Faire des mathématiques, enseigner des mathématiques

L’Accès au Littéral et à l’algébrique : un Enjeu du Collège

« Le calcul algébrique est un outil. Pour quoi faire ? L’idéal serait que cet outil n’apparaisse pas comme un carcan rigide ne servant à rien d’autre qu’à s’enrichir lui-même et fonctionnant à vide, mais au contraire comme un moyen de simplifier les problèmes. Bref, que cet outil soit construit comme réponse à des classes de problèmes. »(Conclusion d’un groupe de travail IREM animé par F. COLMEZ).
« L’usage de symboles et de lettres a mis longtemps à se dessiner. Cependant le calcul algébrique a été possible sans recours aux symboles et aux lettres, ce qui a été néanmoins un obstacle à son développement. Notons que pour certains, les symboles n’étaient pas nécessairement une aide. Si Herigone, vers 1645, écrit : « J’ai inventé une nouvelle méthode pour formuler des démonstrations, résumée et intelligible, sans usage de quelque langage », Hobbes, le philosophe, rétorque vers la même époque : « Les symboles sont pauvre mesquinerie, même en tant que nécessaire échafaudage de démonstration. Les symboles, même s’ils raccourcissent l’écriture, ne font pas comprendre plus vite que si c’était écrit en mots… car il y a un double travail de l’esprit, l’un de réduire les symboles en mots qui sont eux-mêmes symboles, l’autre d’atteindre aux idées dont elles sont le signe ».
Peut-on gommer de notre enseignement les errements historiques et faire comme si l’usage des lettres et du symbolisme allait de soi ? »
(Chevallard)

Algèbre : approche historique et épistémologique

Au début étaient les problèmes !
Que ce soit au 18ème siècle avant Jésus Christ, à Babylone, ou au 3ème siècle avant Jésus Christ, avec Euclide, ou au 3ème siècle après Jésus Christ, avec Diophante, on retrouve dans l’histoire le rôle fondamental des mathématiques : résoudre des problèmes. Si à chacune de ces époques on assiste à une résolution essentiellement géométrique, on voit aussi poindre les algorithmes qui nous emmèneront vers les équations. Diophante va déjà loin dans cette voie, en utilisant explicitement « un nombre qui possède en soi une quantité indéterminée d’unités » dénommé « arithme ». Puis vint Al Khwarizmi !
C’est toujours à des problèmes de toutes sortes (problèmes d’héritage entre autres) que se consacrent les mathématiciens arabes au 9ème siècle. Mais l’un d’entre eux, Al Khwarizmi, originaire de Bagdad, va introduire une rupture fondamentale : en regroupant différentes sortes de problèmes qui se résolvent par le même algorithme, il déplace l’objet d’étude qui devient la résolution d’équations. Nous allons rapidement examiner deux aspects de sa « méthode » : tout d’abord les transformations de base qui permettent de ramener tout problème à une forme canonique ; ensuite la validation des algorithmes de résolution par la géométrie. Pour aider à la lecture, nous traduisons son texte en utilisant des « lettres », mais nous insistons sur le fait qu’il n’y a pas de x et de x² chez lui, ce qui montre bien la distinction essentielle entre l’algèbre et la littéralité. Les transformations de base :
· (d’où vient le mot algèbre), qui peut se traduire par compensation, restauration, remplissage, reboutement, … (au 16ème siècle, en Espagne, un « algébriste » était un rebouteux !)
Exemple : « Si 3 choses diminuées de 5 valent 2 choses, je compense avec 5 ; alors 3 choses diminuées de 5 et augmentées de 5 valent 2 choses augmentées de 5 ; 3 choses valent donc 2 choses et 5. »
Traduction moderne :
3x – 5 = 2x
3x – 5 + 5 = 2x + 5
3x = 2x + 5

Il s’agit de supprimer les « – ».· qui peut se traduire par mise en opposition, confrontation, balancement :
Exemple : »Si 3 choses valent deux choses et 5, alors 1 chose vaut 5. »
Traduction moderne :
3x = 2x + 5
x = 5
Il s’agit de regrouper les termes semblables dans un même membre (celui où elles sont en nombre positif, car il n’y a pas de négatif chez Al Khwarizmi).
Exemple : » Si 2 carrés et 42 valent 20 choses, alors 1 carré et 21 valent 10 choses. »
Traduction moderne :
2x² + 42 = 20x
x² + 21 = 10x
Autre exemple :  » Un demi-carré vaut 5 choses et 3, alors 1 carré vaut 2 fois 5 choses et 2 fois 3  »
Traduction moderne :
x ² = 5x + 3
x² = 2 5x + 2 3
x² = 10x + 6
Il s’agit ici de multiplier ou diviser les deux membres par un même nombre pour arriver à une forme canonique.
On voit combien ces transformations sont proches de celles que nous enseignons à nos élèves (ajouter ou retrancher…; multiplier ou diviser …. ).
La résolution par la géométrie :
Al Khwarizmi étudie les équations du 1er et 2ème degré en les ramenant à l’aide des transformations ci-dessus à l’une des 6 formes canoniques (en langage moderne) :
ax² = bx ; ax² = c ; bx = c ; x² + bx = c ; x² + c = bx ; bx + c = x²
[1]Cette partie sur l’aspect historique s’appuie beaucoup sur le travail de Jean-Paul GUICHARD (IREM de Poitiers) et a pu bénéficier de remarques et compléments éclairés d’Evelyne BARBIN et de Henri PLANE (IREM de Paris VII).

Viète invente le calcul littéral
En 1591, Viète écrit son « Introduction à l’Art analytique ou Algèbre nouvelle », ouvrage dans lequel il généralise et formalise l’utilisation des lettres :
« Afin que cette méthode (la mise en équation) soit aidée par quelque artifice, on distinguera les grandeurs données des grandeurs inconnues et cherchées en les représentant par un symbole constant, invariable et bien clair, par exemple, en désignant les grandeurs cherchées par la lettre A ou par toute autre voyelle, E, I, O, U, Y, et les grandeurs données par les lettres B, C, D, ou toute autre consonne. »
Mais si Viète crée un tel langage, ce n’est pas pour formaliser l’écriture, mais, comme il le dit dans son traité, pour se donner de nouveaux outils pour résoudre les problèmes.
On peut noter qu’on a régressé dans cette formalisation, et quand nos élèves de 3ème découvrent « l’équation » y = mx + p, ils se demandent bien quel est le statut de chacune de ces lettres.
Descartes systématise la « résolution par l’algèbre »
En 1637, Descartes initie une méthode qui va porter son nom, la méthode cartésienne, méthode qui consiste à « algébriser la géométrie ».
Descartes opère ainsi un renversement systématique entre l’algèbre et la géométrie : en effet, jusque là les mathématiciens démontraient leurs algorithmes de résolution par la géométrie, comme on l’a vu chez Al Khwarizmi, en s’appuyant sur le livre V d’Euclide sur la mesure. Lui indique comment résoudre « tous les problèmes » de géométrie par l’algèbre :
« Ainsi voulant résoudre quelque problème, on doit le considérer comme déjà fait, et donner des noms à toutes les lignes, qui semblent nécessaires pour le construire, aussi bien à celles qui sont inconnues qu’aux autres. Puis sans considérer aucune différence entre ces lignes connues, et inconnues, on doit parcourir la difficulté, selon l’ordre qui montre le plus naturellement de tous en quelle sorte elles dépendent mutuellement les unes des autres, jusqu’à ce qu’on ait trouvé moyen d’exprimer une même quantité de deux façons : ce qui se nomme une Équation. »
L’algébrisation des problèmes va donner une importance croissante au calcul littéral, en systématisant la manière de s’en servir pour leur résolution.
En 1798, Condillac, dans la « Langue des calculs » dit : « Les mathématiques sont une science bien traitée dont la langue est l’algèbre ».
L’algèbre et l’analyse
En regardant les lettres x, y, … non plus comme des quantités fixes, connues ou inconnues, mais comme des quantités variables, l’algèbre rejoint l’analyse. La force simplificatrice de l’algèbre va s’imposer chaque fois qu’elle le pourra dans ce domaine de l’analyse : travail sur des quantités infinitésimales, dx, dy, … ; algébrisation des limites, …
Et nos élèves de lycée ne s’y trompent pas : ils s’attachent très vite aux formules sur les dérivées
(f +g ) ‘ = f ‘ + g ‘ , … , en oubliant le concept délicat de dérivée en un point.
Le domaine des structures
Avec Gauss, Grassmann, Cayley, Boole, … les calculs vont porter sur des objets de plus en plus divers : congruences, vecteurs, matrices, ensembles, éléments logiques … et vont donner naissance au 19ème siècle à l’algèbre symbolique qui assure une nouvelle rupture : ce ne sont plus les « choses » désignées par les lettres, « choses » de plus en plus quelconques et diverses, qui vont être objet d’étude, mais les opérations que l’on effectue sur elles. C’est l’arrivée des structures, groupes, anneaux, corps, espaces vectoriels, … , et la structure suprême, celle qui gère 3 opérations, 2 internes et une externe, et les liens qui les unissent : l’algèbre !

L’algèbre et l’enseignant (de mathématiques)

Si vous demandez à un enseignant de collège ce qu’est l’algèbre, il vous dira l’accès au littéral, à la résolution d’équations, et à leur utilisation pour résoudre des problèmes. Si vous demandez la même chose à un universitaire, il vous répondra les structures, et vous demandera de préciser s’il s’agit d’algèbre générale, d’algèbre linéaire ou multilinéaire, d’algèbre de Boole… Voilà des contenus bien différents pour la même étiquette !
Mais si vous rencontrez un collègue ayant franchi la cinquantaine (il y en a encore en activité !), lui vous dira qu’il se demande bien au fond ce qu’est l’algèbre : avant 1970 il enseignait au long du collège arithmétique et algèbre, faisant un raccourci de Diophante à Descartes en passant par Viète. En 1970, on lui apprend que l’algèbre, ce n’est pas du tout ça : c’est l’arrivée des mathématiques modernes, et l’étude des structures, une transposition de l’université au collège qui a coûté très cher. Il s’en remet péniblement lorsqu’en 1978 on remet un peu plus à l’honneur les nombres, remettant à une plus juste place la construction de leurs ensembles. En 1986, il voit disparaître le mot algèbre. C’est dans les travaux numériques qu’il retrouve ce qu’il faisait avant 1970, renouant en ceci avec l’histoire.
Dans ces programmes de 86, ainsi que dans ceux de 96 qui leur sont très proches, on peut cependant regretter de n’avoir pas conservé un minimum de structures, pour mettre en évidence, outre les propriétés usuelles des opérations (naturelles chez beaucoup d’élèves), la distributivité comme lien essentiel entre multiplication et addition, l’existence de symétriques, opposé et inverse, comme validation de la résolution des équations.

L’algèbre, le collégien, le lycéen, et l’étudiant (en mathématiques)

Les programmes de 1986 ont donc remis à l’honneur la première partie de l’histoire de l’algèbre : s’attaquer à des problèmes d’arithmétique, comme Diophante ; apprendre à traduire les problèmes dans un langage symbolique qui ne soit pas contingent à la réalité, mais à des règles clairement établies, comme Viète ; utiliser ce langage pour transformer le problème en équation comme Descartes ; apprendre à ramener de telles équations à une forme canonique (bx = c ; au collège éventuellement ax² = c) comme Al Khwarizmi. Il est important qu’une telle démarche scientifique, même si elle est difficile, soit enseignée à tous, c’est à dire au niveau du collège.
Si notre collégien devient un lycéen scientifique, il abordera la deuxième partie de l’histoire, celle qui donna naissance à l’analyse : il verra que ces deux domaines ont des finalités très différentes, qu’on pourrait caricaturer en disant que l’algèbre est la science de l’exactitude, alors que l’analyse est celle de l’approximation. Il comprendra que tout ce qui peut s’algébriser dans l’analyse en sera simplifié (algèbre des limites, … ). Il apprendra que l’analyse est indispensable pour certaines équations (existence et unicité d’une solution sur un intervalle d’une équation du type f(x) = l ), voire, plus tard, pour établir certains résultats fondamentaux en algèbre, comme le théorème de d’Alembert (tout polynôme du nième degré à coefficients complexes a n racines complexes distinctes ou confondues) qu’il est impossible de montrer avec une démarche purement algébrique.
Si, de lycéen scientifique il devient étudiant en mathématiques, il aura accès à la troisième partie de l’histoire : celle des structures.
En ceci, on peut dire que l’ensemble de ce cursus est cohérent, et en tout cas validé par l’histoire !
Quelques réflexions didactiques

Faire des mathématiques, enseigner des mathématiques

Qu’est-ce que faire des mathématiques ? Voilà une question bien vaste et bien ambitieuse à laquelle nous n’avons certes pas la prétention de répondre dans sa globalité. Mais au regard de l’histoire, nous pouvons dire qu’à l’origine, faire des mathématiques, c’est résoudre des problèmes.
Pourquoi dès l’aube de l’humanité l’homme a-t-il cherché à résoudre des problèmes, ses problèmes ? Pour se construire une intelligibilité du monde dans lequel il vit. En quoi les mathématiques l’ont-elles aidé dans cette tâche ? En créant des modèles !
Résoudre des problèmes, c’est développer chez l’individu une démarche scientifique, et par là même, des capacités et des comportements d’action transférables dans d’autres domaines : choisir ou construire le modèle le plus pertinent, rechercher la meilleure stratégie, valider…
Enseigner des mathématiques, c’est donc mener de front deux objectifs :
F apprendre à modéliser.
F enseigner les modèles.
Cette tâche est une véritable gageure, mais elle est essentielle pour amener l’élève à apprendre l’aller retour entre la situation et le modèle.
Mathématiques et « réalité »
Si faire des mathématiques c’est résoudre des problèmes, ces problèmes prennent leur sens dans la « réalité ». Mais si les mathématiques se construisent à partir du monde réel de façon pragmatique, elles idéalisent très rapidement ce réel en créant des modèles fondés sur des règles non contingentes à la réalité. En ce sens les mathématiques ne sont pas la réalité, ce qui renvoie à la question : « Où se situe-t-on lorsqu’on résout un problème ? »
Pour répondre à une telle question, il faut clarifier la notion de problème. Nous en ferons, de façon très grossière, 3 catégories :
( 1 ) Les problèmes « réels », c’est-à-dire ceux issus de la réalité.
( 2 ) Les problèmes semi-idéalisés, c’est-à-dire ceux pour lesquels il reste à faire « une transformation d’informations », mais où le modèle de traitement et de validation est clairement établi.
( 3 ) Les problèmes idéalisés, c’est-à-dire ceux qui sont donnés dans le modèle.
Dans notre enseignement de collège, et plus particulièrement en « algèbre », ce sont essentiellement les deux dernières catégories qu’on rencontre, ce qui renvoie à une autre question : « Y a-t-il vraiment modélisation dans ce que nous proposons à nos élèves ? »

Pour clarifier cette question, nous introduirons un nouveau concept : la « réalité abstraite », concept intermédiaire entre la réalité et les mathématiques. Ce concept nous paraît devoir remplir une double finalité :
1. A partir d’une situation réelle, créer une situation épurée, idéale, abstraite, entrant dans un champ de situations déjà reconnues, pour lesquelles l’accès à la mathématisation devient un acte « raisonnable ».
2. A partir d’un modèle mathématique, créer un champ de problèmes où l’habillage « concret » permettra de revenir à une pseudo-réalité, champ de problèmes où la mathématisation sera donc au niveau du réflexe, champ qui constitue les situations abstraites définies ci-dessus.
On peut résumer cela par le schéma suivant :
Ceci nous amène à quelques réflexions sur l’interaction entre mathématiques et réalité :
· Les mathématiques permettent d’expliquer, de valider, de modéliser des situations issues du monde réel.
· Inversement ces situations permettent de motiver l’apprentissage des mathématiques.
· il ne peut y avoir de passage de la réalité aux mathématiques sans passage à l’abstraction : abstraire, c’est idéaliser une situation pour qu’elle puisse se mathématiser ; abstraire, c’est simplifier ; abstraire est peut-être l’acte le plus important que nous ayons à apprendre à nos élèves.
Mais revenons à l’algèbre : l’algèbre est un modèle de « traitement », qui se construit au collège. C’est le lieu privilégié des problèmes « semi-idéalisés ». La réalité ne va pas donner de sens à l’algèbre, mais va motiver son enseignement.

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