Les suites du Thalys ou la lutte anti-terroriste dans le milieu ferroviaire

Les conditions de la surveillance

Les suites du Thalys ou la lutte anti-terroriste dans le milieu ferroviaire

Bien que fortement médiatisée, l’enquête sur l’accident de Brétigny ne semble pas avoir constitué une « crise de contrôle » au sens de Beniger. Il n’a pas entraîné de déstabilisation importante de l’organisation ferroviaire. La sécurité demeure fortement institutionnalisée dans l’organisation, d’où les disputes à chaque niveau de l’entreprise où, au-delà des textes et des règles, il se trouve toujours un acteur pour rappeler l’impératif de sécurité. L’attentat avorté du Thalys apparaît en revanche plus problématique pour l’organisation384. Plus problématique dans le sens où il n’entraîne pas uniquement un débat sur les modalités de la sûreté (comme l’accident de Brétigny l’entraîne sur la sécurité), mais sur sa définition même. Tout comme une nouvelle problématisation de la sûreté s’était posée avec la transformation des missions de la Suge dans les années 1990, la montée en puissance des préoccupations sur le terrorisme entraîne une réouverture de la problématisation de la sûreté dans le système ferroviaire. Contrairement au cas de l’accident de Brétigny, l’analyse proposée ici ne porte pas sur la qualification des faits – qui n’a pas fait l’objet d’un intense débat, alors qu’aucune définition du terrorisme n’accorde les Etats, les chercheurs ou les experts (Jongman et Schmid, 2005 ; Stampnitzky, 2013) –, mais sur les mesures à prendre suite aux faits. À chaque dispositif de surveillance proposé correspond une définition des problèmes et une vision de la gare. Dans ces définitions de problèmes et des enjeux, il y a aussi des processus où les acteurs se séparent de certaines données.

Les données écartées, oubliées ou détruites constituent alors des réservoirs critiques pour les acteurs s’attaquant ou prônant telle ou telle mesure. Les processus de séparation de données que nous observons ici ne se situent pas au même niveau que celles étudiées dans les enquêtes sur Brétigny. En comparant des argumentaires et rhétoriques des rapports d’expertise sur Brétigny nous avons pu suivre des données précises et voir comment elles étaient différemment agencées, écartées ou oubliées d’un rapport à l’autre. Ces processus ont eu lieu au cours des pratiques d’enquête des acteurs. Les processus de mise à l’écart de données étudiés ici ont cours avant l’acte de surveillance proprement dit. C’est dans les énoncés mêmes des différentes mesures proposées suite à l’attaque du Thalys que les acteurs écartent certains éléments. Ainsi, c’est dans le travail de définition Vigipirate auparavant. La question du terrorisme a cependant été abordée au cours des entretiens, car elle était bien sûr déjà un enjeu pour les acteurs avant août 2015. Elle faisait donc partie des thèmes abordés avec les acteurs de la sûreté, eux qui disent travailler sur tous les sujets, « du crachat à l’attentat ». En outre, nous avons enquêté formellement sur le dispositif transmanche de la gare du Nord à Paris, qui s’apparente en tout point au modèle de sûreté aéroportuaire. Après l’événement d’août 2015, les propositions se sont focalisées sur la possible extension de ce dispositif, et c’est bien en partie ce qui a été mis en place pour le Thalys (installation de portiques de sécurité avant l’accès au train).

C’est à l’aune de cette enquête de terrain que seront éclairées nos analyses sur les discours et propositions de solutions suite à l’événement d’août 2015 (notamment au travers de rapports parlementaires et propositions de loi, d’études internes de la SNCF et d’une revue de la presse). ancien, est le transfert du modèle de sûreté aéroportuaire à l’environnement ferroviaire. Ce modèle de sûreté repose sur une « stérilisation » d’une zone à protéger et dont l’accès est soumis à une série de contrôles. Il s’agit de retirer de l’espace social une portion de celui- ci, et d’en faire un espace stérilisé où les individus sont homogènes à partir du moment où ils ont franchi avec succès les tests de stérilité. Autrement dit, la sûreté aéroportuaire repose sur un « désencastrement » d’une zone de l’aéroport du reste de la société, et ce dans le sens de « désencastrement-insertion » que Le Velly précise en confrontant les travaux de Polanyi et Granovetter (Le Velly, 2007). Il ne s’agit pas de dire que le transport aéroportuaire ne serait pas institutionnalisé ou qu’il ne reposerait pas sur des conditions sociales. Tout comme l’activité économique, l’activité aéroportuaire est « intimement liée aux conditions institutionnelles qui la permettent autant qu’elles la contraignent » (Le Velly, 2007, p. 244). Il s’agit de dire que les règles et normes qui régissent le milieu aéroportuaire (en tant qu’institution) sont de moins en moins déterminées par celles ayant cours dans les autres sphères de la société. L’aéroport soumet les individus à une forme de surveillance et de contrôle qu’ils n’accepteraient pas dans d’autres espaces. La notion d’ « encastrement- insertion » sert à « évaluer jusqu’à quel point les différents ordres du social sont autonomes- désinsérés et jusqu’à quel point ils sont subordonnés-insérés les uns aux autres » (p. 249). L’ordre aéroportuaire, et la forme de surveillance qui s’y exerce, est désencastré-désinséré du reste de l’ordre social. Comme nous le verrons, ce désencastrement-désinsertion est ici très lié à la condition spatiale du réseau aéroportuaire : c’est parce qu’il est territorialement isolé qu’il est socialement désencastrable-désinsérable.

 

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *