L’exclusive : une arme à double tranchant ?

L’exclusive : une arme à double tranchant ?

Historique et portée juridique du « jus exclusif » 

La notion d’exclusion doit d’abord être bien cernée quant à sa définition et son usage. Joseph Güthlin nous fournit une précision intéressante sur le sens premier de l’expression « donner l’exclusion », qui « signifie simplement ne pas donner sa voix à un candidat, ou ne pas comprendre le nom d’un cardinal dans la liste de ceux dont on poursuit l’élection éventuelle » . Il ne s’agissait donc pas a priori de s’opposer positivement à l’élection d’un cardinal. Le face-à-face solide entre le « parti de l’inclusion », donc les soutiens d’une candidature, et le « parti de l’exclusion », ceux qui ont refusé de la plébisciter, finissait par entraîner logiquement des transactions en faveur d’un candidat de médiation. Tel est le schéma classique de la pratique électorale des conclaves. L’exclusion était donc à l’origine un élément constitutif de l’élection pontificale. Maria Antonietta Visceglia a montré que ce phénomène d’exclusion concernait d’abord les petites factions, comme un moyen pour elles de « barrer la route du pontificat » à des candidats trop influents proposés par la faction majoritaire. Les factions minoritaires devaient être capables, par les jeux d’alliances, de réunir le tiers des voix nécessaires pour les bloquer. Sur ce droit d’exclusion primitif s’est greffée, au XVIe siècle, une autre pratique, revendiquée cette fois par les principaux souverains de la Chrétienté, qu’on désigna plus tardivement comme un « veto d’exclusion » des puissances temporelles. L’intervention des princes catholiques au conclave était foncièrement liée à ce qu’on appelait communément les « intercessiones principum », les interventions ou intercessions des princes, mentionnées dans la bulle de Pie IV. La position privilégiée des trois grandes monarchies catholiques – l’Empire, l’Espagne et la France – à l’égard de Rome leur avait tacitement permis de jouer un rôle intercesseur auprès des papes et du Sacré-Collège. L’empereur se considérait, dans la lignée des Carolingiens et des Ottoniens, le protecteur suprême de l’Église et portait le titre d’« advocatus Ecclesiæ Romanæ » 656. Le roi de France avait obtenu le prédicat de « Fils aîné de l’Église » et celui d’Espagne le titre de « Roi catholique ». L’approbation de ces privilèges allait de pair avec la reconnaissance d’un certain droit de regard dans les affaires de l’Église universelle. La harangue des ambassadeurs, discours quasi-institutionnalisé formulé au début du conclave, nous montre que les cardinaux étaient conscients de la nécessité de tenir compte des « intercessions » des grandes monarchies catholiques. Ces intercessions faisaient pleinement partie de l’échange diplomatique entre le Saint Siège et les États catholiques, pour veiller au maintien théorique de bonnes relations entre la Papauté et les monarchies. Pie IV a toutefois voulu veiller à ce que ces recommandations ne deviennent pas des contraintes pour les cardinaux : il invitait ces derniers à être « le moins possible attentifs aux intercessions des princes séculiers » 657 . L’Espagne avait compris assez tôt l’influence qu’elle pouvait exercer sur le processus électoral. Elle disposait d’un atout considérable, en ce que les cardinaux espagnols, lombards et napolitains étaient politiquement des sujets de Madrid. Charles Quint était conscient du rôle décisif que pouvait jouer la faction espagnole au conclave, renforcée par les cardinaux issus de l’Empire et des principautés habs bourgeoises. Sous le règne de Philippe II (1556-1598), la majorité des papes élus étaient des candidats avancés par ce monarque. A la fin du siècle, le roi de France Henri IV avait bien saisi l’importance de cette stratégie éprouvée par Madrid. Il décida dès lors d’engager plus résolument la France dans le mécanisme factionnel. La fidélisation politique des cardinaux fut ainsi utilisée pour imposer des directives électorales, les factions dites « de Couronne » étant appelées à représenter les intérêts des grandes monarchies Cet investissement électoral officieux des Couronnes devait avant tout prendre en compte les mécanismes classiques de l’élection. Le jeu des inclusions et des exclusions était une occasion en or pour les princes. En proposant des candidats au pontificat à sa faction, le prince donnait aussi une liste de candidats à écarter du pontificat. Il choisissait les persona grata et non grata, et les cardinaux factionnaires étaient censés respecter cette distinction. Nous avons donc affaire à une conception nouvelle de l’exclusion. Il ne s’agissait plus de refuser un soutien, mais de s’opposer positivement à une élection. Le sens de l’exclusion a basculé de l’abstention à l’opposition. À partir de là, tout se passait comme si les grandes monarchies disposaient d’un droit de veto sur le processus électoral, qu’on appela rapidement le « jus exclusivæ », le droit d’exclusive. Qu’en étaitil en réalité ? S’agissait-il d’un droit bilatéralement reconnu – et donc logiquement inscrit dans le droit des gens – ou d’un véritable coup d’État des puissances séculières ? Cette question complexe a été le sujet de plusieurs travaux réalisés par des juristes de langue française ou allemande, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Nous pouvons citer les thèses françaises de Gabriel Vidal et Marius Évrard, publiées en 1906 et 1908660, ainsi que les ouvrages du théologien et canoniste allemand Johannes Baptist Sägmüller (1860-1932) et du juriste anticlérical autrichien Ludwig Wahrmund (1860-1942)661 . Il faut avant tout distinguer, d’un point de vue juridique, l’exclusion matérielle et l’exclusion formelle. L’exclusion matérielle ou indirecte consistait pour les cardinaux « à rallier un nombre déterminé de votes, afin d’empêcher l’élection de la personne tenue pour ingrate par leur gouvernement » 662 . Le souverain envoyait un mémoire secret au cardinal de sa confiance, dans lequel il donnait les noms des cardinaux à exclure. Dans le mémoire secret envoyé au cardinal Bichi, le 19 septembre 1644, le roi s’en remettait à ses talents pour trouver le moyen d’exclure Pamphilj : « On persiste donc toujo[u]rs à croire qu’il faut en quelque façon que ce soit exclure led[it] Pamphili, à quy Sa Ma[jes]té désire que led[it] Cardinal Bichi travaille de tout son pouvoir […] »663 . Évidemment, ce procédé ne devait être employé que si le candidat à exclure était mis sur le tapis et avait des chances réelles de remporter l’élection. Si le cardinal chargé de la mission d’exclusion réussissait à rallier un tiers des votants, il bloquait le candidat exclu, la seule solution étant désormais d’opérer les transactions en faveur d’un candidat de compromis. Tel était le but de l’exclusion matérielle : barrer la route au groupe majoritaire pour tendre vers un compromis, donc un candidat acceptable par une large majorité, voire par la quasi-unanimité du Collège – comme ce fut le cas pour Chigi en 1655, qui fut élu par 64 voix sur 65, autrement dit à l’unanimité puisque Chigi ne pouvait pas voter pour lui. Formulée d’abord confidentiellement au sein de la faction concernée, l’exclusion matérielle devenait « notoire » lorsqu’elle était révélée aux partisans potentiels de l’exclusion, puis elle était rendue publique – ce qu’on appelait l’exclusion « ouverte » – lorsque la faction ayant lancé l’exclusion, ou l’ambassadeur à l’audience de la rota, la notifiait officiellement au Sacré-Collège. En théorie, le procédé de l’exclusion matérielle permettait seulement « aux souverains de faire connaître leurs préférences, ou plutôt leurs antipathies [en laissant] aux électeurs une pleine et entière liberté »

L’exclusive à la française : un jeu à haut risque 

La France n’a pas lésiné dans le maniement de l’exclusive après la restauration de sa présence à Rome au début du XVIIe siècle. Henri IV désirait libérer l’élection pontificale de « l’influence exclusive et prépotente du roi d’Espagne » 679. La guerre qui opposa la France à l’Espagne, entre 1635 et 1659, transforma les conclaves de 1644 et 1655 en véritable champ de bataille où les deux puissances s’affrontèrent en employant l’arme de l’exclusive. Dans ce contexte géopolitique difficile, le « jus exclusif » avait pris la tournure d’un véritable artifice politique qui permettait, en fin de compte, de neutraliser tout risque d’une élection dangereuse pour l’équilibre européen. Au conclave de 1644, le cardinal Pamphilj était exclu par la France dès le début du conclave, comme en témoigne l’instruction royale du 9 août : « Sa Ma[jes]té renouvelle encore plus particulièrement ausd[its] Srs Card[in]aux et Ambassadeur les ordres qu’elle leur a donnez pour l’exclusion de Pamphilio, ayant encor eu depuis de nouvelles raisons qui l’obligent absolument à s’opposer à son élévation » 680 . Au terme de cette instruction, des conseils de prudence étaient proposés à l’ambassadeur et aux cardinaux factionnaires, quant à l’usage de l’exclusive : « Sa Ma[jes]té ne sçauroit assez faire remarquer à ses Ministres par delà combien est délicate la matière des exclusions, et avec quelle prudence et modéra[ti]on elles doivent tousjours estre conduites, pour les inconvénients et préjudices dont on court fortune, si un sujet réussissait après qu’on s’y est formellement opposé » 681 . Dans la pratique, la faction était invitée à se cantonner au stade de l’exclusion confidentielle pour bien s’assurer d’être en mesure de donner une exclusion ouverte : « C’est pourquoy Sa Ma[jes]té leur recommande, aussi instamment qu’elle peut, de tenter tousjours tous les biais qui se peuvent soubzmain avant que de venir à quelque chose qui paroisse et à des déclarations qui éclatent » 682 . L’exclusion de Pamphilj était à l’origine justifiée par une vieille inimitié entre ce cardinal et les Barberini. Ces derniers s’en étaient vivement plaints à Mazarin. Cette querelle était la véritable raison de l’exclusion, puisque « dans l’origine, la France n’avoit pas grand sujet d’aversion contre luy […] »  . La responsabilité du cardinal Antonio était manifeste : « Il se peut dire donc que la considération dud[it] S. Card[in]al [Antonio] est la seule cause de n[ot]re engagement contre Pamphili et mesme que, pour luy plaire, on a rejeté toutes les avances et méprisé les soins qu’il a employez sans nombre, en tout temps, pour se pouvoir rajuster avec cette couronne » 684 . Entre temps, Antonio avait changé son fusil d’épaule, et tenta de pousser la France à soutenir son ancien ennemi, dès lors que la pratique de Sacchetti semblait définitivement compromise. Il avait demandé à Saint-Chamond la levée de l’exclusion, en présumant d’un hypothétique attachement de Pamphilj à la France. Mazarin demeura nénamoins intransigeant sur la mise en œuvre de l’exclusion de Pamphilj et pointait du doigt « ses affections à l’Espagne » 685 . L’obstination du cardinal-ministre peut nous surprendre. Mazarin était déterminé à soutenir jusqu’au bout la candidature de Sacchetti, qui était pourtant résolument perdue au début du mois de septembre. Les partisans de Sacchetti eux-mêmes étaient réticents à continuer à lui donner leur voix : « […] beaucoup de Card[in]aux […] ont avancé qu’ilz ne pourvoient pas en conscience donner de suffrages à un sujet qui estoit exclu d’un si grand Royaume que celuy d’Espaigne […] ». La crainte d’une vengeance de l’Espagne contre Rome était encore telle, dans la mentalité générale du Sacré-Collège, que les électeurs préféraient, par pragmatisme, ne pas contester l’exclusion espagnole. Malgré un tel blocage, Mazarin préféra ne pas céder sur son choix et maintint, par compétition, l’exclusion de Pamphilj. Dans le mémoire secret adressé à Bichi, nous découvrons l’argumentation de Mazarin, pour qui il ne fallait pas craindre d’employer l’exclusion, même si Pamphilj devait être certainement élu : « Enfin, on estime icy que, si on ne peut s’assurer par des raisons purement physiques de sa bonne volonté pour cette couronne, il vault mieulx persister entièrement jusqu’au bout dans n[ot]re exclusion, et le voir monter malgré nous au pontificat, que d’y concourir quand on cognoistre ne pouvoir faire mieux. La raison en est qu’au premier cas, il songerait aussitôt que nous à capituler pour vivre bien ensemble et auroit plus d’égard à ne rien faire qui offensent le Roy, notamment dans l’estat florissant où se trouvent les aff[air]es de ce roy[au]me ; au lieu que si nous témoignons quelque foiblesse en nous relâchant, lorsque n[ot]re résistance seroit inutile, il seroit davantage plus dangereux pour nous que, soubz prétexte d’une amitié qui ne seroit que faiblesse, il pourrait par son habileté donner des coups couverts à cette couronne qui luy porteroient beaucoup de préjudice. »   Nous voyons, d’un côté, l’argument de la puissance de la France, illustrée par les victoires récentes contre l’Espagne, comme un moyen d’impressionner le futur pape et de l’engager à conserver de bonnes relations avec le royaume. De l’autre côté, montrer une faiblesse », par un relâchement de la pratique d’exclusion, risquerait d’exposer la France aux menaces d’un pape considéré comme pro-espagnol. Finalement, la France aurait plus à gagner en maintenant l’exclusion qu’en la retirant. Lorsque le mémoire prit la route de Rome, Pamphilj était élu pape depuis quatre jours.

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