperber et Wilson (1989) qui est globalement énoncé comme suit par les deux auteurs : un signal, verbal ou non verbal, communiqué à un interlocuteur est « d’autant plus pertinen[t] dans un contexte donné que ses effets contextuels y sont importants » et « que l’effort pour l’y traiter est moindre. » (Sperber et Wilson, 1989, p. 191, cités dans Gagnon, 2015, p. 114) Ainsi, dans l’approche de Gagnon, la pertinence repose essentiellement sur le rapport entre effets contextuels engendrés et effort cognitif requis : plus « un énoncé entraîne des effets contextuels (des bénéfices informationnels) importants dans un contexte donné […] à un coût de traitement le plus faible possible, plus [il] est pertinent, et plus la séquence dans laquelle il apparaît est cohérente. » (2015, p. 114) .

Par ailleurs, pour Gagnon, l’évaluation de la pertinence a beaucoup à voir avec le contexte. C’est que, selon l’auteure, « une information se voit toujours interprétée dans l’éclairage que lui donne(nt) la ou les information(s) précédente(s) » (2003, p. 62-63). C’est donc en fonction du contexte dans lequel un énoncé apparaît que la pertinence de celui-ci est évaluée. Si son introduction est justifiée au regard du contexte, l’énoncé s’avère pertinent; dans le cas contraire, sa raison d’être est mise en doute. Plus précisément, pour qu’un énoncé soit jugé pertinent, il doit être possible d’établir une relation vraisemblable entre les informations véhiculées dans cet énoncé et celles véhiculées dans les énoncés antérieurs – le contexte –, et il doit être possible de le faire au prix du moindre effort cognitif possible (2015, p. 130).

Ruptures sur le plan de la pertinence 

Gagnon considère que la pertinence d’un énoncé – et donc, la cohérence de la séquence dans laquelle il s’insère – est entravée si celui-ci 1) n’est pas directement lié au contexte; 2) n’est pas récupéré dans le contexte ultérieur; 3) est redondant ou 4) contradictoire par rapport aux énoncés antérieurs; 5) est mal placé dans le flux textuel (2015, p. 114).

Le premier type de rupture lié à la pertinence peut être illustré au moyen de l’extrait suivant :

6) P1 Les jeux vidéo ont aussi un impact négatif sur le développement socioculturel de l’enfant. P2 Aujourd’hui, les jeunes sont enfermés dans leur chambre à jouer aux jeux vidéo au lieu d’être à l’extérieur et de profiter du soleil et du beau temps pour découvrir la nature. (2015, p. 123) .

Dans cet extrait, la fin de la P2 n’est pas directement liée au contexte. En effet, si tel était le cas, elle entretiendrait un rapport étroit avec le développement social et culturel de l’enfant, ce à quoi le lecteur s’attend d’ailleurs après avoir lu la P1 et le début de la P2 (2015, p. 123). Or, cette attente n’est pas satisfaite, le fait d’être à l’extérieur et de découvrir la nature n’ayant pas grand-chose à voir avec le développement socioculturel; la fin de la P2 apparaît donc comme étant non pertinente. Pour rectifier le tir, on pourrait la remplacer par « au lieu de faire des activités avec des amis », segment qui, lui, est directement lié au thème que l’on s’attend à voir élaboré (2015, p. 122).

Le principe est globalement le même avec l’extrait qui suit :
7) P1 Premièrement, chaque année, des milliers d’immigrants viennent s’établir au Québec. P2 La raison est qu’ici, plusieurs emplois s’offrent à eux car, comme nous le savons tous, certaines industries ont dû fermer leurs portes en raison du manque de travailleurs. P3 Nous avons une population vieillissante, ce qui veut dire que nous comptons sur l’immigration pour peupler nos régions. (2015, p. 125) .

La dernière partie de la P3 n’est pas directement liée au contexte, puisque dans celui-ci, on met en relation l’immigration avec l’emploi et que le peuplement des régions n’est lié qu’au premier élément de cette mise en relation (2015, p. 125). Cette partie de phrase aurait donc dû minimalement être en rapport à la fois avec l’emploi et l’immigration; et pour être directement liée au contexte, elle aurait plus précisément dû contenir une idée faisant le lien entre l’arrivée d’immigrants et le fait de combler le manque de main-d’œuvre causé par le vieillissement de la population, quelque chose comme « pour remplacer les travailleurs qui prennent leur retraite et ainsi combler les besoins du monde du travail » (2015, p. 124). C’est du moins le genre d’information que le contexte laissait attendre. Or, dans le texte original, l’attente suscitée par le contexte est déçue; la dernière partie de l’énoncé est donc jugée comme étant non pertinente au regard de ce contexte.

Les deux extraits précédents démontrent bien le rôle clé que jouent les attentes du lecteur dans l’évaluation que celui-ci fait de la pertinence des énoncés. C’est que pour que le lecteur considère qu’un énoncé est pertinent, cet énoncé doit satisfaire ses attentes et pour que ses attentes soient satisfaites, il faut notamment qu’un lien vraisemblable et étroit entre l’énoncé et son contexte puisse être restitué, ce qui posait précisément problème dans les deux extraits analysés (2015, p. 125).

Le cas des informations non récupérées dans le contexte postérieur, autre type de rupture sur le plan de la pertinence, est aussi lié à la déception des attentes du lecteur. Prenons l’exemple suivant :
8) P1 Jonathan a été pris à partie par une bande de voyous à l’école. P2 Le lendemain, son corps était couvert de bleus. P3 Sa mère a réagi de façon très émotive; son père n’a pas bronché. P4 Son petit frère a suggéré de le conduire à l’hôpital. P5 Deux jours plus tard, Jonathan et ses parents ont rencontré la directrice de l’école. P6 Bref, Jonathan a compris que dans une épreuve comme celle-là, le soutien de la famille est essentiel! (2015, p. 120) .

Après avoir lu la P5, le lecteur s’attend à ce que l’idée de la rencontre avec la directrice soit développée, « récupérée » dans la suite du texte. Or, elle ne l’est pas, ce qui affecte la pertinence de l’énoncé non seulement parce que les attentes du lecteur sont déçues, mais aussi et surtout parce que cela donne l’impression que l’introduction de cette information dans le contexte n’est pas justifiée. Pour redonner sa pertinence à la P5, il faudrait en dire un peu plus sur ladite rencontre (2015, p. 120).

En ce qui a trait au défaut de pertinence que constitue la redondance, il survient lorsqu’un énoncé contient une répétition sur le plan des idées (et non sur le plan lexical) qui est superflue et qui fait donc piétiner le texte (2015, p. 127). La P8 dans l’extrait 9 constitue ainsi un cas de redondance, en ce sens qu’elle reprend, sans que ce soit nécessaire, la même idée que celle qui est contenue dans la P5 et qu’elle ne fait donc pas progresser la construction textuelle (2015, p. 128).

9) (1er paragraphe de développement d’un texte sur la téléréalité) P5 Je ne vous apprendrai rien, lecteurs et lectrices, en vous disant que la plupart des participants y sont présents seulement pour devenir célèbres. P6 En effet, lorsqu’on regarde plus en profondeur, ils n’y vont sûrement pas pour trouver l’amour. P7 À peu près tous les couples qui se sont formés ont rompu ou ont été détruits par les médias. P8 La plupart des candidats se retrouvent dans ces contextes seulement pour devenir populaires ! (2015, p. 127) .

Quant aux énoncés contradictoires, comme une relation vraisemblable peut difficilement être envisagée entre eux et leur contexte respectif, ils constituent, eux aussi, une entrave à la pertinence. Ce type de rupture est généralement attribuable à des « maladresses énonciatives ou syntaxiques plutôt [qu’à] de réelles contradictions», comme en témoigne l’exemple cidessous (2015, p. 128).

10) (Dans un extrait traitant du « prototypage rapide ») P1 L’idéal pour l’industrie serait d’arriver à produire ces pièces prototypes « bonne matière / bon procédé » […] avec des systèmes de prototypage rapide, ce qui représente un avantage majeur lorsqu’il s’agit de valider très rapidement le processus de fabrication d’une pièce de fonderie. P2 La technique la plus répandue pour parvenir à fabriquer ces pièces est celle du « moulage cire perdue », qui consiste à enrober la pièce prototype d’un mélange de céramique et de liant. (2015, p. 128) .

Dans cet extrait, la P2 entre en contradiction avec la P1 en raison d’une maladresse énonciative, plus particulièrement en raison du temps des verbes qu’elle comporte. C’est que comme ceux-ci sont au présent de l’indicatif, ils donnent à penser que la technique dont il est question existe, alors que la P1 laisse plutôt croire le contraire (« l’idéal », « serait ») (2015, p. 128).

Enfin, l’ordre des énoncés peut également affecter la pertinence de ces derniers. Pour éviter qu’une telle chose se produise, le scripteur doit veiller, au sein d’une séquence donnée, à regrouper les énoncés selon « leur appartenance au même aspect », ce que n’a vraisemblablement pas fait l’auteur de la séquence ci-dessous (2015, p. 129).

11) P8 Le travail est aussi susceptible de devenir stressant et parfois, il mène à un surmenage. P9 Les dépressions ou autres problèmes de santé physique ou mentale ne semblent pas bien rarissimes alors. P10 Les gens deviennent exténués et à bout parce qu’ils ont trop travaillé et ont étudié toute la nuit. (2015, p. 129) .

Table des matières

INTRODUCTION
1. Problématique et objectifs
CHAPITRE 1 : ANCRAGES THÉORIQUES
1. Approche de Charolles (1978)
2. Approche de Reinhart (1980)
3. Approche de Vandendorpe (1995)
4. Approche de Gagnon (2003, 2014, 2015)
4.1 Pertinence
4.1.1 Ruptures sur le plan de la pertinence
4.2 Arrimage
4.2.1 Arrimage référentiel
4.2.1.1 Ruptures sur le plan de l’arrimage référentiel
4.2.2 Arrimage énonciatif
4.2.2.1 Ruptures sur le plan de l’arrimage énonciatif
4.2.3 Arrimage informatif
4.2.3.1 Ruptures sur le plan de l’arrimage informatif
4.2.4 Arrimage événementiel
4.2.4.1 Ruptures sur le plan de l’arrimage événementiel
CHAPITRE 2 : ÉTAT DE LA QUESTION
1. Projections programmatiques, entamées et potentielles dans l’écrit scientifique : l’attente
dans une perspective de linguistique textuelle (Thierry Herman, 2016)
2. Expectations: Teaching writing from the reader’s perspective (George D. Gopen, 2004)
3. Les expectations du lecteur dans la compréhension du texte (Karl Haberlandt, 1981-1982)
4. La cohérence textuelle : l’évaluer et l’enseigner. Pour en savoir plus en grammaire du texte (Lorraine Pépin, 1998)
CHAPITRE 3 : MÉTHODOLOGIE ET ANALYSE
1. Corpus
2. Méthode d’analyse
3. Analyse proprement dite
3.1 Ruptures causées par un énoncé « décevant » de type A (un énoncé qui est ou dont une
partie est non directement lié(e) au contexte)
3.1.1 Extrait VOT1-1
3.1.2 Extrait BAG6
3.1.3 Extraits VOT11 et BAG2
3.1.4 Extrait VOT10-1
3.1.5 Extrait TEL16-1
3.1.6 Extrait VOT13-1
3.1.7 Extrait VOT9-2
3.1.8 Extrait VOT12
3.2 Ruptures causées par un énoncé « décevant » de type B (un énoncé dans lequel un
connecteur ou l’absence d’un connecteur ne génère pas la bonne attente chez le lecteur)
3.2.1 Extraits VOT5-4 et VOT15
3.2.2 Extraits VOT10-4, VOT9-3 et VOT9-4
3.3 Ruptures causées par un énoncé « décevant » de type C (un énoncé qui ne récupère pas
une information qu’on s’attendait à voir récupérée)
3.3.1 Extrait TEL27-2
3.4 Ruptures causées par un énoncé « décevant » de type D (un énoncé qui est ou dont une
partie est en opposition avec l’attente programmée par le contexte)
3.4.1 Extrait TEL26-1
3.5 Ruptures causées par un énoncé « décevant » de type E (un énoncé dans lequel un mot
déçoit l’attente de contiguïté sémantique programmée par le contexte)
3.5.1 Extrait TEL12-3
3.6 Ruptures causées par un énoncé « décevant » de type F (un énoncé retardant l’accès à
une information attendue)
3.6.1 Extrait BAG3-2
3.7 Ruptures causées par un énoncé « décevant » de type G (un énoncé dans lequel c’est la
répartition des informations qui déçoit les attentes du lecteur)
3.7.1 Extrait TEL15-3
CHAPITRE 4 : DISCUSSION
1. Résultats de notre analyse
2. Limites de l’étude
3. Quelques observations
4. Pistes didactiques
CONCLUSION

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