L’arbitre doit-il rouvrir les débats lorsqu’il fait évoluer les moyens des parties ?

Est-il nécessaire de rouvrir les débats ? Voici la question qui nous tiendra tout au long de ce travail. Cette question est d’autant plus pertinente que l’on dote le juge moderne d’un rôle actif. En effet, l’office du juge a considérablement changé depuis l’entrée en vigueur du Code judiciaire de 1967 et des commentaires du Commissaire Royal Charles Van Reepinghen. Le législateur, en ne fixant pas les rôles des parties et du juge dans une loi, a laissé le soin à la jurisprudence d’en faire évoluer les contours. Afin d’arriver à cette conception moderne de l’office du juge, la Cour de cassation a notamment dû trancher deux grandes controverses qui avaient jusque là divisé la doctrine pendant de nombreuses années.

En règle générale, il est enseigné que le juge doit respecter le principe du dispositif en ne modifiant ni la cause ni l’objet de la demande. Il faut donc savoir ce que nous entendons par cause et objet de la demande : est-ce que l’on retient une conception juridique ou factuelle de la cause et de l’objet ? La réponse à cette question est d’une importance capitale car elle influencera considérablement le rôle du juge dans la conduite de l’instance ainsi que dans l’application du droit au fait. La Cour de cassation a finalement retenu une conception factuelle aussi bien pour la cause que pour l’objet de la demande et a de la sorte doté le juge d’un grand pouvoir d’intervention d’office. Désormais, le juge est celui qui réoriente les débats d’une disposition juridique à une autre, qui requalifie un contrat ou encore celui qui va rechercher dans le dossier des faits que les parties n’avaient pas invoqués…

Face aux initiatives d’un juge actif, les parties peuvent être surprises et voir leurs droits à la défense lésés. Au plus le juge intervient, au plus son obligation de respecter la contradiction augmentera. Le plus souvent, en vue de respecter les droits de la défense dont le principe du contradictoire découle, il est conseillé aux juges d’être prudents et de rouvrir les débats. La réouverture des débats permet en effet de soumettre à la contradiction des parties le moyen de droit ou de fait que le juge soulève d’office. Ceci engendre toutefois certains inconvénients tels que le rallongement de la procédure et l’augmentation de son coût.

L’apparition de nouveaux principes directeurs du procès civil tels que le principe de célérité viennent bousculer les mentalités et les comportements des acteurs judiciaires. En effet, le concept d’économie de la procédure qui émane du principe de célérité pousse à adapter les règles de procédure dans le sens d’une simplification de celles-ci ainsi qu’une réduction du temps et de l’argent nécessaires à la réalisation de la justice. Cette tendance à économiser temps et argent ne s’applique pas seulement aux procédures étatiques mais aussi aux procédures arbitrales. Nous pouvons même dire que cela est encore plus important pour l’arbitrage car il est souvent plus onéreux de recourir à des arbitres que d’aller devant le juge étatique. D’où l’intérêt de limiter le temps de travail de ceux-ci afin d’en réduire le coût.

Le rôle actif du juge

Le principe du dispositif
Comme le relève le professeur Van Compernolle, le Code judiciaire ne dit mot sur le rôle du juge et des parties dans la délimitation de la matière litigieuse, ni même sur une autre notion fondamentale qui est l’application du droit aux faits par celles-ci ou encore sur la manière dont se déroule l’instance . Il faut donc aller consulter la doctrine et la jurisprudence sur ce  point pour obtenir des réponses. En effet, la Cour de cassation joue un rôle majeur dans la délimitation des pouvoirs respectifs du juge et des parties. Il est à noter aussi que le Code de procédure civile français se différencie par rapport au Code judiciaire belge en ce qu’il comporte un chapitre intitulé « Les principes directeurs du procès » et plus particulièrement les articles 7 et 12 qui fixent les rôles du juge et des parties.

Traditionnellement, et notamment sous l’influence des rapports du Commissaire royal Van Reepinghen , l’on a longtemps enseigné que le procès est la « chose des parties », qu’elles en  avaient la libre disposition, confinant de ce fait le juge dans un rôle passif. Les parties étant libres d’une part, d’introduire ou non une action en justice et d’autre part, de fixer le cadre du litige en ce qui concerne les parties, l’objet et la cause . Le juge ne pouvant pas soulever une  contestation à laquelle les parties n’avaient pas pensé. Cette conception classique allant de pair avec le caractère accusatoire de la procédure est désormais révolue et a laissé place à une conception moderne de l’office du juge qui joue un rôle actif tant dans le déroulement de l’instance que dans l’application de la règle de droit. Pour en arriver là, la Cour de cassation a dû trancher en faveur d’une conception purement factuelle de l’objet et de la cause de la demande.

La conception factuelle de la cause
Rappelons qu’une controverse a longtemps divisé la doctrine sur la question de savoir si la cause de la demande était simplement composée des faits apportés par les parties ou si elle s’étendait à la qualification juridique donnée à ces faits. C’est finalement la conception factuelle de la cause qui a été consacrée par un arrêt du 14 avril 2005 de la Cour de cassation, en ce sens que « le juge est tenu de trancher le litige conformément à la règle de droit qui lui est applicable ; qu’il a l’obligation, en respectant les droits de la défense, de relever d’office les moyens de droit dont l’application est commandée par les faits spécialement invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions ». Ceci implique que la cause de la demande est  uniquement composée des faits allégués par les parties, peu importe la qualification juridique donnée par celles-ci. Par conséquent, il appartient au juge de soulever les moyens de droit – qu’ils soient d’ordre public, impératifs ou même supplétifs – qui commandent les faits de la cause, sans être lié par la qualification juridique donnée par les parties. Cet arrêt est très important car si la Cour de cassation avait retenu une conception juridique de la cause, le juge aurait été tenu par la qualification juridique des parties, même si celle-ci est inexacte. Cette conception factuelle de la cause confère donc au juge un grand pouvoir d’intervention d’office en ce sens qu’il est libre de tirer du dossier des moyens de fait et de droit sur lesquels les parties ne se seraient pas fondées . Cependant, le juge ne peut pas utiliser ses  connaissances personnelles pour trancher le litige ; il sera par contre habilité à trancher le  litige sur la base de faits notoires ou d’expériences communes , même si ceux-ci ne se  trouvent pas dans le dossier qui lui est soumis. Un autre arrêt de la Cour de cassation rendu le 2 avril 2010 oblige également le juge de donner aux prétentions formulées par le demandeur leur qualification juridique exacte. Cet enseignement a été repris et consolidé dans un nouvel arrêt du 14 décembre 2012. Nous pouvons aussi avancer le fait qu’au vu des deux arrêts précités, la Cour de cassation reconnait la distinction entre faits spécialement invoqués et faits adventices. Cette distinction influence la question de savoir si le juge a l’obligation ou la faculté de relever un moyen.

La conception factuelle de l’objet
L’objet de la demande est définie par l’article 23 du Code judiciaire comme la chose demandée, c’est-à-dire le but recherché par le demandeur. Le juge ne peut pas modifier l’objet de la demande et veillera également à ne pas statuer ultra ou extra petita, c’est-à-dire qu’il ne peut pas accorder plus que ce qui est demandé ou se prononcer sur des choses non demandées (article 1138,2° du Code judiciaire). Les parties sont donc libres d’introduire une action en justice et de sélectionner les prétentions qu’elles veulent voir reconnaître par une décision judiciaire. Par exemple, le juge ne pourrait pas accorder l’exécution provisoire alors que celle ci n’a pas été demandée ou encore se prononcer sur une astreinte alors qu’elle n’a pas été sollicitée . Survient dès lors la question de savoir si le juge peut qualifier ou requalifier l’objet  de la demande malgré l’interdiction de statuer ultra et extra petita. En d’autre termes, l’habillage juridique donné par le demandeur à sa prétention se confond-il avec l’objet de la demande ? La Cour de cassation a longtemps défendu une conception juridique de l’objet de la demande; par un arrêt du 23 octobre 2006, celle-ci opéra cependant un revirement de jurisprudence en retenant une conception purement factuelle de l’objet. Le juge ne doit tenir compte que du résultat recherché – l’avantage moral, économique ou social – par les parties  quelle que soit la qualification qu’elles aient pu donner. La Cour avait décidé dans l’affaire qui lui avait été soumise que le juge pouvait requalifier une demande en paiement d’arriérés de rémunération en dommages-intérêts pour non-paiement de rémunération . L’intérêt de  cette requalification résidait dans le fait que la partie demanderesse avait pu bénéficier d’un délai de prescription plus long. Ceci montre clairement que la Cour abandonne la conception juridique au profit de la conception factuelle de l’objet. Ce changement de cap a été confirmé par un second arrêt du 22 janvier 2007 ainsi que d’un troisième arrêt rendu le 20 avril 2009 et enfin par un quatrième arrêt du 10 février 2014.

Au vu de ces développements, nous pouvons dire qu’il faut distinguer le fait et le droit pour répartir les rôles entre les parties et le juge. Les parties ayant la maîtrise des faits et le juge ayant la maîtrise du droit, ce que résume parfaitement les adages « Da mihi factum,dabo tibi ius » (Donne moi les faits, je te dirai le droit) et « Iura novit curia » (La cour connaît le droit).

L’accord procédural explicite
Comme nous venons de l’expliquer, le juge actif est celui qui réoriente les débats, requalifie une convention ou encore découvre dans le dossier des faits non invoqués par les parties. Il y a cependant une limite : sous réserve de l’ordre public, les parties peuvent s’entendre en vue de lier le juge sur des points de droit ou de fait, mais à la condition que cela résulte d’un accord procédural explicite . Par exemple, le juge ne pourrait donner une autre interprétation  aux correspondances échangées lorsque les parties se sont accordées sur leur portée . Il faut  tout de suite préciser que ce n’est pas parce que les parties se taisent sur l’application d’une disposition légale qu’elles y renoncent. La Cour de cassation rejette l’accord tacite et exige un accord explicite .

Cependant, le juge ne sera pas lié par un accord qui aurait pour but d’exclure l’application d’une règle d’ordre public. Si le juge n’écarte pas un tel accord, il faudra faire la distinction entre l’ordre public matériel et l’ordre public procédural : en vertu de la théorie du moyen renégat, les parties ne pourront revenir sur l’accord qui porte sur des règles d’ordre public procédural . Cette théorie est de nature à renforcer la loyauté les débats et sanctionne donc la  partie malhonnête qui revient sur un accord conclu avec l’autre partie .

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE I : Considérations générales sur les droits de la défense et le principe du contradictoire
A) Le rôle actif du juge
1) Le principe du dispositif
2) La conception factuelle de la cause
3) La conception factuelle de l’objet
4) L’accord procédural explicite
B) Les droits de la défense et le principe du contradictoire
1) Définitions
2) Le principe du contradictoire face au nouveau principe directeur du procès : la célérité
3) La conception matérielle et finaliste du contradictoire
4) La théorie du moyen (nécessairement) dans la cause
C) Le principe du contradictoire s’applique-t-il à la procédure arbitrale ?
1) La liberté encadrée de la procédure arbitrale
2) Reconnaissance universelle du principe du contradictoire
3) La violation des droits de la défense comme cause d’annulation des sentences arbitrales
4) Le caractère intrinsèquement contradictoire de la procédure arbitrale et son origine conventionnelle
CHAPITRE II : Les contours du principe du contradictoire et son application effective
a) Le rôle du juge et le respect du contradictoire en cas de prétentions dépourvues de fondement juridique
b) Les faits tirés du dossier ou les faits adventices
1) Le juge a la faculté de relever les moyens mélangés de fait et de droit
2) Rejet de la théorie du moyen dans la cause : arrêt du 28 mai 2009 de la Cour de cassation et conclusions conformes de l’avocat général Henkes
c) La vérification spontanée des conditions d’application de la règle de droit invoquée et débattue par les parties
d) La requalification d’office des faits invoqués par les parties
1) Le juge a l’obligation de soulever les moyens de pur droit
2) Rejet de la théorie du moyen dans la cause : arrêt du 22 mars 2012 et conclusions contraires de l’avocat général Vandewal
e) Le relevé d’office d’un moyen de procédure
1) Les moyens de procédure que le juge doit soulever d’office
2) Les moyens de procédure que le juge ne peut pas soulever d’office
3) Le juge doit-il rouvrir les débats lorsqu’il soulève d’office un moyen de procédure ?
f) Le relevé d’office d’un moyen de droit autre qu’une requalification
1) Les moyens appelant la discussion des parties
2) Les moyens dans la cause n’appelant pas de nouvelle discussion des parties
CONCLUSION

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