Question du rapport de l’être au temps

 La mort renferme les angoisses humaines les plus profondes. Elle est synonyme d’inexistence de soi ou d’autrui. Quand elle touche autrui, elle renvoie à d’autres angoisses archaïques comme l’angoisse d’abandon. Autour d’elle pourtant se joue également son exact contraire : la vie. Car en effet, vivre, c’est mourir à soi mais pas n’importe quelle vie. En effet, la vie recèle deux dimensions : une dimension cyclique où les êtres vivants se succèdent dans le temps, identiques et inchangés. C’est la succession des saisons, des fêtes culturelles ou encore des noms de familles qui se perpétuent au fil du temps. Cette dimension renvoie à la notion d’infini. Or, pour l’individu, mortel et incomplet, cette première dimension est une réalité secondaire bien que très importante. Car, pour lui, c’est l’urgence de son existence qui prime. Sa vie n’étant pas infinie, il va devoir l’inscrire dans l’espace et dans le temps.

Cette question du rapport de l’être au temps dépend de la possibilité qu’a l’individu de se confronter à une certaine forme de mort symbolique. Ainsi, vivre, c’est un peu mourir à soi à chaque instant. C’est une mort bénéfique puisqu’elle est au service de l’évolution mais parfois, pour celui qui la vit, elle paraît insurmontable. Elle fait risquer l’effondrement. Avant, les rituels initiatiques permettaient de mettre en scène ces angoisses en les contenant et en proposant un passage. Ce n’est plus guère le cas. Ainsi, aujourd’hui, les individus doivent fabriquer eux-mêmes leurs rites de passages avec les dérèglements que cela implique. Il en va de même concernant la question de l’après. Alors, que certaines cultures et sociétés proposent des voies pour prendre en charge cette question, l’occident, sous l’égide d’un discours scientifique dominant, laisse les individus avec leurs questions existentielles potentiellement angoissantes. Ainsi, notre modernité est-elle obligée de fabriquer ses propres explications. C’est donc aussi la question des croyances qui est soulevée et notamment des croyances religieuses.

L’arbre sans fin1 de Claude Ponti et Quand je ne serai plus là2 d’Anette Bley 

Introduction Dans l’Arbre sans fin et Quand je ne serai plus là, Claude Ponti et Anette Bley abordent la question de la cyclicité des choses, cycles qui se répètent sans cesse et prennent diverses formes. En usant de symboles végétaux, ils abordent le cycle naturel. Ils extrapolent des caractéristiques de cette réalité physique d’autres réalités ayant trait à l’espèce humaine, cycles culturel et générationnel donc. Enfin, pour garder contact avec notre modernité et souligner le caractère infini qui l’habite malgré les changements de paradigme (passage de sociétés traditionnelles à rituels initiatiques à des sociétés donnant une grande valeur à l’individu au détriment du collectif), Quand je ne serai plus là5 amène une réflexion sur les nombres, symboles scientifiques et rationnels mais néanmoins porteurs d’un mystère insondable : l’infini. Cette ambivalence primordiale contenue dans le symbole des nombres à savoir la rationalité et l’irreprésentabilité de leur infinité amène justement un éclairage sur la tension apparue depuis que les sociétés modernes se sont détournées des rites qui les structuraient autrefois.

En effet, ces rites, collectifs par nature, ont peu à peu disparu mais continuent d’être nécessaires et effectifs à un niveau individuel : le cycle n’aurait pas disparu mais se serait déplacé de la collectivité vers l’individu. La prise de conscience de la persistance du souvenir qui assure une continuité de l’être dans Quand je ne serai plus là6 et la compréhension de la finitude des choses d’Hipollène dans L’arbre sans fin7 prennent en effet la forme de rites initiatiques, à chaque fois inspirés par des aînés qui savent. Et pourtant, c’est seules que les petites héroïnes vont devoir grandir et rejoindre les rives de l’âge adulte. Tel serait le lot des individus de nos sociétés : s’inscrire dans une cyclicité plurielle et la subir sans pouvoir s’appuyer sur une altérité qui la reconnaît et la nomme. Or, qui évoque une initiation amène l’idée de progrès ce qui va à l’encontre de la notion de cycle qui se répète à l’identique. Ainsi, l’ambivalence contenue dans le couple d’opposés cycle/progrès devrait être amenée par les œuvres.

C’est le cas. En effet, il s’agira de mettre en évidence que tous les éléments signifiants évoquant la notion de cycle contiennent intrinsèquement celle de progrès : un arbre, soumis aux lois de l’adaptation ne donnera pas les mêmes fruits d’une année sur l’autre. Une génération d’êtres d’une même famille qui se perpétue sera constituée d’individus tous différents, eux-mêmes inscrits dans un contexte social et culturel qui évolue. De même, un individu qui évolue et grandit n’est pas complètement le même une fois le cycle terminé. C’est le cas par exemple d’un enfant qui a appris à lire. Une fois les mécanismes de la lecture enclenchés, il ne peut plus ne pas comprendre un mot, une phrase ou un texte qu’il sait lire. De même, à la fin de L’arbre sans fin1 , Hipollène (qui reste Hipollène malgré tout) ne peut plus nier la finitude de son arbre ou de son être et, en ceci, devient une autre Hipollène. Lisa, dans Quand je ne serai plus là2 ne peut plus réfuter l’existence de l’imagination et du souvenir pour assurer la continuité de son être et de ceux qui lui sont (étaient) chers.

La question est alors de savoir comment ces prises de conscience qui étaient autrefois initiées par la société et reconnues par tous ses membres peuvent naître du seul individu. Les deux œuvres étudiées abordent cette fois-ci la question différemment : l’initiation d’Hipollène de Ponti consiste à trouver son nom. Le nom est ici ce symbole primordial de la finitude de l’être, à la fois représentant d’une lignée généalogique qui se perpétue et individu inédit qui apporte sa propre pierre à l’édifice. Il est aussi le représentant dans le langage de la sexuation et, en ceci, signe l’identité sexuelle, incomplète par nature. La tâche pour Lisa est autre. Il s’agit pour elle de retrouver une continuité d’existence alors que la mort d’Auguste est pour elle une rupture. Ainsi, dans ce même mécanisme d’initiation que vivent Hipollène et Lisa, se retrouvent deux éléments antagonistes et pourtant tous deux existants : la rupture et la continuité.

Finalement, l’abandon des rites collectifs durant lesquels le message transmis n’était pas questionné amène à la possibilité d’accéder au sens du message. En contrepartie, l’individu, libéré des contraintes sclérosantes du collectif, doit cheminer à tâtons dans un univers qui n’est plus codé. Finalement, l’initiation (qui doit se faire) a lieu et prend des formes similaires à celles qu’elle prenait avant mais se fait individuellement. Cela questionne le rapport de l’être au temps, le temps en général et le temps d’une époque, d’une culture en particulier. Il est donc bien question du temps dans les deux œuvres : le temps à l’échelle de l’univers, de l’espèce et enfin de la famille et l’individu. Paradoxalement, il ne peut y avoir d’existence sans prise en compte de la finitude (Hipollène doit d’abord se différencier de son univers maternel pour pouvoir grandir dans L’arbre sans fin1 . Au contraire, on ne pourrait supporter les contraintes de la réalité sans ce sentiment d’infinité dont le souvenir est le digne représentant.

Lisa doit quant à elle trouver les voies de l’indifférenciation que représente le souvenir dans Quand je ne serai plus là. Parallèlement, cela revient à dire que pour vivre, il faut avoir fait l’expérience de la mort (réelle, celle d’un proche ou symbolique, la sienne propre). Il faudra enfin aborder la question des conséquences de l’initiation et, à travers elles, la question de l’existence. Qu’est-ce que vivre et grandir ? Que veut dire devenir adulte ? Finalement, il s’agit de dépasser les dichotomies évoquées en essayant de les dépasser. La notion de projet d’existence comme inscription de l’être dans le temps viendra éclairer les histoires des deux héroïnes. Hipollène nommée « Hipollène-La-Découvreuse » à la fin de l’œuvre de Ponti vainc son ombre, Ortic et revient auprès des siens. Elle se voit attribuer « une coiffure de grande fille » et son père lui fabrique une épuisette rien que pour elle lui conférant ainsi l’assentiment collectif concernant sa capacité à chasser les glousses.

Le cycle aliénant du début a laissé la place à la rupture individuelle laquelle, une fois intégrée, a permis de rejoindre le cycle après y avoir trouvé sa propre place. On retrouve ici les caractéristiques du schéma actantiel des contes traditionnels où le héros, à la fin de son périple, rejoint la situation initiale mais n’est plus le même, enrichi des obstacles qu’il a dus surpasser, des adjuvants qu’il a rencontrés… Lisa, elle aussi grâce à sa compréhension de l’infinité du souvenir, a rejoint le cycle de la vie générationnelle en y inscrivant son être comme le montre l’illustration de la dernière page sur laquelle elle imagine Auguste manger à volonté des gâteaux et des fruits, choses qui lui étaient interdites jusque là. 

Mouvements cycliques 

La première remarque concernant l’œuvre de Ponti est bien entendu le titre : L’arbre sans fin. Cet infini suggéré ne peut se référer à l’arbre physique. Il se rapporte donc à quelque chose de plus symbolique qui dépasse son existence-même. Gilbert Durand, dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire écrit : « Au premier abord, l’arbre semble venir se ranger aux côtés des autres symboles végétaux. Par sa floraison, sa fructification, par la plus ou moins abondante caducité de ses feuilles il semble inciter à rêver une fois de plus un devenir dramatique2 ». L’arbre, en effet, parce qu’il est soumis au rythme des saisons, est un symbole de maîtrise du temps. Il passe par divers états qui disparaissent/réapparaissent sans arrêt, « une régénération périodique du temps3 », écrit Eliade. Ce cycle répété aurait eu un intérêt anthropologique dans l’histoire de l’espèce humaine.

Selon Durand, bon nombre de symboles humains dont l’arbre fait partie, avaient (ont) pour but de dompter le temps, de le rendre moins angoissant, de « […] maîtriser le devenir par la répétition des instants temporels, de vaincre directement Kronos non plus par figures et en un symbolisme statique, mais en opérant sur la substance même du temps, en domestiquant le devenir4 ». Dans Quand je ne serai plus là5 , le symbolisme végétal est également présent sous la forme du jardin. En effet, Auguste est jardinier et à la page 7, il est indiqué qu’« Auguste connaît tout du jardin. Pourquoi on garde l’herbe coupée pour nourrir la terre, comment les petites graines deviennent de grands arbres, et où les abeilles fabriquent le miel1 ». La notion de cycle est donc intrinsèquement présente dans ce symbole et on comprend bien pourquoi : Auguste va mourir et il a probablement besoin de se sécuriser avec ce cycle naturel qui le déborde de loin mais qu’il connaît bien. Concernant Lisa, il est dit : « Mais Lisa ne pense plus qu’à une seule chose : atteindre de sa pierre le bison de fer2 », sorte de défi qu’Auguste a lancé à Lisa, l’intimant de toucher une brouette en forme de bison à l’aide du lance-pierres qu’il lui a fabriqué. Ainsi, Lisa passe à côté du symbolisme cyclique de la nature et y préfère ce défi (culturel) qui n’est pas sans rappeler les rituels initiatiques des jeunes partant à la chasse pour la première fois et censés ramener une proie dans le but d’être reconnus par leur communauté comme il en est question dans bon nombre d’albums dont le célèbre Yakouba.

Ainsi, le cycle naturel dont il est question dans les deux œuvres s’accompagne d’autres symboles porteurs de cette même notion dans d’autres domaines ayant trait à l’humanité cette fois : les cycles générationnels et culturels. En effet, l’on retrouve cette notion de cycle et d’infini retour à la page 9 dans l’ouvrage de Ponti lorsqu’il est expliqué qu’Hipollène part pour la première fois à la chasse aux glousses. C’est sa grand-mère qui a choisi le moment idéal, moment qui s’avèrera être le même que celui de sa mort. Ainsi, la naissance d’Hipollène à cet exercice traditionnel et initiatique de la chasse aux glousses correspond à la mort de sa grand-mère. Mort et vie s’entremêlent donc dès le début du récit mettant l’accent sur la cyclicité de la vie. De la sorte, il faut noter que dans L’arbre sans fin4 , la structure sociétale qui domine est verticale, le savoir étant du côté des ancêtres (la grand-mère d’Hipollène) qui ont la responsabilité d’initier les plus jeunes, le but étant de transmettre une mémoire collective, un code commun à l’identique, laissant peu de place à l’inédit individuel mais assurant un cycle et la pérennité du groupe. En ce sens on peut dire que la famille d’Hipollène possède une caractéristique issue de sociétés traditionnelles, tribales. Dans Quand je ne serai plus là1 , également, cette structure verticale se retrouve car est souligné le grand savoir d’Auguste notamment en ce qui concerne le jardin.

De plus, Lisa pose de nombreuses questions existentielles à ce vieil homme qui y apporte toujours réponse : « – Et après mille, qu’est-ce qu’il y a ? demande Lisa. – Mille un, mille deux, mille trois, mille… – Mais alors, les chiffres ne s’arrêtent jamais ? poursuit Lisa, stupéfaite. – Non, les chiffres ne s’arrêtent jamais2 ! » Dans ce passage, Lisa prend conscience de l’infini et du cycle qui se répète inlassablement lié à la structuration du système décimal : à chaque changement de dizaine, de centaine… on recommence à compter avec un, deux, trois … Ce symbole des chiffres est à approfondir en ce sens qu’il est porteur à la fois d’une histoire passée très ancienne intégrant la cyclicité mais aussi en tant qu’il est le représentant d’une forme de maîtrise fantasmée toute-puissante de nos jours, du règne de la science qui a pris la place de Dieu. Il amène à interroger la manière dont les mutations sociétales actuelles peuvent coexister avec un passé encore opérant (par la présence des aïeux) et un futur à inventer. Cela intéresse la démarche avec les élèves qui vivent au quotidien cet état liminaire porteur de tensions du fait des injonctions paradoxales qu’ils peuvent subir du fait de la coexistence abrupte entre un passé et un futur qui se confrontent et ne se comprennent pas toujours. Dans L’arbre sans fin3 , il convient d’analyser les mouvements opérés par la grandmère et Hipollène. En effet, juste après la mort de la grand-mère, on la voit dans sa tombe nommée « berceau de voyage  ».

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