Comprendre les effets d’extinctions multiples sur le fonctionnement des réseaux trophiques complexes

Les changements globaux, caractérisés par une modification des cycles biogéochimiques, du climat, de l’utilisation des habitats et par la dispersion d’espèces invasives, ont profondément modifié la biodiversité en termes de richesse (nombre d’espèces), de composition (abondance relative de chaque espèce présente) et d’interactions (compétition, prédation) (Chapin et al. 2000; Sala et al. 2000).

Les résultats publiés depuis une vingtaine d’années montrent qu’une modification de la biodiversité entraîne une modification du fonctionnement des écosystèmes (Tilman & Downing 1994; Naeem et al. 1995; Loreau 2000; Balvanera et al. 2006; Cardinale 2011). Cette modification consiste en l’altération des processus écologiques (recyclage des nutriments, taux de consommation, production primaire et secondaire … ) qui sous tendent l’ensemble des services environnementaux délivrés par les écosystèmes aux sociétés humaines (Chapin 2000). La compréhension du fonctionnement des écosystèmes permet de mieux saisir la nature des interactions écologiques et la manière dont celles-ci peuvent être influencées par les changements globaux.

Le champ d’ études relativement nouveau qui s’intéresse à la relation entre biodiversité et fonctionnement (BEF; Biodiversity-Ecosystem Functioning) s’est historiquement développé de manière expérimentale dans les prairies herbacées aux ÉtatsUnis (Tilman & Downing 1994 ; Haddad et al. 2011) et en Europe (Naeem 1995; Hooper & Vitousek 1997). Cette empreinte historique fait en sorte que la majorité des études BEF ont été effectuées en milieu terrestre et ont mis l’accent sur les plantes (Balvanera 2006; Duffy et al. 2007; Isbell et al. 2011).

La relation BEF dans des systèmes en compétition (un seul niveau trophique) est maintenant de mieux en mieux expliquée dans la littérature. Des travaux d’ abord expérimentaux (Naeem et al. 1995; Tilman 1996; Hector et al. 1999), puis théoriques (Tilman et al. 1997; Loreau 2000; Loreauet al. 2010) ont démontré qu’une variation du nombre d’espèces peut affecter les processus écologiques par deux mécanismes principaux: la complémentarité entre les espèces et l’effet de sélection.

Le premier mécanisme intervient lorsque les espèces sont complémentaires dans l’utilisation de leurs ressources, conduisant ainsi à une utilisation plus efficace des ressources disponibles au fur et à mesure que la richesse spécifique (diversité fonctionnelle) augmente. Le second mécanisme, l’effet de sélection, est causé par la présence d’une espèce fortement compétitive qui va éventuellement dominer l’ensemble de la communauté. Plus une communauté locale contient d’ espèces, plus les probabilités sont grandes pour que celle-ci contienne une espèce du pool régional qui soit dominante. L’effet de sélection peut entraîner une augmentation du fonctionnement (sélection positive) ou une diminution (sélection négative), selon les caractéristiques fonctionnelles de l’espèce fortement compétitive. Si la compréhension de ces mécanismes permet d’émettre des prédictions claires sur l’effet de la perte de biodiversité sur les écosystèmes, elle ne prend pas en compte un autre type d’interaction écologique primordial, la prédation.

Les interactions trophiques verticales (i.e. prédation) jouent un rôle essentiel dans la régulation des écosystèmes. Des études dans un premier temps théoriques (Thébault & Loreau 2003) puis expérimentales (Ouffy et al. 2005; Finke & Oenno 2004 ; Finke & Denno 2005, Schmitz 2007) ont permis de mieux comprendre l’importance des contraintes top-down (contrôle par la prédation) et bottom-up (disponibilité de la ressource) sur la relation BEF (voir Duffy et al. 2007 pour une revue). Ces études présentent des prédictions claires sur les cascades trophiques et l’effet des extinctions. Malgré ces percées importantes, la majorité des expériences qui ont eu cours ont été réalisées sur des écosystèmes simplifiés avec peu d’espèces et à l’ intérieur desquels les extinctions étaient considérées comme aléatoires. En nature, les communautés sont organisées en réseaux d’interactions réticulées (Plutôt qu’en chaine) et en fonction de la structure de ce réseau, les extinctions sont rarement aléatoires et arrivent rarement seules (Rafaelli 2004 ; Brose 2010).

En milieu naturel, le nombre d’espèces qui compose une communauté peut être très élevé. Plus le nombre d’espèces est élevé, plus les probabilités d’ interactions directes (e.g. prédation, compétition), mais aussi indirectes (i.e. type d’interactions où l’effet d’ une espèce sur une autre s’effectue via une troisième espèce : cascade trophique, compétition apparente, compétition par exploitation) sont grandes (Polis & Strong 1996). L’ augmentation des interactions indirectes dans les systèmes complexes (i.e. ici définies comme des systèmes contenant un grand nombre d’espèces et d’ interactions potentielles) tend à produire des effets diffus en réponse aux perturbations et par conséquent difficiles à prédire (Yodzis 2000). Néanmoins, certains travaux théoriques récents ont démontré qu ‘ il était possible, à partir de la connaissance de quelques informations sur l’ identité des espèces (e.g. taille, rang trophique), de prédire l’effet du retrait d’ une espèce sur le fonctionnement d’ un écosystème et sur la structure d’un réseau trophique complexe (Solan et al. 2004; Berlow et al. 2009). Même si les interactions indirectes sont plus nombreuses dans les systèmes plus complexes, il n’en demeure pas moins possible de prédire l’effet d’extinctions. Berlow et al. (2009) vont même jusqu’à suggérer que la capacité de prédiction augmente avec la complexité. Ceci suggère qu’ avec la complexité, les effets des interactions indirectes, positives et négatives, « s’ annulent » (averaging) peut-être, laissant une place prépondérante aux effets d’ identité liés aux traits des espèces présentes.

Tenter d’ expliquer les effets de multiples extinctions sur le fonctionnement des écosystèmes est une tâche ardue à cause de la complexité des interactions inhérente aux systèmes écologiques. Des travaux récents ont cependant démontré qu ‘ il était possible d’ expliquer les effets de l’extinction d’ une espèce sur les autres espèces à partir de certaines informations générales telles que la biomasse ou le rang trophique des espèces. Cependant, les extinctions en nature sont rarement des évènements isolés. Notre objectif dans cette étude était de comprendre l’effet d’extinctions multiples sur le fonctionnement de deux écosystèmes sans connaissances détaillées des interactions entre les espèces. Pour ce faire, nous avons simulé expérimentalement des séquences d’extinctions dans des mésocosmes en écosystème marin et d’eau douce . Différents proxys du fonctionnement des écosystèmes ont été mesurés pour chacun des écosystèmes (concentration nitrate, phosphate, chlorophylle a, abondance des bactéries, biomasse de périphyton et d’ algues encroutées). Les réseaux trophiques étaient constitués de 9 (marin) et 10 (eau douce) groupes fonctionnels et avaient une structure complexe incluant de la prédation intraguilde, de l’omnivorie, du cannibalisme et des interactions indirectes. Les mésocosmes ont été assemblés avec 0, l , 3, 6, 9 et 0, l , 2, 4, 6, 10 groupes fonctionnels retirés, respectivement dans le système marin et d’ eau douce. Nous avons réalisé 9 et 10 séquences de retraits aléatoires pour le système marin et d’ eau douce. Les mesures de fonctionnement ont été analysées avec un modèle linéaire qui permet de partitionner la variance entre l’ effet de richesse linéaire, non linéaire et l’ effet d’ identité du groupe fonctionnel. Dans l’ ensemble, la richesse fonctionnelle est un faible prédicteur du fonctionnement. Nous avons trouvé que la contribution spécifique de chaque groupe fonctionnel (identité) est la meilleure variable explicative pour les deux écosystèmes et pour l’ensemble des mesures de fonctionnement. Nous avons également testé l’effet de chaque groupe fonctionnel sur l’ensemble des mesures de fonctionnement en même temps (fonctionnement global de l’écosystème) et avons trouvé que l’effet d’ un même groupe fonctionnel est très variable dépendamment de la mesure de fonctionnement considérée. Nous avons également trouvé que certains groupes fonctionnels, qui semblent partager certains traits (rang trophique et taille), partagent également les mêmes effets sur les mêmes mesures de fonctionnement. Dans une perspective de réseau trophique, nos résultats suggèrent clairement que le nombre d’espèces nécessaire au maintien d’une fonction ou de la multifonctionnalité d’ un écosystème peut être contexte dépendant en fonction de l’ identité des espèces et de la structure de leur contribution aux processus de l’écosystème.

Cet article, intitulé « Explaining the impacts of multiple species extinctions on the functioning of complex food webs», fut co-rédigé par moi-même ainsi que par ma collègue Annie Séguin, les professeurs Dominique Gravel, Christian Nozais et Philip Archambault. L’article sera soumis à la revue Ecology Letters au cours de l’automne 2011 . Tous les auteurs ont participé au design de la recherche. E.H. et A.S ont effectué l’expérimentation respectivement en milieu d’ eau douce et en milieu marin. E.H. a effectué l’analyse des résultats. E.H., A.S ainsi que D.G. ont participé à l’interprétation des résultats. E.H. et A.S. ont écrit l’article. Tous les auteurs ont participé activement à la révision du manuscrit. Une version abrégée de cet article a été présentée à la conférence Canadian healthy Oceans Network (CHONe) à Montréal au printemps 20 Il (mention d’ excellence), à Ecological Society of America (ESA) à Austin, TX (E-U) à l’été 2011 ainsi qu’ au World Conference on Marine Biodiversity à Aberdeen (Écosse) à l’automne 2011.

Table des matières

CHAPITRE 1 INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 2 EXPLIQUER L’EFFET D’EXTINCTIONS MULTIPLES SUR LE FONCTIONNEMENT DES RESEAUX TROPHIQUES COMPLEXES
2.1 RESUME EN FRANÇAIS DU PREMIER ARTICLE
2.2 EXPLAINING THE IMPACTS OF MUL TlPLE EXTINCTIONS ON THE FUNCTIONING OF COMPLEX FOOD WEBS
2.3 SUPPLEMENTARY INFORMATION FOR EXPLAINING THE IMPACTS OF MULTIPLE EXTINCTIONS ON THE FUNCTIONING OF COMPLEX FOOD WEBS
CHAPITRE 3 CONCLUSION GÉNÉRALE

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