La « quête de sens », faire d’une notion floue un objet sociologique

Au début du mois d’avril, un article du Monde au titre évocateur, « En poste dans l’humanitaire, j’avais perdu le sens de mon travail » , attire notre regard : Sarah, 28 ans, ancienne manager dans une ONG humanitaire, y relate son parcours et décrit la désillusion qui a été la sienne face au monde de l’humanitaire. Son récit est marqué par la conscience d’un énoncé paradoxal – « petite expérience, mais assez pour que je perde le sens d’un boulot pourtant censé en avoir tant » commente-t-elle. C’est bien l’étonnement du lecteur que le titre de l’article cherche à susciter : comment l’humanitaire, vécu sur le mode de l’« évidence » mais aussi souvent du « [fantasme]» par de jeunes diplômés en « quête de sens », peut-il être remis en cause justement au nom d’une « perte de sens » ? C’est cette question du « sens », conjuguée tour à tour sur le mode de la « quête » et de la « perte » qui est au centre de notre étude, dont le témoignage de Sarah nous a semblé emblématique, à plusieurs titres. Tout d’abord, le récit de Sarah met à jour le « décalage » qu’il peut y avoir entre les « idéaux » et la « réalité » dans les secteurs par excellence du « sens», dont l’humanitaire fait partie. Mais plus encore, son récit témoigne de la nébulosité de la catégorie du « sens », pourtant employée comme une catégorie évidente, transparente, qui ne gagnerait pas à être définie. Le « sens » est tout d’abord associé, sur le registre de la « quête », à « l’impact social » et à la « capacité à changer la vie de personnes vulnérables » . Si cette sémantique de la « quête de sens », qui en fait un synonyme d’utilité sociale, est la plus attendue, la déclinaison de la « perte de sens » au travail fait ressortir d’autres éléments : Sarah dénonce dans son texte « [la] course à la promotion, [les] ambitions démesurées, [la] compétition entre les gens, [le] harcèlement, [les] heures de travail interminables, [la] pression » . Ce sont finalement ces conditions de travail qui conduisent à une remise en cause idéologique de l’humanitaire, au nom de ses « dérives », et, plus généralement, de la notion de « développement » dans ses fondements philosophiques. La catégorie du « sens » est donc, on peut le voir, convoquée pour parler aussi bien des valeurs défendues par une organisation ou une profession que des conditions de travail qui sont celles des salariés. Loin de minimiser l’importance des conditions de travail, voire leur gravité quand elles sont néfastes pour la santé physique et mentale des salariés, notre approche, si elle se veut scientifique, doit alors proposer une déconstruction sémantique de la notion de « quête de sens », pour ne pas tomber dans le piège d’un discours nébuleux : de quoi parle-t-on au nom du « sens » au travail, vécu aussi bien sur le mode de la « quête » que de la « perte» ? Comment s’y retrouver dans la multiplicité des catégories auxquelles nous renvoie cette notion, tantôt synonyme d’utilité sociale, de bonnes ou de mauvaises conditions de travail ou même de catégories tout aussi nébuleuses que celle du sens, « l’humain »  par exemple ?

Au sein de l’association Circulations, notre terrain de recherche, quelle place est donnée au « sens » et sur quel mode, celui de la « quête » ou celui de la « perte », se conjugue-t-il ? On a pu y croiser, au fil de notre enquête, des discours enthousiastes sur le « sens », les « valeurs », « l’humain » : c’est le cas d’Hippolyte, qui, après un service civique au sein de Circulations, continue à travailler dans le secteur du développement durable.

Effectivement même si y’avait des aléas, managériaux et tout, c’était quand même une expérience qui m’a permis de vraiment remettre les bases du social, de l’environnement et quelque chose qui finalement me tient à cœur, c’est justement d’accompagner, d’être à l’écoute des gens… […] Et quand on me disait « c’est pas du travail ce que tu fais », bah si c’est du travail parce que c’est donner du sens. Et c’est apporter du sens premier qui va faire que tu vas être motivé et que tu vas travailler. Entretien numéro 4 : Hippolyte, ancien service civique chez Circulations, chargé de projet au Ministère de l’Environnement, bac +5 en relations internationales, 26 ans À côté de ces discours du « sens », où la notion est si centrale qu’elle devient la définition même de ce qu’est le travail, coexistent des discours plus nuancés, voire désillusionnés, sans pour autant que cette remise en cause du « sens » au travail conduise à un désinvestissement de l’espace professionnel. C’est le cas de Béatrice, salariée chez Circulations depuis plusieurs années, qui, lors de notre entretien, met à distance l’exceptionnalité du monde associatif sur un ton empreint d’humour : « ok c’est de l’associatif mais on reste des travailleurs exploités pour leur force de travail ! » lance-t-elle en riant. Quant à ses perspectives de carrière, elles ne semblent pas se restreindre au secteur associatif : « je suis pas une travailleuse sociale », insistet-elle, « le boulot que je fais, je pourrais le faire dans n’importe quelle boîte » .

Au sein d’un même espace cohabitent donc des discours contrastés et des trajectoires vécues aussi bien sur le mode de l’enchantement au nom de la « quête de sens » que de la désillusion et de la lucidité, qui ne riment pas nécessairement avec un détachement de l’espace de travail. Comment l’espace organisationnel produit-il des vécus aussi distincts ? Qui sont ceux qui tiennent le discours du « sens» et ceux qui tiennent juste – ce qui n’est pas rien non plus – à leur travail ? Et enfin, qui sont ceux qui quittent cet espace professionnel et vers quel type d’organisations s’orientent-ils ? C’est donc la rupture nette entre deux discours qui cohabitent pourtant au sein du même espace, celui de la « quête de sens » et celui de la « perte de sens », que nous cherchons à comprendre.

Comment comprendre, au sein d’un même espace, le passage du discours de la «quête de sens » à celui de la « perte », qui convoque alors de nouvelles interrogations : quand la rhétorique du « sens », elle, ne tient plus, qu’est-ce qui fait tenir au et dans le travail ?

La « quête de sens » comme objet théorique : des débats sur l’analyse du travail aux débats épistémologiques 

Nous nous sommes donc efforcée, pour éviter les écueils définitionnels, d’adopter d’emblée un recul critique envers la question du « sens », en approchant ce concept sur le mode du doute : si les emplois vernaculaires du « sens » ne se posent pas la question de sa signification, nous devons la considérer dans une approche scientifique comme une notion floue, dont il nous faudrait déconstruire les usages, à l’échelle organisationnelle comme individuelle, pour nous défaire de ses ambiguïtés– entre un sens premier qui renvoie à l’utilité sociale et des usages qui renvoient en creux aux conditions de travail. Par ailleurs, la revendication d’une « quête de sens » au travail présuppose une hypothèse, loin d’être vérifiée, selon laquelle une occupation professionnelle n’aurait pas d’utilité intrinsèque en soi, alors même que l’emploi semble un lieu hautement significatif en tant que « fondement même de la vie sociale : source principale de revenu, mais aussi marque de statut social » . Pour mieux mettre à jour les présupposés qu’implique la notion de « quête de sens », il nous semble nécessaire de présenter la littérature sociologique dans laquelle elle s’inscrit, afin de montrer en quoi ce concept vernaculaire peut aussi être un objet théorique pertinent. Tout d’abord, la « quête de sens », quand on la comprend comme une exigence d’utilité sociale dans le travail, inscrit notre étude dans des réflexions sociologiques sur le lien qu’entretient le monde associatif envers la notion d’utilité sociale. L’ouvrage de Matthieu Hély, Les métamorphoses du monde associatif, propose une analyse socio-historique de la notion : le secteur associatif et l’utilité sociale sont tout d’abord associés par le biais d’une réglementation publique, la jurisprudence du 30 novembre 1973, qui exonère d’impôts une structure associative au nom de son « utilité sociale », concept qui est alors repris dans le Code général des impôts , en la définissant comme « toute réponse à un besoin qui n’est pris en charge ni par l’Etat, ni par le marché ». Cette notion d’utilité sociale est « invoquée de façon croissante par le secteur associatif », au point de devenir un argument de l’unité du monde associatif et le « principe au cœur des jeux et des enjeux des entreprises associatives ». Cependant, l’analyse du lien entre monde associatif et utilité sociale dessine un tableau plus complexe que les organisations associatives ne le laissent entendre. L’utilité sociale serait, comme la notion de « sens », caractérisée par une nébulosité problématique : « la définition du principe sur lequel repose l’unité de l’espace social constitue elle-même l’enjeu d’une lutte symbolique, puisqu’elle implique un classement des entreprises associatives en fonction de leur contribution à l’utilité sociale » . Nous retiendrons cependant les critères proposés par l’administration publique pour définir l’utilité sociale – la « gestion désintéressée » de l’association et la non-concurrence envers les entreprises lucratives – en notant que, si l’utilité sociale n’est pas synonyme d’intérêt général, elle se rapproche souvent d’une « mission de service public » . Dans le cas de Circulations, l’utilité sociale peut initialement être définie comme la promotion de solutions liées aux Objectifs de Développement Durable défendus par l’ONU, même si nous interrogerons l’évidence de cette utilité sociale au cours de ce travail.

Table des matières

Introduction générale : la « quête de sens », faire d’une notion floue un objet sociologique
La « quête de sens » comme objet théorique : des débats sur l’analyse du travail aux débats
épistémologiques
Circulations, le point de départ empirique d’une étude sur la « quête de sens »
Une méthodologie plurielle pour étudier la « quête de sens » au travail
La « quête de sens » : de la fabrication organisationnelle de la légitimité aux multiples
valorisations du travail
I. Circulations, une organisation hybride : conjuguer « quête de sens » et quête de légitimité dans un secteur concurrentiel
1) Circulations, entre association et think-tank : informer et réunir les acteurs du
développement durable
1.1. Produire une information experte et originale
1.2. Réunir les acteurs d’un secteur aux contours flous
2) Le « sens du jeu » : stratégies individuelles et organisationnelles de distinction
2.1. La « logique du coup double » : de la défense d’objectifs de développement durable
à la fédération d’une élite
2.2. Se distinguer stratégiquement dans un champ
3) Entre « quête de sens » et quête de légitimité : la rhétorique de la justification face à
une position dominée dans le champ de l’ESS
3.1. Entre mondanité et marginalité : « la forme dominée d’une économie dominante »
3.2. « Mais ça sert à quoi ? » : la rhétorique de la justification
II. Les « carrières du sens » : le registre de la vocation, sur le mode de la transition
1) L’entrée dans le secteur associatif : autodidactes ou héritiers ?
1.1. Le registre de la vocation autodidacte
1.2. Des héritiers malgré eux : un ethos du désintéressement malgré l’hétérogénéité du
groupe
2) Une pluralité d’expériences transitionnelles : de la variété des modes d’« intégration »
2.1. Les administrateurs : entre « intégration professionnelle assurée » et attachement
civique complémentaire
2.2. Les dirigeants exécutifs : la transition dans l’attachement pérenne au groupe
2.3. Des entrants sur le marché du travail : une expérience de jeunesse
3) De la « quête » à la « perte de sens » : quitter un travail qui use
3.1. Une approche matérialiste et dynamique pour penser l’usure
3.2. Quitter l’association : la défection comme unique mode de projection dans d’autres
types de liens
III. Ceux qui restent : l’investissement dans le travail associatif au nom de registres de valeur insoupçonnés
1) Un rapport contraint à l’emploi qui laisse entrevoir ce dont on ne veut pas
1.1. Des discours marqués par l’hésitation
1.2. … avec des modèles-repoussoirs comme repères
2) Vers d’autres registres de valeurs : des attachements « complémentaires et entrecroisés »
2.1. La rhétorique de la famille : le développement d’un lien de filiation inattendu
2.3. Le lien de citoyenneté : la mise en œuvre d’un ethos moral
3) La valorisation du travail « en train de se faire » : de la désillusion au « vrai boulot »
3.1. Le travail investi au nom du plaisir intellectuel et esthétique
3.2. Le plaisir du travail bien fait : le travail associatif comme travail ordinaire
Conclusion générale 

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