L’émergence d’un modèle coopératif comme réponse aux critiques liées au capitalisme

L’émergence d’alternatives basées sur la coopération dans un contexte d’industrialisation 

L’économie sociale et solidaire : un projet a-capitaliste au cœur du marché

Le XXe siècle a été marqué par l’essor de l’industrialisation, le développement du fordisme et la généralisation du salariat. Ces mutations sociales et économiques ont permis la réalisation d’économies d’échelles importantes au sein de la production, permettant ainsi la baisse des prix des biens et services couplés à une augmentation des revenus des ménages, d’où une démocratisation de l’accès à la consommation. En effet, les Trente Glorieuses se caractérisent par une « impressionnante hausse du niveau de vie moyen et un bouleversement complet des pratiques quotidiennes des Français » . Ces bénéfices sociaux ont participé au développement de l’idée selon laquelle la croissance économique était un signe de prospérité sociale. La recherche de la croissance est devenue l’objectif principal de la société, sous prétexte que celle-ci pouvait guérir tous les maux d’où un véritable culte voué à cette dernière  . Pour y parvenir, on va chercher à accroître toujours davantage le nombre d’échanges monétaires. L’objectif principal de l’entreprise est alors la maximisation du profit, il faut vendre beaucoup au meilleur prix afin d’acquérir des parts de marché, cela impliquant de réduire au maximum les coûts de production.

Cet objectif, à partir des années 1980, s’est poursuivi en parallèle du développement de la finance, celle-ci s’immisçant dans la gouvernance des entreprises de manière à ce qu’aujourd’hui la production soit soumise aux exigences actionnariales ayant pour but la rentabilité du capital. La rentabilité du capital prend alors le pas sur les objectifs productifs, de telle sorte que la production de biens ne soit qu’un prétexte à l’enrichissement actionnarial. « La valorisation maximale à court terme du capital est devenue la finalité avouée des grandes entreprises et des dirigeants économiques » , explique Jean François Draperi, maître de conférences en sociologie au Cnam et rédacteur en chef de la Revue Internationale de l’Économie Sociale RECMA. Ainsi, au XXIe siècle l’entreprise classique se caractérise par son appartenance au capitalisme financiarisé et mondialisé. Or, depuis la crise économique et financière de 2008, les critiques se multiplient et l’idée selon laquelle la croissance et la recherche du profit mènent nécessairement à la prospérité sociale est remise en cause . Jean François Draperi insiste alors sur le fait que « face aux toujours plus graves catastrophes écologiques et au mal-être grandissant, l’économie capitaliste ne sait répondre qu’en termes de nouvelle croissance, alors que cette même croissance est un problème » . En effet, les contestations vis-à-vis de ce modèle économique ne font que croître, mettant en avant les externalités négatives de ce capitalisme débridé qui se caractérise par une hausse des inégalités et des désastres écologiques. La croissance semble être le moteur de crises économiques, sociales, alimentaires, sanitaires et écologiques aggravées, c’est pourquoi Jean Gadrey préconise « une transformation radicale de la production, de la consommation et des modes vie […] pour sortir de la “crise de croissance” néolibérale » .

Mais si ces critiques se multiplient aujourd’hui, certaines prennent racine à la fin du XIXe siècle en parallèle du processus d’industrialisation. L’Économie Sociale et Solidaire a ainsi accompagné les changements économiques de cette période en remettant en cause le modèle capitaliste dominant. Cela a permis la création de mutuelles et de coopératives ouvrière, puis d’associations grâce à la loi de 1901 sur la liberté d’association. Pour la classe ouvrière, il s’agissait de pouvoir exercer son pouvoir citoyen dans un cadre économique, aussi bien en matière de production que de consommation, donc en promulguant des valeurs démocratiques. L’enjeu est alors de réencastrer l’économie dans le social en permettant de développer un modèle alternatif à celui de l’accumulation et de répondre aux besoins que ce dernier a évincés.

Aujourd’hui, cette alternative contribue de façon croissante au développement économique et social, puisqu’elle représente 10 % du PIB et 13 % de l’emploi privé (et 12 millions de bénévoles), d’où la mise en place d’un cadre juridique pour encadrer ce secteur d’activité. La loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 reconnaît ainsi l’économie sociale et solidaire comme étant « un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine auquel adhèrent des personnes morales de droit privé »  devant remplir un certain nombre de conditions. Ces conditions sont les suivantes : ne pas avoir pour seule finalité le partage des bénéfices (l’idée étant de rompre avec le seul objectif de maximisation des profits), une gouvernance démocratique des membres n’étant pas proportionnelle à l’apport capitalistique et enfin une gestion tournée vers le développement de l’activité ne permettant pas le partage des réserves obligatoires. Jean François Draperi explique que l’objectif est de « renforcer le lien social que la concurrence et la compétitivité économique exacerbées mettent en péril »  , ainsi on cherche à réinjecter des valeurs démocratiques dans la sphère économique. Pour lui, l’Économie Sociale et Solidaire est un mouvement social postulant à devenir une alternative souhaitable vis-à-vis du (néo)libéralisme. Elle se compose ainsi de différentes structures, soit les associations, les mutuelles et les coopératives, qui ont toutes pour point commun d’être des groupements de personnes et non des groupements de capitaux. Ces structures se sont développées en parallèle du marché, certaines proposant de s’immiscer jusque dans la sphère marchande et de concurrencer les entreprises classiques. Ainsi, l’Économie Sociale et Solidaire s’est en quelque sorte accommodée du marché pour en faire un lieu de contestation : « elle a globalement accepté l’idée la nécessité de son insertion au sein du capitalisme». C’est pourquoi Jean François Draperi met en garde vis-à-vis de ces initiatives qui pourraient subir un processus de banalisation au contact des autres entreprises, dans la mesure où il y aurait un affaiblissement de la volonté d’ériger un discours global contre le système dominant. Dans son ouvrage « L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ? » il interroge les modes d’interventions et les possibilités d’émancipation alors même que l’économie sociale et solidaire est aujourd’hui contenue au sein du capitalisme, avec pour enjeux de répondre aux défaillances du marché.

Les coopératives, des alternatives issues des mouvements ouvriers

« Les coopératives constituent l’une des composantes historiques de l’Économie sociale et solidaire ». Elles se sont développées à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Les ouvriers se sont ainsi constitués en collectif dans le but de contester et de contourner les effets du capitalisme industriel, « l’économie sociale et le mouvement coopératif sont précisément nés de la lutte pour la réappropriation des moyens de production par les producteurs ou par les usagers » . Ils se représentent en tant qu’acteurs économiques, sociaux et politiques afin de développer une alternative à la production et la consommation usuelles, « la coopérative est le lieu où des hommes et des femmes se donnent le pouvoir de décider et de concevoir l’économie dont ils ont besoin pour vivre en société » . L’enjeu est de permettre une gouvernance démocratique par et pour les membres de la coopérative selon le principe « une personne = une voix », il s’agit d’exercer son pouvoir politique et citoyen au sein des structures marchandes. La particularité de la coopérative est que les membres disposent d’une double qualité. Ils sont à la fois associés, c’est-à-dire qu’ils apportent un capital de départ et donc détiennent une part sociale de la structure (cet apport n’étant pas rémunéré et pouvant être retiré à tout moment en cas de départ), et usagers, aussi bien client, que producteur ou salarié. La spéculation et la gouvernance actionnariales sont alors proscrites au sein de la structure. La qualité d’associé permet de contourner les effets pervers des sociétés de capitaux, où la rentabilité devient la fin en soi de l’activité. Toutefois, l’idée que les coopératives sont une force d’opposition au capitalisme a été critiquée. En effet, alors que pour Charles Gide il s’agit d’un moyen de lutte et d’émancipation des travailleurs et des citoyens, pour Marx la condition première de l’émancipation est la prise de pouvoir de l’État, car elle ne sera permise qu’à condition de renverser la bourgeoisie et pas de s’y accommoder .

Le mouvement coopératif se caractérise par l’existence de coopérative de production et de coopérative de consommation, la première considérant que l’administration de l’entreprise par le travailleur est la solution alors que la seconde considère que c’est à l’usager d’être souverain vis-à-vis de l’entreprise dans la mesure où il représente l’intérêt général. C’est sur cette seconde forme que va se concentrer notre propos et les développements suivants : les coopératives de consommation se sont principalement développé « au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle et réussissent à fédérer au début du XIXe siècle chrétiens sociaux, socialistes réformistes, solidaristes et marxistes. » . Ce développement s’inscrit dans la logique des mouvements ouvriers puisqu’il s’agit de « lieux de contestations de l’extension de la consommation de masse : les normes de consommation y sont souvent discutées, la solidarité ouvrière y est à l’œuvre, nationalement et internationalement.» .

Table des matières

Introduction
– Encadré n° 1 : Présentation de la démarche méthodologique
I. L’émergence d’un modèle coopératif comme réponse aux critiques liées au capitalisme
I. 1. L’émergence d’alternatives basées sur la coopération dans un contexte d’industrialisation
I. 1. A) L’économie sociale et solidaire : un projet a-capitaliste au cœur du marché
I. 1. B) Les coopératives, des alternatives issues des mouvements ouvriers
I. 2. Les enjeux sociohistoriques du développement des structures de la distribution et de formes de consommation
I. 2. A) L’émergence d’un modèle de distribution permettant le développement de la consommation de masse au sein d’une économie fordienne
I. 2. B) L’émergence de modèle alternatif à la grande distribution comme réponse aux préoccupations économiques, sociales et environnementales contemporaines
La montée des critiques liées au modèle de la grande distribution : l’émergence de nouvelles considérations chez les consommateurs
Le développement d’alternatives collectives autour des enjeux de distribution et de consommation
I. 3. Une adaptation contemporaine des coopératives de consommation autour de la spécificité de la triple qualité des coopérateurs : le cas de Superquinquin à Lille
I. 3. A) Développement et principes du supermarché coopératif et participatif Superquinquin
– Encadré n° 2 : Le choix du nom « Superquinquin » une référence à l’héritage culturel des Flandres
I. 3. B) La spécificité de la triple qualité des coopérateurs et sa gestion dans l’organisation coopérative
Le développement d’une hiérarchie informelle et d’un isomorphisme entrepreneurial
– Tableau n° 1 : Tri croisé entre l’ancienneté à Superquinquin et le fait d’être membre d’une commission
– Tableau n° 2 : Tri croisé entre la catégorie socioprofessionnelle et le fait d’être membre d’une commission
La nécessité du contrôle et la gestion des passagers clandestins
II. La consommation engagée, un outil normatif pour pallier les limites du modèle consumériste et productiviste contemporain
II. 1. La triple qualité de coopérateur : entre contrainte et volonté politique
II. 1. A) L’émergence de tension chez les coopérateurs du fait de la triple qualité de coopérateur
Les aspirations des coopérateurs : des tensions entre volonté politique et intérêt économique
Le temps comme moyen d’accès au magasin : entre ressource et contrainte
– Figure n° 1 : Le ressenti des répondants quant au fait de devoir réaliser un service de trois heures toutes les quatre semaines
– Figure n° 2 : Les raisons pour lesquelles les coopérateurs ont adhéré à Superquinquin (plusieurs réponses possibles)
II. 1. B) Devenir coopérateur pour promouvoir la consommation responsable
– Figure n° 3 : Le type de consommation des coopérateurs de Superquinquin
II. 2. Des pratiques de consommation situées socialement, politiquement et économiquement
II. 2. A) Homogénéité des profils de coopérateurs et homophilie au sein de Superquinquin
– Figure n° 4 : L’affiliation des coopérateurs avec d’autres organisations collectives
– Figure n° 8 : Les modalités de prise de connaissance de Superquinquin par les coopérateurs
II. 2.B) La volonté d’ériger une pratique comme norme de consommation
II. 3. Les critiques assignées à l’implantation du magasin dans un quartier populaire en mutation
II. 3. A) Présentation du quartier et de sa population : une comparaison démographique des populations de Fives et de Superquinquin
– Carte n° 1: Les quartiers de Lille et les grands axes de la trame urbaine
– Figure n° 8: Les lieux d’habitations des coopérateurs de Superquinquin
– Tableau n° 3 : Comparaison des populations de Fives et de Superquinquin en termes de catégorie socioprofessionnelle
– Tableau n° 5 : Comparaison des populations de Fives et de Superquinquin en termes
de niveau de diplôme
II. 3. B) L’implantation à Fives : une menace de gentrification ?
– Photographie n°6 : Affiche à la sortie du métro marbrerie (Superquinquin)
– Photographie n°7 : Affiche à la sortie du métro marbrerie (Gentrification)
Conclusion

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