Le suffixe -ē et sa disparition

Emplois

En moyen perse, les optatifs passés, formes composées du participe passé et de l’enclitique hē, marquent l’irréel673. Si l’on remonte au vieux perse, l’optatif note aussi l’habitude dans le passé674. Comme le morphème -ē du persan marque également l’irréel ainsi que l’habitude dans le passé, Lazard675 pense que si l’on ne rencontre pas cette valeur dans les textes moyen-perses, c’est certainement un hasard puisqu’elle devait exister. Nous pensons toutefois en avoir trouvé une (1), même s’il pourrait s’agir d’un persianisme.

La particule hortative ēw

En moyen perse, la valeur optative peut être renforcée par la particule ēw. Brunner681 la dit s’employer avec l’optatif lorsqu’il marque une prescription ou une exhortation, Skjærvø n’en donne des exemples qu’associée à un indicatif présent. Pour sa part, Durkin-Meisterernst affirme qu’elle ajoute à un verbe au présent un sens optatif. S’appuyant sur les exemples du psautier pehlevi où elle accompagne l’indicatif, Lazard684 a établi que cette particule ēw est à mettre en parallèle avec l’impératif, avec lequel elle est en distribution complémentaire. Cela rejoint les remarques de Skjærvø685 relatives à l’inscription de Paikuli.
En persan, nous n’avons trace de cette particule que dans certains textes judéopersans. Utas686 pense la voir dans ’y kr’m, « nous devrions acheter », tiré de la lettre de Dandān-Uiliq (DU 12), avec la difficulté suivante qu’elle y serait associée à une forme de subjonctif687. En revanche, Lazard688 suggère sa présence à la ligne 1 : ’y y’r b’šd, « qu’il aide » (DU 1), cette fois-ci accompagnée d’un indicatif comme on l’attend. On en trouve également 5 occurrences dans TE1, dont 2 dans notre corpus (hy bwd, « qu’il soit », en TE1 14, 38, et w-m’ hy ’yyd ’rsy tw, « et ne laisse pas venir une larme », en TE1 135, 3)689. On la rencontre donc à époque ancienne dans le nord-est, et, au début de notre période, dans le nord-ouest du domaine iranien. Mais il n’y en a pas d’attestation dans le judéopersan
du sud-ouest, dans nos textes du moins.

Forme et nature de -ē

Vocalisation

Le morphème n’a pas changé de forme entre nos textes les plus anciens et les plus récents : il se note toujours par un yā, qui est accroché au verbe690. Vocalisé par un ṣere dans plusieurs occurrences de TE, il est donc à lire /ē/691 en judéo-persan, et, très certainement aussi dans le persan du nord-est692 : hmy prydēy, « il volait » (TE1 2, 8) ; by ’wrdēy, « il apporterait » (TE1 10, 32) ; ’brdytēy, « vous apporteriez » (TE1 12, 40) ; et bwdndēy, « ils étaient » (TE2 202, 23). Comme les autres /ē/, il a évolué au XIIIe siècle, devenant /ī/ dans la partie ouest du domaine tandis qu’il restait inchangé àl’est693. Nous n’avons pas relevé d’exemples de la variante -ēd, mentionnée par Lazard694 et caractéristique de Hérat695. On peut donc supposer qu’elle a vite disparu puisque nos textes originaires de cette ville (TH et RA) n’en présentent aucune occurrence.

Suffixe ou enclitique ?

Si le morphème garde la même graphie, qu’en est-il de sa nature ? Etant donné qu’il provient d’une forme enclitique du verbe « être », a-t-il alors conservé ce statut d’enclitique ou bien s’est-il grammaticalisé en suffixe ? Rappelons la difficulté qu’il y a à séparer enclitique de suffixe, d’autant plus que l’un et l’autre ne relèvent pas tout à fait du même plan (la notion d’enclitique renvoie à la prosodie, tandis que celle de suffixe appartient à la morphologie ou au lexique). La question présente néanmoins un intérêt certain : y répondre permettrait de comprendre l’intégration plus ou moins grande de -ē dans le système puisque les deux natures constituent des étapes successives dans le processus de grammaticalisation.
Quelle est la distinction fondamentale entre enclitique et suffixe ? L’enclitique est « un morphème grammatical non accentué joint au terme qui le précède pour ne former avec lui qu’un seul mot porteur de l’accent »698. Selon cette définition, un suffixe serait donc un type d’enclitique. Or pour déceler une quelconque différence, la graphie n’est pas un élément discriminant : l’enclitique latin -que s’attache au mot, mais l’enclitique grec τις s’écrit séparément. Faut-il alors considérer l’enclitique comme un mot qui dépend sur le plan de l’accent du mot le précédant, sans pour autant que ce dernier soit d’une seule et unique nature ? Ainsi le -que latin peut-il s’attacher à un nom, à un verbe, et à des mots d’autres natures. C’est justement ce que nous retrouvons en persan avec la forme enclitique du verbe « être », la coordination -u, et avec les enclitiques personnels -am, -at, -aš, etc. qui se fixent à des mots divers. On pourrait alors dire que de ce point de vue, -ē est un suffixe puisqu’il s’attache toujours à une forme verbale.
Une autre distinction se situe sur l’axe paradigmatique : l’enclitique commuterait avec un mot autonome700 (par exemple l’enclitique personnel par rapport au pronom personnel ; la coordination -u, « et », en regard de va), ce qui n’est pas possible pour un suffixe (le pluriel -hā ou une désinence personnelle ne peuvent commuter avec aucun mot autonome). Selon ce critère, le morphème -ē serait un suffixe, comme avec le critère de degré de sélection.

Diversité des verbes marqués

Le morphème -ē est généralement associé à un verbe conjugué sur le radical du passé. Il n’existe que quelques occurrences avec un radical du présent : astē, « il est » (HM 39, 10 ; HM 128, 1) ; nēstē, « il n’est pas » (HM 83, 4 et 5)707 ; buvadē, « il est » (HM 115, 5), ici la vocalisation ne laisse planer aucun doute entre buvadē et būdē ; hysty,« il est » (JP4 XIII, 6) ; rwb kwnydy, « il balaie » (JP5 1, 14) ; kw’hy, « il veut » (TE2 179, 8)708 ; āyadē, « il vient » (TS 61, 13) ; ravē, « il part » (TS 176, 1)709 ; bāšamē, « je suis » (TS 223, 7). Ce type de formes n’est plus attesté dans notre corpus après TS, c’est-à-dire après la fin du XIe siècle.
On le rencontre parfois avec des formes de parfait et de plus-que-parfait710. Pour le parfait : uftād-astē, « il est tombé » (HM 60, 16) ; bidavīd-astē, « il a couru » (HM 324, 4) ; girift-astē, « il s’est emparé » (TS 317, 2). Pour le plus-que-parfait : nihāda būdandē, « il avait placé » (TS 36, 7) ; bērūn āmada būdē, « il était sorti » (RA 19b, 9) ; tatauvu‘ karda būdē, « il s’était engagé à faire » (RA 300a, 6) ; āmada būdē, « il était venu » (RA 310b, 5).
Le morphème est également utilisé avec le passif : ’n gwšt hst ky ’z zbḥ šlmyn p’ rwz sywm m’ndh ’mdy, « c’est la viande qui était laissée de zbḥ šlmyn le troisième jour » (TE1 17, 8-9). Dans ce cas précis, il a une valeur d’habitude dans le passé (ici pour les sacrifices) : on constate alors que même avec cette valeur, le sujet peut être inanimé711.
Du Xe au XVIe siècle, -ē est associé à des modes de procès très divers, statifs (nombreuses occurrences avec būdan, « être », dāštan, « avoir », entre autres) comme dynamiques, téliques comme atéliques. En (2), on trouve ces différentes catégories de verbes : statifs avec būdē, « était », téliques avec bērūn āmadē, « sortait », et atéliques avec pēš bāz raftandē, « avançaient à la rencontre de », et furōxtandē, « vendaient » « quand la caravane sortait de la vallée des Deux-Frères, eux ils allaient à (leur) rencontre et ils leur vendaient de la nourriture et du bétail, et ce qu’ils désiraient, ils l’achetaient » (TH 39, 1-3)
Il n’existe donc aucune sorte de restriction particulière de l’utilisation du morphème en rapport avec le sémantisme verbal.

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Valeurs du morphème -ē

Pour le persan des Xe-XIe siècles, Lazard a montré que les valeurs de -ē se distinguaient de celles de (ha)mē : marquage de l’irréel et de l’habitude dans le passé714. Nous reprenons cette répartition, sachant que chacune recouvre plusieurs valeurs. La voici dans nos textes.

Conditionnelles introduites par agar, « si »

Dans les occurrences d’hypothèse irréelle introduites par agar, « si », les verbes de la protase comme de l’apodose716 sont marqués avec le morphème -ē (3), et ce, quelle que soit l’époque. Ceci est valable pour l’irréel du présent (3a) et du passé (3b). En (3a), on s’oppose à la réalité anatomique : un corps humain ne se compose pas d’un unique os. En (3b), la prosternation n’était effectivement pas destinée à Dieu mais à Adam, et Iblīs s’est montré dédaigneux envers lui, en refusant de se prosterner. C’est parce que l’action relatée en (3b) a été contraire à la réalité, qu’Iblīs est devenu le diable et qu’il a été envoyé en enfer. En revanche, lorsque agar, « si », introduit le potentiel, les verbes ne sont jamais marqués717. C’est le cas de biraftam, « je suis parti », et de āyad, « il vient », en (3c) : l’énonciateur ignore s’il sera parti ou non lorsque l’enfant naîtra. Il ne s’agit que d’une possibilité et non d’un contexte d’irréalité.
(3) a. agar īn harakat ba-hama tan būdē čun718 harakat-i sutūn hēč paivand nabāyistē badīn ustuxvānhā va yakē ustuxvān basanda būdē ba-hama tan va harakat harakatē būdē kullī « si ce mouvement était dans tout le corps, comme le mouvement de la colonne, aucune articulation ne serait nécessaire à ces os, un os serait suffisant à tout le corps et le mouvement serait un mouvement complet » (HM 39, 4-6).

Deux cas particuliers : la comparaison et le rêve

En moyen perse, nous avons vu qu’il existe des occurrences d’optatif que Henning appelle « parabolic optative ». Il s’agit d’une comparaison avec « une réalité purement imaginaire »725. Cette valeur subsiste en persan où elle est exprimée avec -ē, comme en (9) : la grandeur de l’enceinte est comparée à celle d’un hypothétique nuage qui passerait, et sa solidité serait telle que même le vent ne pourrait s’y engouffrer. (9) hisārē dāšt ki ba-tundī u bulandī čunān būd ki abr rā guzar bar pahnā-i ō būdē va bād rā mahabb dar dāman-i ō « il avait une citadelle telle que, par sa grandeur, elle était aussi large qu’un nuage et que, par sa solidité, le vent ne soufflait qu’à la lisière » (TH 754, 15-16)
Dans leurs études du morphème -ē, les grammairiens iraniens contemporains réservent une place à l’emploi du suffixe dans la narration des rêves726 : šarh-e ro’yā pour Bahār, bayān-e xāb pour Xānlari et Seddiqiyān727. Smirnova et Kozlov728 lui consacrent aussi chacun un large paragraphe. Lazard range cet emploi dans la catégorie plus globale de « description d’une apparence trompeuse »729. Dans notre corpus, le morphème est employé pour le récit d’un rêve à deux reprises, toutes deux dans RA (10). En (10a), on comprend que les événements de ce rêve et leurs enchaînements ressortissent au domaine de l’irréel, et que pour cette raison le verbe est marqué du suffixe notant l’irréel. En revanche, (10b) pose davantage de problèmes d’interprétation : la situation n’a pas l’air si irréaliste pour le narrateur puisqu’il plaint ses interlocuteurs. A moins qu’avec ce marquage il ne faille voir le signe de l’incrédulité du narrateur devant le fait que quelqu’un, fût-il Abraham, puisse sortir indemne d’un brasier ?

Expression de l’habitude

Pour exprimer l’habitude, il n’existe pas en persan un unique moyen morphologique : avec cette valeur, le morphème -ē ne s’adjoint qu’au radical du passé.
Pour l’habitude dans le présent, nous avons vu que le verbe est marqué par (ha)mē ou bien qu’il ne l’est pas741. Le persan n’est pas un cas unique, d’autres langues restreignent également l’expression de l’habitude au temps du passé742. Bybee, Perkins et Pagliuca743 montrent que la répartition entre présent et passé s’opère essentiellement avec un présent qui exprime ce que sont les choses, et un passé qui raconte ce qui est arrivé. Pour exprimer ce qu’étaient les choses ou ce qu’elles avaient l’habitude d’être, beaucoup de langues ont alors recours à un marquage.
Dans nos textes, on trouve souvent le morphème renforcé, ou bien par des termes évoquant l’habitude tels que rasm, « coutume », ‘ādāt, « habitudes » (13a), ou bien par un complément temporel indiquant la périodicité (13b) « et parmi les habitudes du Prophète, l’une (d’elles) était que, lorsqu’il allait chez quelqu’un, il ne se tenait pas face à la porte de la maison, mais il entrait du côté droit ou gauche de la maison et demandait la permission » (RA 309b, 17-18).

Une même forme pour deux valeurs

Expression de l’irréel et expression de l’habitude dans le passé sont étroitement liées dans maintes langues indo-iraniennes757. On pourrait croire que le phénomène est propre à cette sous-famille, mais il n’en est rien. On le repère également dans des langues qui n’y sont pas apparentées : turc758 et langues papoues759, entre autres760. La diversité de ces langues prouve qu’il s’agit d’un développement indépendant761, et leur nombre exclut la possibilité d’un simple résultat de modèles divergents de développement, comme le montrent Bybee, Perkins et Pagliuca762 avec le would anglais. Il y a tout lieu de penser que les valeurs sont contiguës, et non discontinues763. Il convient alors de rechercher la source du lien entre ces deux valeurs, c’est-à-dire une valeur qui leur serait commune et, ainsi, justifierait tous les emplois.
James764 explique ce lien entre passé et irréel en le rapprochant du rapport entre notion de temps passé et éloignement de la réalité. Dahl, puis Verstraete à sa suite765, opposent à l’explication de James le fait que c’est rarement la forme de passé qui est utilisée seule mais qu’elle est accompagnée d’un autre marquage. Précisons que ce n’est pas n’importe quel temps du passé qui est le marqueur de l’irréel, mais uniquement l’habitude dans le passé.

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