La production de l’autorité du consultant

La production de l’autorité du consultant

L’autorité comme relation

Les chercheurs ne s’accordent pas sur les principales caractéristiques de l’autorité dont on trouve plusieurs définitions dans la littérature. La notion est souvent conceptualisée dans le cadre du modèle du principal-agent (Grossman et Hart 1983) comme la capacité d’une personne à faire réaliser par d’autres un certain nombre de tâches (voir par exemple Aghion et Tirole 1997, Dessein 2002). Cette approche capture un trait fondamental de l’autorité : le fait qu’elle mobilise plusieurs acteurs et doive d’abord se comprendre comme une relation. Cependant, elle situe sans doute trop hâtivement l’autorité du côté du principal, puisque l’agent est présenté comme essentiellement passif et conditionné par des incitations à agir. Réduire l’action à une question d’incitation pose différents problèmes. D’une part, comme le remarque Kuhn (2008), cette conception suppose une relation purement contractuelle et rationnelle entre les acteurs, qui risque d’omettre les motivations passionnelles de l’action (Forest, Mageau, Sarrazin, et Morin 2011; Cooren 2010). D’autre part, le modèle du principal-agent postule que la relation entre les parties est négociée une fois pour toute au moment de l’établissement du contrat et peine à rendre compte des évolutions et des dynamiques de négociation qui alimentent au quotidien la pratique des acteurs. Il est donc nécessaire d’approfondir et de mettre en perspective ce cadre d’analyse. Traiter du sujet de l’autorité sans rendre hommage à Max Weber serait une faute de goût. Le sociologue allemand est principalement connu chez les théoriciens des organisations pour sa distinction de trois formes de domination légitime : la domination rationnelle légale, la domination traditionnelle et la domination charismatique. Ces idéaux types wébériens sont fréquemment utilisés comme des références dans la discussion sur l’autorité (Satow 1975, Nelson 1993, Hoogenboom et Ossewaarde 2005, Lounsbury et Carberry 2005). En effet, dès les premières lignes du chapitre trois de son ouvrage Economie et Société (1968, p.212), Weber affirme que “every genuine form of domination implies a minimum of voluntary compliance, that is, an interest (based on ulterior motives or genuine acceptance) in obedience”. C’est ce qu’il appelle la légitimité, c’est-à-dire, selon lui, l’autre face de la domination ou « autorité ». L’auteur ajoute que cette autorité ne peut s’exercer sur une base purement matérielle ou économique, de même que l’affection ou les idéaux ne suffisent pas : “in no instance does domination voluntarily limit itself to the appeal to material or affectual or 312 ideal motives as a basis for its continuance. In addition every such system attempts to establish and to cultivate the belief in its legitimacy” (p.213). Ainsi, Weber ne peut concevoir l’autorité indépendamment de la légitimité, cette dernière impliquant une forme d’intérêt de la part du subordonné, qui ne peut être limité à des préoccupations d’ordre économique ou affectif. En effet, la notion d’intérêt, parfois associée dans le langage courant à l’intérêt économique, doit être comprise dans une acception plus large. Le mot vient du latin inter, qui signifie « entre » et esse, qu’on peut traduire en français par « être ». Littéralement, intérêt signifie donc « entre ce qui est » et peut être associé aux multiples éléments dont les individus ont besoin pour se maintenir au sein de leur société, parmi leurs semblables, leur organisation ; aux multiples éléments qui contribuent à insérer les individus dans les collectifs. En ce sens, si un individu doit mépriser son intérêt, il ne risque pas seulement de perdre de l’argent, mais aussi un statut, des possessions, des amis et, par rebond, de se perdre lui-même (Dean et Massumi 1992). On trouve chez Chester Barnard une analyse encore plus marquée de l’autorité comme forme de relation. Le chapitre XII de son emblématique ouvrage, The Functions of The Executive (1938) est entièrement consacré à développer une « théorie de l’autorité ». La définition que Barnard en donne surprend par son originalité : elle fait référence à la “willingness of individuals to contribute to organizations”. Autrement dit, l’autorité ne porte pas tant sur des questions de hiérarchie ou de pouvoir que sur le maintien d’une continuité de l’organisation dans l’action quotidienne et multiple de ses membres. Barnard explique que l’autorité n’a pas de dimension essentielle – les règles, les lois et les ordres sont en fait routinely ignored. Au contraire, elle repose sur la compréhension que les individus se font de la contribution que le collectif attend d’eux. Et c’est plus par l’indifférence ou par l’alignement des intérêts que par l’obéissance qu’il faut expliquer l’action conforme des membres d’une organisation. Ainsi, l’auteur suggère que l’autorité se situe principalement dans les mains de ceux qui sont commandés : “If a directive communication is accepted by one to whom it is addressed, its authority for him is confirmed or established” (p.163). L’auteur nous engage donc à une compréhension de l’autorité dans laquelle l’attention du chercheur se détourne des structures de pouvoir vers les pratiques des individus, dans les cadres quotidiens où l’action et la communication sont négociées.

Mobiliser des figures pour être à la fois auteur et autorisé

Considérer l’autorité comme une relation permet maintenant d’entrer plus avant dans la question de la causalité de l’action, pour montrer qu’elle est distribuée entre des réseaux d’actants hétérogènes. L’autorité devient ici une capacité à s’insérer dans des chaînes de délégation qui permettent à l’individu d’être à la fois auteur de son action et autorisé par une série d’adjuvants au nom desquels il agit. Cette conception de l’autorité s’appuie largement sur les travaux liés à la théorie de l’Acteur-Réseau (Law & Hassard 1999, Latour 2005, Akrich et al. 2006) qui nous invitent à comprendre l’action comme accomplie par des réseaux d’actants, humains et non humains, plutôt que par les seuls individus. La sociologie de la traduction développée par Michel Callon (1986) insiste explicitement sur l’importance des porte-paroles pour donner une voix aux actants du réseau, de même que la notion de « marionnette114 » a été proposée par Bruno Latour (2000), avant d’être directement appliquée au monde de l’organisation dans les travaux de Cooren (2010). Sont-ce les structures de pouvoir qui sont « la cause » de l’autorité où est-ce l’autorité qui constitue ces structures de pouvoir par sédimentation dans le temps ? La réponse à cette question ne peut être donnée d’avance. En fait, cette question de la causalité de l’autorité est précisément au cœur de la notion elle-même. La cause – ou l’auteur – d’une action n’est jamais donnée mais plutôt décidée en pratique (Castor et Cooren 2006). Il est toujours possible de remonter dans la chaîne de délégation pour montrer que ce qui est considéré comme la cause d’un événement est en fait causé par un autre élément plus lointain (même s’il est vrai que certaines causes sont plus circonscrites et faciles à déterminer que d’autres). L’autorité (au sens d’être l’auteur, la cause de quelque chose), donc, n’est jamais évidente : elle doit être rendue présente dans l’action (Benoît-Barné et Cooren 2009). Cette « présentification » varie en fonction des circonstances et des intérêts stratégiques de l’acteur, qui agit parfois au nom de ou pour le compte de ou en vertu d’autres figures d’autorité. Le double sens du mot autorité est ici explicite : l’autorité renvoie à cette double idée d’être auteur de quelque chose et autorisé ou justifié par quelque chose115. L’enjeu de l’autorité est précisément de parvenir à maîtriser l’équilibre subtil de cette insertion dans une chaîne de délégation qui est agie et fait agir l’acteur en fonction des circonstances. Cette tension entre le fait « d’être auteur » (authorship en anglais, traduit par paternité) et le fait « d’être autorisé » (authorisation en anglais) que capture la notion d’autorité, est au cœur de l’analyse de l’action dans les organisations proposée par Taylor et Van Every (sous presse). Ils considèrent que l’autorité correspond à la capacité des acteurs à être « auteur » de l’organisation : à dire ce qu’elle fait, ce qu’elle veut, et quelles actions doivent y contribuer. Et le fait que des actions ou propos soient effectués au nom de l’organisation leur donne en retour une forme d’autorisation. Ainsi, comme les auteurs font remarquer au sujet des membres d’une organisation : “It is their collective authorship that generates the narrative of an organization that then becomes their ‘author,’ since, once they have constructed it, it recursively (Giddens, 1984, pp. xxxi, 2-3) delegates them to do its work.” (Taylor et Van Every, sous presse, chapitre 1). Cooren (2010) développe quant à lui l’intuition de Taylor et van Every et suggère que l’étude de l’action et de l’autorité dans les organisations consiste à décrire les multiples figures qui sont mobilisées par les acteurs pour « donner du poids » à leurs actions. Comme il le remarque à juste titre : Lending weight to one’s position consists of implicitly or explicitly showing that we are not the sole authors of what is put forward, but that other things appear to support and author it too. Staging figures in our dialogues therefore amounts to mobilizing various sources or figures of authority that constitute as many authors of one’s position. It is another way to dislocate the interaction (Cooren 2010, p.10). Par des pratiques concrètes et dans le cadre d’interactions, les individus mobilisent donc différentes figures (règles, principes, expertise, organization, etc.) pour asseoir leur autorité. Ils parviennent de la sorte à donner une voix à ces figures et à leur permettre d’agir, en même temps qu’ils sont, eux-mêmes, passivement manipulés par elles. Ce jeu entre activité et passivité est appelé ventriloquisme par Cooren (2010), dans la mesure où tout comme on peut le voir dans un spectacle de ventriloque, l’autorité est établie par la vacillation de la distribution des voix entre plusieurs actants. Pour Cooren, la caractéristique principale de l’autorité réside donc dans le caractère partagé de l’action, où “ascribing authority to something or someone usually consists of identifying who or what is authoring something at a specific moment” (Cooren 2010). En ce sens : We seem more powerful precisely because our actions and decisions appear to be shared with others. For instance, when an employee tells me, “According to our policy, we cannot provide you with this piece of information,” it is as if it were not only he who was turning down my request, but also (and maybe especially) his organization (through its policy) (Ibid. p.73). De la même manière que Taylor et van Every pointent l’importance d’un tiers, l’organisation, dans la relation qui permet aux individus de parler et d’agir avec autorité, Cooren inclue une variété de figures (une méthodologie, des documents, des outils, etc.) que les individus font exister dans l’interaction. La discussion de l’autorité s’apparente finalement à un débat sur la capacité des individus à parler au nom d’entités et à en faire des appuis pour leur action. Nous reviendrons en détail en conclusion sur les raisons qui nous poussent à faire de cette autorité comme relation une forme de mise en valeur. Mais on en perçoit directement les enjeux : la mise en valeur du consultant passe par son insertion, en pratique, dans des chaînes de délégation. Il doit pouvoir agir en son nom et au nom des clients, en maintenant un équilibre subtil dans la distribution de son action pour parvenir à enrôler, convaincre ou satisfaire les multiples clients avec lesquels il interagit. C’est par la mobilisation pratique de différentes figures que le consultant parvient – avec plus ou moins de succès – à agir avec autorité, à trouver sa place au sein d’un réseau d’adjuvants.

Organisation de la mission et complexité du système client

Sur le plan méthodologique, ce chapitre à un statut un peu particulier dans la thèse car il se base exclusivement sur les données ethnographiques présentées de manière brute au chapitre trois. Le lecteur peut donc se souvenir des données empiriques précédentes, et juger la façon dont elles ont été mises en scène et analysées dans ce chapitre analytique. Le « je » méthodologique du chapitre trois est remplacé par le pseudonyme Thomas que nous avons utilisé dans les autres chapitres. Avant d’entrer dans le vif du sujet, un bref rappel et approfondissement du contexte peut être proposé. La mission de conseil qui sert de terrain à notre analyse concerne la restructuration d’un groupe de vingt-et-une sociétés : ENERGYCORP. Il vient d’être racheté par une multinationale, Maison-Mère, qui prévoit de l’absorber si des résultats satisfaisants sont atteints à l’issue d’un programme de transformation de trois ans. Pour élaborer et mettre en œuvre ce programme, Maison-Mère s’appuie sur la nouvelle équipe de direction d’ENERGYCORP ainsi que sur son propre service de conseil interne, le bureau projet. Dans le cas d’ENERGYCORP, deux principales étapes peuvent être distinguées dans le processus de restructuration : (1) le bureau projet de Maison-Mère a mené un bref audit d’ENERGYCORP et organisé un séminaire de direction afin d’élaborer un programme de transformation à trois ans assorti d’objectifs de redressement quantifiés. Il concerne toutes les facettes de l’entreprise : réorganisation, revue du personnel, optimisation des processus métier et des fonctions support de l’entreprise, réduction des coûts, ajustement de la politique commerciale, mise en place d’un nouveau système d’information, etc. (2) Ce programme est ensuite mis en œuvre par les internes d’ENERGYCORP (directeurs et cadres intermédiaires) avec l’aide d’un consultant externe de ConsultCorp, Thomas, embauché par le bureau projet de Maison-Mère et détaché auprès du directeur général de la filiale. Thomas, qui est en charge du pilotage et de la coordination du programme de transformation, peut s’appuyer sur une équipe d’internes spécialisés dans les différents domaines fonctionnels de son intervention.  

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