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La dimension collective des soins

Disciples et confrères : les réseaux de Severino

Les cercles et les réseaux identifiés dans les éléments de biographie, calabrais, du studio, des Incurables et son inscription dans les débats scientifiques européens déterminent, en grande partie, sa correspondance médicale.
Les relations nouées au sein de l’université napolitaine y tiennent une place importante. Parmi les médecins qui lui écrivent pour obtenir un conseil, on trouve d’anciens étudiants de Severino au Studio. Ainsi un ancien étudiant qui a fréquenté les leçons en 1638 et que la maladie a contraint à l’abandon des études, se tourne vers son ancien maître pour obtenir un diagnostic pour son propre cas : “Vengo con questa augurarli il buon stare, e la sua felicità, benche non li sia nota la mia persona sono stato gia discepoli di VS nel studio publico l’anno 1638 (…). Lo supplico per amor di dio di me suo scholaro”115.
D’autres tentent d’obtenir un avis du médecin par l’intermédiaire de ses praticiens. Une lettre d’un certain Rinaldo Cicceri est adressée à son neveu le docteur Gregorio Villano, au domicile de Marco Aurelio Severino contre l’église de San Biagio, sous le campanile de San Lorenzo. Par les informations obtenues au sujet de la « pratique » des étudiants auprès d’un maître, il est fort probable que Gregorio Villano soit en apprentissage auprès de Severino, et qu’il ait la possibilité d’obtenir à la demande de son oncle, un avis sur le cas du Révérend Père Bernardo Sabatini, leur paesano, contraint de demeurer à Rome pour les affaires de sa religion. Ces éléments confirment la renommée de Severino hors du Royaume par l’intermédiaire des liens calabrais et dans ce cas auprès des médecins de la ville de Rome :
• Essendo la di lui fama cossi celebre, nell’alma Città di Roma apressi quelli eccellentissimi medici »116.
En 1655, une lettre est envoyée par le père d’un élève de Severino au sujet de la mère de ce dernier :
• Il Sr Mauro Antonio io padre del Sr Zitto Bartone suo discepolo et servitore in detto che scrivesse a VS il male della moglie (…) Con tutto cio la Madre del Sr Zitto desidera qualche remedio dalle sue manii potrà VS consolarla”117.
Les liens universitaires peuvent donc se croiser avec ceux qui naissent du “pays” et dans le cas de Severino, de la Calabre. L’influence des cercles culturels calabrais et des médecins qui en sont originaires apparait d’ores et déjà dans la construction du réseau médical « invisible » des correspondances et dans les relations entretenues par le chirurgien.
On trouve en particulier une lettre datée du jour de la Saint Xavier 1641 de Diego Ragusa alors médecin des jésuites à Cosenza. Ce dernier, originaire de Carolei118 en Calabre expose à Marco Aurelio Severino (« mio zio preferito »), les cas de deux patientes, l’une âgée de 50 ans et l’autre de 20 ans, qui souffrent de douleurs et de paralysie, et échange également des informations au sujet d’une substance médicinale, la manne, récoltée dans le Gargano.
Par divers moyens, ses compétences arrivent à la connaissance de médecins et d’habitants d’autres territoires. Une lettre est envoyée de Rome, sans être ni datée, ni signée, au sujet d’un homme originaire de Calabre âgé de 45 ans qui habite à Rome depuis 26 ans. Selon les derniers mots de la lettre, le médecin, lui aussi calabrais, en appelle à Severino pour traiter le cas de leur compatriote (« paesano ») :
«Hora si desidera dal Sr Marc Aurelio Severino, nostro Paesano un consiglio, et un remedio opportuno, tanto per guarire l’ulcere del naso, flussione d’occhi, reprimere il Catarro, rinfrescare il fegato, et in particolare dar qualche remedio celebre, che non passino avanti, l’ulcere del naso, quando fusse di senso di dar l’untione, che fin a settembre, non si potrebbe pugliare, si per debolezza, come per esser la staggione troppo avanti “119.
Il serait cependant inexact de résumer la correspondance de Severino à ses réseaux. Des malades n’entretenant aucun lien préalable d’aucune sorte initie un échange épistolaire avec lui pour obtenir un conseil médical, en raison de sa grande renommée.
Le « bouche à oreille » joue pleinement son rôle dans la transmission des informations comme le montre l’exemple de l’archiprêtre d’Alcalmo en Sicile qui écrit à Severino le 25 juillet 1631, alors que, âgé de 51 ans, il souffre de paralysie. Lors d’une rencontre avec un patron de barque napolitain du nom d’Antonio Bianco, ce dernier lui conseille pour soigner son mal de solliciter le chirurgien Marco Aurelio Severino des Incurables, qui d’après le marin, est déjà parvenu à soigner d’un mal similaire un homme de Torre del Greco :
• Il caso che capito ci in Alcalmo un patron de barca chiamato Antonio Bianco napolitano, et meravigliandosi della mia tremolentia de nervi, disse che in Napoli si ritrova il Sigr Marc’Aurelio Severino cerurgico, che medica all’hospitale delli incorabili che tiene in chiaro nel decreto di guarire questa mia infermità, sicome de fatto vidde haverne guarito uno della torre del greco”120.
A première vue, les médecins qui écrivent à Severino, et en particulier ses anciens étudiants, s’en remettent sans hésitation à leur ancien maître, en se plaçant directement sous son autorité. Néanmoins, les rapports qui se construisent à travers la correspondance peuvent être plus complexes. Parmi les médecins qui lui écrivent, certains n’entendent pas déléguer entièrement leur autorité sur le malade, et d’autres recherchent également à favoriser leur intérêt personnel.
Un médecin d’Ottaviano, en Terre de Labour non loin de Naples, souhaite mettre en place une thérapie combinée entre Severino et lui-même. Il recommande que la patiente et son mari se rendent à Naples pour obtenir la prescription de Severino, et que la cure se déroule ensuite sous son autorité à Ottaviano : «Questo huomo per negotii, che ha in Ottaviano non puo trattenersi assai in Napoli. Priego VS a dar principio a medicarla e poi scrivermi quello si dovrà seguitare che io faro continuare la cura”121.
D’autres envisagent de retirer quelques avantages du succès qu’obtiendrait une thérapie prescrite par le chirurgien. On trouve en particulier le cas de Luca Antonio Piscinello qui présente le cas d’un pauvre travailleur (« povero faticatore ») victime d’une chute d’un arbre haut de 12 à 14 palmes, qui a ensuite dévalé le terrain à terre. On apprend que pendant trois jours de nombreux médecins se sont succédés et ont tous estimé qu’il n’y avait plus aucun espoir et ne lui ont donc prescrit aucun remède. Appelé le troisième jour, Piscinello tente de soigner le malade et parvient à améliorer un peu son état. Il décide de se tourner vers Severino pour obtenir un conseil pour continuer la thérapie, non seulement pour la santé du malade, mais aussi pour sa propre réputation. Il rapporte dans sa lettre que de nombreux médecins se rendent au chevet du patient, pour s’assurer qu’il ne soit pas encore mort :
• Supplico mi faccia gratia due righe di quale che meglio parerà a VS di fare per servitio di detto povero infermo che ne havera merito da VS per esser povero caricho di fameglia et per mia ruptatione mentre che vengono li medici a veder l’infermo per accertarsi che non sia morto ancora”122.
On comprend à travers ces lignes tout l’intérêt pour Piscinello de réussir, grâce à l’aide de Severino, une guérison estimée par de nombreux autres médecins impossible. La correspondance est donc aussi un moyen pour les médecins d’assurer leur propre réputation.
Bien qu’ils reconnaissent l’autorité de Severino dans son domaine, les médecins « locaux » restent des intermédiaires avec les patients et leurs proches et ne se désinvestissent pas de cette relation. Les réseaux de Severino, rassemblant disciples et confrères qui cultivent pour le chirurgien une forme d’admiration façonnent les voies de circulations des savoirs et des remèdes médicaux.
Les lettres adressées au chirurgien permettent aussi d’apprécier et de caractériser les acteurs et des éléments de la pratique médicale dans le Royaume.

Soigner dans le Royaume de Naples

La multiplicité des praticiens : complémentarité et concurrence

Les lettres mettent en valeur la diversité des acteurs du soin qui se proposent d’offrir aux malades un espoir de guérison dans le Royaume. Aux côtés des médecins physiciens, on trouve les chirurgiens empiriques et des spécialistes de certaines pathologies, comme les oculistes. Les simplistes, qui disposent du savoir sur les plantes assurent également le rôle de thérapeutes. On constate surtout, outre la diversité des options médicales, qu’elles ne s’excluent pas les unes des autres. Pour venir à bout de la maladie, les malades recourent à ces différents acteurs au long de leur parcours, sans qu’on puisse définir de véritables critères.
Par-delà les différentes spécialités, Laurence Brockliss et Colin Jones ont aussi démontré, dans le cas français123, que les patients ne recourraient pas à un seul praticien, même au cours d’une seule maladie. Il était normal pour les médecins de faire appel à leurs collègues et de rechercher leur avis pour établir le diagnostic ou la prescription du traitement. Des médecins célèbres, comme Lazare Rivière, étaient convoqués au lit des patients d’autres médecins, lesquels étaient parfois des inconnus124. La correspondance de Severino, en amenant à des constats voisins, permet non seulement de saisir le dispositif médical dans sa diversité, mais aussi les usages que les malades pouvaient en faire.
Le recours au soignant, gradué ou empirique, n’est pas nécessaire à la prise d’un remède. Les malades tentent de répondre d’eux-mêmes à la maladie en s’administrant diverses substances. Avant de consulter un médecin, un malade qui souffre d’ophtalmie décide de prendre diverses pilules et de s’appliquer des pansements à l’aide de tissu. Il continue un traitement pendant 30 jours à base de décoction de salsepareille et de gaïac.
• Subito pigliai diverse porghe con pilloli si fece dui rotterii et pigliai per venti giorni il decotto di salsa et ligno santo, en non giovano cos’alcuna, andar di giorno in giorno peggiorando”.
Devant la persistance du trouble visuel, il choisit de faire appel au médecin, dont les remèdes ne varient guère de ceux que le malade s’est de lui-même administrés : pilule et décoction de salsepareille. Mais il ordonne également le recours à la chirurgie dans le cadre de la médecine évacuative par les sangsues, saignées et cautères au cou et à la jambe. Face à l’échec de cette thérapie, le malade recourt de nouveau à des médecins physiciens, puis à l’empirique spécialisé dans le soin des yeux, l’oculiste :
• venne il medico et ordino infiniti remedii di medicine, pilloli, decotto di salsa senguesughe a basso, sagnie, dui cauterii uno al collo et uno alla gamba, ne hanno giovato cosa alcuna anzi sono andato peggiorando di maniera che dov’e luce assai vedo alcanto mi pare che tutto sia storto: et havendo fatto guardare da persone esperte cosi fisici come ocularii non hanno potuto scorgere alcuno principio di cataretta stando l’occhi come fassero sano”.
La lettre adressée par un ancien élève de Severino montre que le malade a multiplié les avis sur la maladie, en consultant plusieurs médecins et en prenant conseil auprès d’un simpliste. Elle met également en valeur la mobilité du malade, originaire de la ville de Giugliano en Terra di Lavoro. Il consulte dans un premier temps un médecin de la ville de Naples, et plus précisément du quartier de la Sanità. Viennent ensuite les médecins de sa terre de Giuliano, puis celui de la terre voisine d’Aversa. Enfin, un simpliste renommé de Giugliano tente plusieurs remèdes à base d’herbes, de poudres et d’iris puant, sans succès :
• Primo fu osservato in Napoli dal medico della Sanità (…) Secondo fu osservato in luglio dal medico di mia terra e dal medico Aversano (…) poi ritornato a Giugliano a di 23 o 22 di luglio mi posi a letto la dove al presente me ritrovo benche havesse pigliato nel mese di settembre un’altra medicina in forma pilalari ma ritrovandosi il stomaco ofesso no potei pigliare li sciroppi di sequillace e coi dopo alcuni giorni per mano d’un vecchio buon semplicista pigliai certo succo d’herbe ma non fe niente, et di piu mi diede un’altra polvere et ne anco niente, ancora la spatula fetida”125.
Outre les diverses catégories de soignants, les malades peuvent consulter plusieurs médecins et multiplier ainsi les avis et les traitements. Dans la description du cas de la mère du praticien Zitto Bartone, son père raconte avoir déjà consulté de nombreux médecins :
• quando il male ci travaglia anche tentiamo di far molti remedii per vincerlo, tutte volte quando non succede l’intanto se bene palesare il morbo a molti medici farsi fra tanti vi trovasse alcuno che havese qualche suo secreto il quale applicato partorisce la salute”126.
L’exposition du cas d’un travailleur tombé accidentellement d’un arbre par le Dr Luca Antonio Piscinello adressée à Severino le 13 octobre 1654, suit le déroulé des différentes étapes du soin. L’accident a lieu le 15 septembre aux alentours de 17h. La chute d’environ 12 ou 14 palmes et la descente en tonneaux font apparaitre chez le travailleur une partie livide et décortiquée de la taille d’un ducat au bas de la colonne vertébrale, qui se trouve privée de sensation. En même temps, un gonflement du ventre apparait, de l’estomac au pubis. Les premier, deuxième et troisième jours, plusieurs médecins sont appelés et concluent qu’il n’y a plus d’espoir pour le malade et ne lui donne donc aucun remède. Le troisième jour, Luca Antonio Piscinello est appelé à son tour et met en place un traitement :
• Venerdi 15 di settembre passato fu le 17 hore cosco un povero faticatore da sopra un arbore non piu che 12 o 14 palmi alto et percosse delle natiche sul terreno in modo che ne restorno parte livide et decorticata la grandezza d’un docato la pelle giusto sul mezzo di esse dove finice ma pisna del dorso et comicia la codola, nel istesso punto resto privo il patiente di moto dal mezzo di giu, a segno tale che le cosse gambe e piedi, come d’un modo non haveano senza alcuno ne sentiva l’infermo quando che le pungevano pero stavano calde. De piu nel istesso tempo se li gonfio la regione del ventre da sotto la boca dello stomaco fino al pettignone con una grandissima durezza furono chiamati piu medici il primo secondo et terzo giorno, et tutti li diedero sentenza di morte, et nessuno vuole applicarvi remedio. Il terzo giorno circa vespro fu chiamato io alla cura”127.
Les médecins peuvent aussi se rendre à plusieurs auprès d’un patient. Dans la lettre envoyée de Gallipoli par le Dr Francesco Antonio Russo le 11 février 1639 au sujet d’une enfant de 10 ans atteinte d’un ulcère à la main, il précise se rendre en visite accompagné d’un autre médecin : Essendosi chiamato a visitare una donna quale in compagnia d’un altro medico visita”128.

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