Hésitation gouvernementale pour la consécration d’une protection holistique

Conflits d’usage du sol, cris d’alarme et nécessité de mise en place d’une gestion insulaire écologique

La difficulté majeure à la mise en œuvre des politiques permettant de faire face aux enjeux environnementaux des îles provient du conflit entre la protection de l’environnement et le développement économique, qui se cristallise dans les conflits d’usage. Ces derniers se traduisent dans les débats sur le zonage et le régime juridique des espaces. Les situations saisies en termes de conflits d’usage concernent notamment les zones naturelles et sont beaucoup moins importantes en ville ou dans les espaces périurbains1258 . Dans les îles, la source principale de conflit d’usage est l’aménagement et l’utilisation du littoral, qui sont fortement liés au tourisme . Le problème est posé de manière encore plus nette dans les petites îles, où la surfréquentation touristique durant la saison estivale contraste avec des zones de creux créant des besoins en infrastructure à double vitesse1260 . Les conflits d’usage qui apparaissent dans les îles sont dus aux choix limités d’aménagement en raison d’un territoire circonscrit et d’un changement rapide de l’utilisation des sols. De plus, lorsqu’il s’agit de l’élaboration des plans locaux, c’est très souvent une vision à court terme qui prévaut1261. Or, si la protection de l’environnement dans une île peut justifier des règles plus strictes et restrictives des droits individuels comme le droit de propriété, c’est par le zonage que ces restrictions sont instaurées et inscrites notamment dans les documents d’urbanisme. La résolution des conflits d’usage des sols constitue une procédure d’ajustement de la décision publique. L’instrument classique du droit pour la résolution des conflits demeure le recours au pouvoir juridictionnel qui les transforme en litige — bien que de nouvelles modalités existent dans certains droits nationaux, comme la médiation territoriale en droit français. Cependant, l’application mécanique de ces solutions est limitée dans les îles et les perspectives de résolution de cette contradiction peuvent conduire à des impasses que nous ne rencontrerions pas sur une région continentale. Quand les conflits deviennent l’objet d’une procédure juridictionnel, le juge procède à une hiérarchisation des normes ainsi que des politiques publiques, si cela est prévu dans le système juridique du pays concerné et entre dans les compétences attribuées au tribunal saisi. Le développement économique est un objectif étatique, souvent inscrit dans les Constitutions nationales, au même titre que le droit de la propriété ou la protection de l’environnement 1264. Ces droits et principes sont donc au sommet de la hiérarchie des normes. Dès lors, seul le juge peut établir une hiérarchie entre les biens protégés ou plus fréquemment une conciliation. Les exemples de recours juridictionnel pour résoudre ce type de conflit sont abondants. Dans les petites îles grecques, le Conseil d’État grec considère que la hiérarchisation doit suivre le « principe du développement modéré des écosystèmes vulnérables » 1265 . Ainsi, la construction sur le littoral de l’île de Serifos (Cyclades) a été annulée en raison de la violation du principe du développement modéré, qui avait été pris en compte lors de l’élaboration du Plan local d’urbanisme. Selon la ratio decidendi de l’arrêt, les petites îles ne sont aptes qu’à faire face à un développement modéré. La planification de l’espace constitue une condition essentielle de leur protection, elle doit donc permettre de préserver le caractère local et conserver intact le capital naturel1266 . Les deux études de cas qui sont présentées par la suite présentent des situations où le conflit entre protection du littoral et droit au développement conduit à une impasse. En effet, les conflits dans les deux cas paraissent insolubles et les solutions classiques ne peuvent s’appliquer en raison de l’insularité. L’absence de volonté politique de changer la logique de développement alimente le conflit à Chypre (§ 1). En Grèce, le conflit d’usage semble dépasser la capacité administrative de l’État (§ 2). Dans les deux cas, l’existence d’une méthode normative de prise de décisions territoriales, basée sur les données écologiques des îles, illustrerait la direction à suivre. Finalement, c’est l’absence d’un cadre théorique sur le droit et les politiques publiques des îles qui alimente les conflits. 

Manque de volonté politique pour la protection définitive d’espaces naturels côtiers : l’exemple d’Akamas 

Conformément à la proposition du ministère concernant la limite terrestre de la zone côtière chypriote, la péninsule d’Akamas, à l’extrémité ouest de l’île, en sera couverte en totalité. Lieu sauvage, fondamental pour la diversité biologique en Europe, Akamas n’est pourtant pas à l’abri d’un développement immobilier et touristique. Le manque de volonté politique de protéger définitivement la région a conduit à la construction de certains établissements touristiques, alimentant la perspective de développer la péninsule vers cette direction. Un conflit a éclaté entre les propriétaires privées d’Akamas, souhaitant l’inscription de leurs terrains en zone touristique, et les organisations environnementales, réclamant la création d’un parc national. L’hésitation du gouvernement sur la nécessité d’adopter des mesures pour la protection holistique de la péninsule dans les années quatre-vingt a alimenté le conflit (A). Des mesures protectrices du cœur de la péninsule ont été finalement prises après l’incitation du Conseil de l’Europe et, notamment, par l’adhésion de Chypre à l’UE et la transposition de la directive Habitat (B).

Hésitation gouvernementale pour la consécration d’une protection holistique

 La péninsule d’Akamas, d’une superficie d’environ 230 km², soit 4 % du territoire insulaire sous l’autorité effective de la République de Chypre, est couverte à 39,8 % par des forêts domaniales publiques (v. carte 9)1267. Riche en faune et flore endémique1268, lieu de passage d’oiseaux méditerranéens1270 en Europe. Les huit villages avoisinant la péninsule restent très peu habités1271 , sont éloignés des centres urbains et n’ont pas été influencés par le développement à grande vitesse du reste de Chypre. Le gouvernement chypriote hésite à suivre les résultats des études scientifiques entreprises par des experts nationaux et internationaux, selon lesquelles la péninsule devrait être déclarée parc national (1). En revanche, elle prend des mesures de protection pour une petite partie, la plage de Lara (2).

Premières recherches officielles sur la nécessité de protection d’Akamas, épaulées par les initiatives privées et les institutions internationales

 Akamas est identifié dès 1986 comme « site à conserver en l’état », lors de l’élaboration d’un rapport écologique de la péninsule par le ministère de l’Agriculture et des Ressources naturelles1272 . Cependant, l’adoption d’un plan d’action définitif n’a pas été considérée à l’époque comme urgente et l’idée de désigner Akamas comme parc national est restée à l’état de proposition. Ce premier rapport, qui n’a pas été rendu public, a néanmoins empêché la construction de routes et a permis l’inclusion d’une partie de la péninsule en zone blanche1273 . migrateurs, il s’agit d’un de seuls habitats pour les tortues marines1269 et les phoques Le rapport ministériel et l’interdiction des constructions à Akamas ont fait émerger une scission au sein de la population. D’une part, plusieurs scientifiques ont formé un « Comité de Coordination sur l’environnement d’Akamas », ayant comme objectif d’inciter le gouvernement à prendre des mesures pour la protection du lieu. D’autre part, les individus ayant des propriétés dans la zone blanche ont créé un groupe de pression qui visait à la suppression de ce régime en avançant comme argument la nécessité du respect de leur droit d’exploiter librement leurs propriétés 1274 . Dans la recherche d’une médiation, le gouvernement chypriote demanda l’assistance de la Banque Mondiale. Cette dernière élabora alors une analyse de la situation, un plan d’action pour l’environnement à Chypre et examina dans ce cadre la question d’Akamas. De plus, Chypre demande de l’assistance technique pour la gestion d’Akamas, en inscrivant le projet dans le programme METAP (Mediterranean Environmental Technical Assistance Programme – METAP1275). Complété en 1993, le rapport de la Banque Mondiale suggère l’adoption d’un plan de gestion pour la conservation d’Akamas. Elle examine le conflit entre les propriétaires privés et la nécessité de conservation de la nature et propose l’introduction d’un système de transfert des droits de développement1276. Le programme METAP pour Akamas a été élaboré en deux phases, la première a été achevée en 1993 et la deuxième en 1995. Il a été rendu public en 1996, mais il n’a été jamais adopté formellement. Le document n’a pas été traduit en grec et il est donc resté inaccessible pour une grande partie de la population locale. De surcroît, le public n’a pas été consulté avant l’élaboration du plan, ce qui explique le rejet de ce qu’il proposait. Bien que la conservation de l’ensemble de la péninsule n’ait pas abouti, le gouvernement chypriote adopte des mesures protectrices pour conserver quelques espaces identifiés : les plages Lara et Toxeftra. Loi sur la plage à l’appui et en absence de revendications privées, la protection de l’espace marin a été beaucoup plus facile (2). 

Création de la réserve naturelle à la plage de Lara, confirmant les mesures de protection des tortues mises en place par des initiatives privées

Les mesures contraignantes pour la protection de l’habitat des tortues marines, introduites en 1989 et en 1990, constituent les premières mesures vers la conservation de la biodiversité de la péninsule1277. Cantonnées aux plages voisines Lara et Toxeftra, qui sont situées dans la partie sudouest d’Akamas, ces dispositions instaurent une réserve terrestre et marine d’une superficie de 650 hectares, dont 100 terrestres et 550 marins. L’instauration de la réserve est motivée par les initiatives privées de protection des tortues marines existantes dans la région depuis 1972 notamment entreprises par un couple de scientifiques locaux. Le règlement 273/1990, détaille les activités de pêche défendues dans tout le territoire (art. 13) et énumère les opérations spécifiques à la zone de Lara-Tokseftra (art. 14) 1278. L’article 13 du règlement énonce l’interdiction de tuer, traquer, arrêter, acheter, vendre ou avoir en sa possession des tortues marines, des phoques, des dauphins et des crabes marins et de sable. La seule tentative de commettre une de ces actions est également condamnée. L’achat, la vente ou la possession de tortues ou d’œufs de tortues, de phoques ou de dauphins sont également interdits. L’article 14 fixe les règles spécifiques appliquées à « la zone de Lara » pour les mois estivaux (du 1 er juin au 30 septembre). La loi énonce que pendant cette période il est défendu de conduire ou de faire accoster tout type d’embarcation, avec ou sans moteur, dans une zone de vingt mètres de longueur depuis la plage et sur une longueur de presque neuf kilomètres 1279. Cette distance comprend en effet cinq plages. La pêche est également interdite dans cette même zone (à l’exception de la pêche à la ligne). L’application de ces mesures est assurée par le département de pêche du ministère de l’Agriculture et des Ressources naturelles qui met en place, tous les ans, une station de surveillance de la réserve. Cela s’ajoute à des interdictions terrestres, instaurées dans le même article. L’accès est prohibé à toute personne durant la nuit, sur une aire de quatre-vingts mètres de profondeur de la côte vers la terre et sur une largeur d’environ neuf kilomètres. Durant la journée, la conduite de véhicules sur la plage et en dehors des routes n’est pas permise. L’installation de chaises longues, de tentes, de parasols ou de camping-cars est également prohibée. La seule exception concernant l’accès terrestre est l’autorisation d’utilisation de la route principale qui conduit jusqu’au lieu-dit « Jioni », au Nord de la péninsule. L’institutionnalisation de la réserve organise la protection et permet de concrétiser le « Plan d’Action pour la protection des tortues marines » adopté en 1978 par le département de la pêche. Un système de protection des nids des tortues est initialement mis en place en 1976, ultérieurement approfondi et développé grâce au plan d’action de la réserve. Le département de la pêche travaille avec l’association « Cyprus Wildlife Society » depuis 1989 pour le développement des écloseries. En pratique, les deux acteurs assurent la protection des nids des tortues en plaçant des cages sur la plage et en replaçant des œufs sur des écloseries en cas de besoin. D’après des mesures de surveillance, la population des tortues a connu une augmentation significative 1280 . Globalement, il s’agit d’un système de conservation innovant et efficace tant sur le plan matériel que sur le plan juridique. En tant que tel, il a été salué par les institutions internationales 1281. Depuis 2013, la réserve fait partie des sites protégés par le protocole relatif aux « Aires spécialement protégées » et la « diversité biologique » de la convention de Barcelone. Au niveau du Conseil de l’Europe, Lara est classée en tant que Réserve biogénétique.

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