Les paradoxes de l’économie sociale d’aujourd’hui face à l’avènement du néolibéralisme

« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément. » – Albert Einstein (?)

Le mémoire de Master 2 Economie Sociale et Solidaire (ESS) est un mémoire de stage. Cela signifie que les étudiant.e.s doivent effectuer un stage pratique, dont ils.elles se servent également comme terrain de recherche pour la rédaction d’un mémoire de fin d’études.

Pour le présent travail, le stage a été effectué chez Annalinde gGmbH, à Leipzig, en Allemagne. C’est une société de capitaux à but non-lucratif qui se décrit comme faisant de l’« agriculture multifonctionnelle ». Cela signifie qu’elle produit des ressources agricoles dans une partie du jardin plus orientée vers la vente de produits bio et locaux, mais qu’elle a également une utilité qui va au-delà de celle de l’agriculture traditionnelle. En effet, une autre partie du jardin appelée « jardin communautaire » (Gemeinschaftsgarten en Allemand) a pour but premier non pas de produire des ressources agricoles, mais plutôt de rassembler les habitant.e.s du quartier et de la ville dans un lieu vert, prône à la discussion, à la relaxation, au partage, à la créativité et à l’activité physique. La partie du jardin orientée vers la production agricole s’autofinance grâce à la vente de ses fruits et légumes, et le jardin communautaire finance son projet de « jardin interculturel » grâce au soutien du Fonds Social Européen (FSE), où les autoentrepreneuses responsables s’efforcent de soutenir la mixité culturelle, pour favoriser l’intégration dans la ville de personnes avec des antécédents migratoires ou dans des situations précaires.

L’agriculture urbaine étant une pratique avec des effets diffus, la question de la mesure d’impact de tels projets s’est rapidement posée. Les différents articles décrivant les impacts de cette pratique confirment en effet la complexité et la diversité de ceux-ci. A côté de cela, l’observation des pratiques d’Annalinde ont permis de déceler certaines pratiques au sein de la structure qui permettaient de mesurer cet impact et de justifier leur travail au FSE, dont les employé.e.s avaient l’air déconnectées, comme notamment des listes de participation à remplir à chaque fois que le jardin interculturel était ouvert. Le questionnement s’est donc tourné vers la pratique de mesure chez Annalinde, les attentes des institutions de financement, les difficultés rencontrées par les acteurs.trices, et les représentations de ces pratiques. Pourquoi les employé.e.s mettent-ils.elles en place des pratiques de mesure d’impact qui leur semblent inadaptées ?

Pour répondre à ce questionnement, l’approfondissement des termes d’impact social (IS) et d’utilité sociale (US) a tout d’abord été nécessaire. Les articles et rapports de chercheurs.euses en ESS expliquent que ces concepts permettent aux Organisations de l’ESS (OESS) de montrer que leur travail diffère des organisations classiques. En effet, le but de ces dernières est de produire, et de faire du profit. Cependant, elles produisent aussi d’autres effets sur la société :

Les économistes ont une représentation de l’activité économique à partir de deux activités centrales que sont les « productions » et les « consommations ». Ces activités génèrent néanmoins des externalités, c’est-à-dire qu’elles ont des conséquences considérées comme inintentionnelles sur différents états (sur la nature, sur la société et les communautés, sur les individus). Ces externalités, non comptabilisées dans les systèmes de comptes conventionnels, peuvent être positives ou négatives. Frémeaux, 2013, p.26.

A l’opposé, un des grands principes de l’ESS est la non-lucrativité, ou la lucrativité limitée, pour produire intentionnellement des effets positifs sur la nature, sur la société et les communautés, sur les individus. C’est pourquoi les OESS ont une « utilité sociale ». Alors quelle différence avec l’ « impact social » ? L’utilisation différente des termes résiderait plutôt dans le contexte d’énonciation : si l’on cherche à savoir si oui ou non une OESS (ou même n’importe quelle entreprise) a des objectifs collectifs ou sociétaux, on va plutôt parler d’utilité sociale. Si on se penche vers une mesure précise, calculée et placée dans le temps des conséquences des activités de ces organisations, on va plutôt parler d’impact social. Le premier terme sert surtout en France à justifier une défiscalisation qui est assez largement accessible, alors que le second terme sert plutôt à parler du chiffrage de la qualité de mise en exercice pratiqué par les OESS pour se mettre en compétition face à un bailleur (Perrin et Benzerafa, 2016). Un questionnement s’est donc ajouté sur ce qui fait différer les concepts dans la pratique.

Pour mieux comprendre les pratiques, les attentes, les difficultés et les représentations des acteurs.trices, cinq entretiens ont été réalisés sur une période de deux mois. Un premier fut réalisé avec Michael, coordinateur de projets chez Annalinde et responsable de l’ « Académie d’Annalinde », un second avec Frida, une des deux responsables du projet de jardin interculturel, puis un troisième avec Vincent, responsable de la partie de production agricole du jardin. Enfin, deux autres entretiens ont été réalisés avec Annegret Haase, chercheuse au Centre pour la Recherche Environnementale de Leipzig pour le projet Koop:Lab, un laboratoire qui a pour but de développer les espaces verts de la ville de manière collaborative et inclusive. La chercheuse travaille étroitement avec Annalinde, qui est un de ses partenaires institutionnels principaux, puisqu’ils.elles reçoivent conjointement des financements de l’Etat allemand pour le travail de recherche du laboratoire. Le premier entretien a pu faire état de son travail de chercheuse chez Koop:Lab et des problématiques qui concernent sa recherche. Le second a plutôt abordé les problématiques d’IS dans le travail social et dans le milieu de la recherche. Tous les entretiens ont été conduits en anglais et/ou en allemand, chaque témoignage a donc été traduit par l’auteure de ce mémoire.

UTILITE SOCIALE ET IMPACT SOCIAL : UN POINT DE FRICTION THEORIQUE ENTRE ESS ET ECONOMIE STANDARD

En se penchant sur la question de l’impact social en ESS, on remarque une diversité sémantique selon les sources. En effet, on retrouve majoritairement deux termes pour décrire le champ de l’évaluation extra-économique des Organisations de l’Economie Sociale et Solidaire (OESS) : « impact social » et « utilité sociale ». Même si les deux termes sont parfois (abusivement) employés pour parler de la même chose, ils désignent plutôt différentes pratiques et considérations du travail OESS, qui ont tendance à s’entremêler. Nous verrons d’abord l’approche prônée par les chercheurs.euses en ESS qui préfèrent le terme d’Utilité Sociale pour comprendre le travail des OESS. Puis, nous aborderons le concept d’Impact Social, par opposition à l’Utilité Sociale, utilisé plutôt par les institutions et cabinets d’audit pour parler d’efficacité des organisations. Pour terminer, nous verrons que cette différenciation n’est pas forcément claire pour les acteurs.trices de terrain de l’ESS et chercherons à comprendre les représentations qu’ils.elles ont de ces différentes théories et injonctions.

Evaluer l’Utilité Sociale d’une organisation, ou prouver que l’on cherche à répondre à des besoins sociaux 

L’importance théorique du concept d’utilité sociale en ESS : redéfinir la valeur
L’ESS est un courant économique alternatif qui en imaginant une autre manière d’organiser l’économie va repenser la question de ce qui est normalement considéré comme une externalité. En redéfinissant l’externalité, il revoit la valeur des biens et services, ce qui se traduit par un processus de codification et de législation permettant de différencier les organisations traditionnelles des organisations qui ont pour but de travailler sur les externalités. Cela provient de l’idée qu’il est possible de produire des biens ou de rendre des services tout en considérant que le profit économique réalisé par une organisation n’est plus la seule chose qui importe, mais plutôt ses l’ensemble de ses effets positifs pour la collectivité.

Jean Gadrey utilise donc le concept d’utilité sociale pour distinguer différents types d’organisations selon cette frontière : « L’activité d’une organisation d’économie solidaire a une utilité sociale, ou une valeur sociétale, si elle a pour résultat constatable et, en général, pour objectif explicite, au-delà d’autres objectifs éventuels de production de biens et de services destinés à des usagers individuels, de contribuer à des objectifs collectifs ou sociétaux » (2006, p.4). Cette distinction permet également de remettre en cause l’argument qui soutient que les entreprises « traditionnelles » ont aussi des effets positifs sur la collectivité simplement en créant de l’emploi, puisque valoriser l’emploi sur le territoire n’est pas le but principal de ces entreprises, ce ne sont que des externalités inintentionnelles générées par la recherche de profit. Contrairement à ces entreprises traditionnelles, les OESS ont elles pour but principal de contribuer à des objectifs communs, énoncés par Gadrey dans sa définition, à savoir « la réduction des inégalités économiques et sociales, y compris par l’affirmation de nouveaux droits, la solidarité (nationale, internationale, ou locale : le lien social de proximité) et la sociabilité, l’amélioration des conditions collectives du développement humain durable (dont font partie l’éducation, la santé, la culture, l’environnement, et la démocratie) » (ibid).. Plutôt que de réfléchir en termes de besoins individuels, de profit, on réfléchit en termes de réponse à des besoins sociaux non-remplis, et donc on cherche à définir ce qui est bon pour la communauté ; c’est pourquoi l’ESS a des aspects politiques.

Evaluer l’utilité sociale en ESS, mettre en pratique une autre vision de la valeur
Cette distinction entre les types d’organisations selon leurs objectifs permet en pratique de les différencier au niveau législatif, et donc de valoriser financièrement l’apport des OESS à la collectivité ou la société. « Les règles qui encadrent le fonctionnement des marchés et des organisations productives sont non seulement une condition de l’efficacité de l’économie, mais elles contribuent également à placer sa dynamique au service de l’intérêt général » (Frémeaux, 2013, p.26), c’est pourquoi en France, comme en Allemagne par exemple, avoir une utilité sociale permet des avantages fiscaux intéressants pour les organisations, ce qui a donc pour conséquence de valoriser leur activité et leurs pratiques, par rapport à des entreprises traditionnelles. C’est une manière de réguler le marché selon des règles alternatives qui prennent en compte d’autres facteurs que la finance. Le concept d’US est donc surtout une convention qui permet d’affirmer collectivement (par le biais d’incitations financières) qu’avoir une utilité sociétale ou collective a également de la valeur, et donc d’encourager les pratiques vertueuses socialement et écologiquement.

Table des matières

INTRODUCTION
1. UTILITE SOCIALE ET IMPACT SOCIAL : UN POINT DE FRICTION THEORIQUE ENTRE ESS ET ECONOMIE STANDARD
1.1. Evaluer l’utilité sociale d’une organisation, ou prouver que l’on cherche à répondre à des besoins sociaux
1.2. Mesurer son impact social, ou chercher à prouver son efficacité économique
1.3. Acteurs.trices de l’ESS : Représentations théoriques de la notion d’impact social
2. COMMENT LA FRICTION ENTRE ESS ET ECONOMIE STANDARD S’INCARNET-ELLE ? PRATIQUES ET DISCOURS
2.1. ESS : inégalités, précarité, et conséquences sur les pratiques de mesure
2.2. Des acteurs.trices lucides mais qui doivent composer avec la situation
3. PENSER ENSEMBLE DE NOUVELLES STRUCTURES ORGANISATIONNELLES QUELQUES PISTES POUR SORTIR DES PARADOXES ACTUELS
3.1. L’ESS n’est pas encore un secteur unifié avec une direction claire
3.2. Le concept d’utilité sociale, une construction sociopolitique à se réapproprier
3.3. Demander la co-construction de la notion d’US et l’évaluation d’US
CONCLUSION

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