Sélection des aires de mise bas chez le caribou forestier

La forêt boréale aménagée

La dynamique des milieux forestiers comme la forêt boréale est à la fois modulée par les phénomènes naturels et les activités humaines. Les populations fauniques et floristiques font face à certains changements dans les propriétés de leur habitat, ce qui peut se répercuter sur la richesse spécifique de leur écosystème (Schmiegelow et Monkkonen 2002, Foley et al. 2005). Plusieurs ouvrages identifient la perte et la fragmentation de l’ habitat comme les principaux facteurs responsables de la diminution d’abondance ou de l’extinction de certaines espèces (Fahrig 2003 , Venter et al. 2006, St-Laurent et al. 2009). En forêt boréale, l’exploitation forestière (Burton et al. 1999) est le principal vecteur anthropique de perte et de fragmentation de l’habitat. L’impact potentiel de l’exploitation forestière sur la faune et la flore a longuement été discuté au cours des dernières décennies, mais demeure encore aujourd’hui une préoccupation importante au sein de la communauté scientifique.

Les processus naturels influençant la forêt boréale ont récemment été modifiés par la récolte industrielle de la fibre de bois. La mosaïque forestière résultant de cette exploitation diffère de celle issue des perturbations naturelles (feux forestiers, chablis, épidémies d’insectes) qui, autrefois, modulaient à elles seules le paysage forestier (Ostlund et al. 1997, Drever et al. 2006). La sélection de 1 ‘habitat des espèces fauniques exposées à ces changements peut être modifiée, ce qui peut se traduire par un effet sur la répartition spatiale (Bowman et al. 2010) ou sur la dynamique des populations (Falmer et al. 2006, Rohm et al. 2007, Wittmer et al. 2007). L’altération de tels processus peut ultimement mener une population ou une espèce à sa disparition (Wittmer et al. 2010).

Le cas du caribou forestier 

Certaines espèces fréquentant la forêt boréale sont particulièrement sensibles à la modification de leur environnement par les activités anthropiques. Tel est le cas de l’écotype forestier du caribou des bois (Rangifer tarandus caribou). Depuis plusieurs années, l’ aire de répartition continue de l’espèce est en régression partout en Amérique du Nord (Courtois et al. 2003b, McLoughlin et al. 2003, Schaefer 2003) ce qui a valu au caribou forestier le statut d’espèce menacée au Canada en 2002 (COSEPAC 2002) et d’espèce vulnérable au Québec en 2005 (Équipe de rétablissement du caribou forestier du Québec 2008). La modification par l’ Homme de l’habitat du caribou forestier serait à la fois directement et indirectement reliée à son déclin par la réduction des forêts de conifères matures constituant son habitat de prédilection et par l’altération de la relation de l’espèce avec ses prédateurs (Vors et al. 2007, Wittmer et al. 2007).

L’ exploitation forestière accentuerait indirectement l’influence du facteur limitant proximal des populations de caribou, la prédation (Wittmer et al. 2005a), en augmentant la proportion de peuplements forestiers de stade de succession primaire favorables à l’orignal (Alces alces) (Potvin et al. 2005), engendrant en retour une augmentation de l’ abondance du principal prédateur des ongulés, le loup (Canis lupus) (Messier 1994). Le loup peut s’ attaquer à la fois aux faons et aux adultes engendrant une baisse considérable du taux de survie et du recrutement annuel (Jenkins et Barten 2005). D’autre part, les jeunes forêts sont aussi propices à l’ alimentation de l’ours noir (Ursus americanus) (Schwartz et Franzmann 1991 , Brodeur et al. 2008), un autre prédateur qui s’attaque aux faons (Ballard 1994, Zager et Beecham 2006). La mortalité par prédation chez les adultes, particulièrement chez les femelles, a largement été abordée dans la littérature scientifique (e.g., Schaefer et al. 1999, Courtois et al. 2007, Wittmer et al. 2007). La vulnérabilité des adultes aux prédateurs serait plus élevée durant la période de mise bas (Wittmer et al. 2005a). C’ est aussi à cette période que les faons sont les plus vulnérables à la prédation. Le taux de survie des faons en bas âge est d’ailleurs souvent le principal facteur expliquant le faible taux de recrutement annuel. Cette situation limite les chances de rétablissement des populations à statut précaire. Malgré le rôle déterminant de la survie des faons dans la dynamique des populations, peu d’ études se sont attardées à quantifier et décrire la mortalité de ce segment de la population chez le caribou.

La compétition apparente (Holt 1977) entre le caribou et l’orignal serait donc la cause ultime de la situation précaire du caribou forestier (Wittmer et al. 2007) considérant que les ressources alimentaires ne sont généralement pas limitantes pour l’espèce (Courtois et al. 2007). La raréfaction des forêts matures et surannées suite à l’exploitation forestière compromettrait l’efficacité de la principale stratégie anti-prédatrice du caribou, soit la ségrégation spatiale avec son principal prédateur, le loup, et sa principale proie alternative, l’ orignal (James et al. 2004). À noter que d’ autres sources de dérangement anthropique comme les routes et les bâtiments peuvent aussi affecter la survie et la distribution spatiale du caribou (Vistnes et Nellemann 2008), et ultimement influencer la dynamique des populations. Dans une optique de conservation, l’impact de l’ exploitation forestière jumelé à celui des autres perturbations anthropiques sur l’ occupation de l’ espace et la survie des individus doit être considéré.

Comme la survie des femelles adultes (Wittmer et al. 2007), la survie des faons influence grandement la dynamique des populations chez les ongulés (Gaillard et al. 2000, Raithel et al. 2007). Bien que les causes de mortalité chez les jeunes soient diverses (Linnell et al. 1995, Lomas et Bender 2007, Rohm et al. 2007), la prédation demeure, comme pour les adultes, la principale cause naturelle de mortalité. Les premières semaines de vie du faon sont reconnues comme les plus critiques, celui-ci étant moins apte à fuir les prédateurs étant donné sa mobilité restreinte (Stuart-Smith et al. 1997). Ainsi, en raison de l’ importance de la mortalité en bas âge et en dépit d’ un taux de gestation élevé (Wittmer et al. 2005b, Courtois et al. 2007), le recrutement annuel chez le caribou forestier demeure très faible. L’ adoption d’ un comportement maternel qui maximise la probabilité de survie du faon à la prédation pendant cette période critique devrait donc être primordiale.

Plusieurs stratégies anti-prédatrices au moment de la mise bas ont déjà été identifiées chez le caribou forestier. En ce qui a trait aux mouvements, la diminution de la taille du domaine vital saisonnier (Rettie et Messier 2001 , Ferguson et Elkie 2004, Faille et al. 2010) et du taux de déplacement (Stuart-Smith et al. 1997, Rettie et Messier 2001) a déjà été rapportée, ce qui pourrait être lié à la minimisation du risque de prédation. À grande échelle, la fréquentation d’habitats refuges permettrait de se séparer spatialement des prédateurs et de leur proie alternative. De tels habitats seraient, entre autres, les îles (Bergerud et al. 1990), les milieux en plus grande altitude (Bergerud et Page 1987, Ouellet et al. 1996), les tourbières (McLoughlin et al. 2005) et les peuplements résineux matures (Mahoney et Virgl 2003 , Schaefer et Mahoney 2007). Le caribou se disperse également dans son environnement pour s’isoler de ses congénères, le repérage par un prédateur étant alors plus difficile (Stuart-Smith et al. 1997).

Peu d’études ont évalué chez le caribou forestier les caractéristiques de l’habitat rencontrées à plus fine échelle comparativement à d’autres espèces d’ongulés (orignal, Chekchak et al. 1998, Poole et al. 2007 ; chevreuil, Linnell et al. 1999 ; cerf de Virginie, Uresk et al. 1999). Cependant, dans un paysage forestier fortement perturbé, l’évitement des prédateurs à grande échelle pourrait être difficile. La sélection de sites moins risqués pour mettre bas pourrait alors se manifester à plus fine échelle. Certaines caractéristiques des sites de mise bas ont d’ailleurs déjà été décrites dont une densité arbustive moyenne, un recouvrement élevé du sol par la végétation herbacée et une densité élevée d’arbres matures (Carr et al. 2007). Ces propriétés assureraient la disponibilité d’un bon couvert de protection près du sol pour le faon tout en permettant une bonne visibilité pour la femelle. Une végétation dense assurerait aussi une abondance de nourriture adéquate pour pallier les besoins énergétiques accrus de la femelle en raison de la lactation (Chan-Mcleod et al. 1994). Une densité arbustive élevée a d’ailleurs déjà été identifiée comme un prédicteur important de la survie des faons (Gustine et al. 2006). Une strate arbustive dense procurerait à la fois des ressources alimentaires pour la femelle et un bon couvert de protection pour le faon. Les habitats fréquentés pour mettre bas pourraient conséquemment traduire le compromis de la femelle entre la disponibilité des ressources alimentaires et le risque de prédation (Barten et al. 200 1, Gustine et al. 2006). La disponibilité de nourriture pourrait donc également avoir une influence considérable sur le choix du site de mise bas (Lantin et al. 2003).

Afin d’assurer la coexistence du caribou et de l’exploitation forestière à long terme, une meilleure compréhension des besoins des femelles durant la mise bas apparaît prioritaire. L’identification des causes de mortalité chez les faons ainsi que des caractéristiques de l’habitat fréquenté durant cette période critique pourraient permettre de proposer des mesures d’atténuation favorisant la conservation de l’espèce en forêt boréale aménagée. D’ autre part, la fidélité interannuelle du caribou au site de mise bas laisse présager que la sélection de l’habitat à ce moment serait plus marquée et conséquemment moins plastique (Schaefer et al. 2000, Ferguson et Elkie 2004, Faille et al. 2010). La protection des secteurs où les sites de mise bas sont rapprochés pourrait ainsi être une stratégie de conservation plus efficace comparativement à d’autres habitats saisonniers utilisés de manière moins prédictible. En ce sens, une connaissance approfondie des habitats fréquentés lors de la mise bas constituerait une avancée pour la conservation du caribou (Courtois et al. 2003a, Morrill et al. 2005, Dyke 2008).

Le caribou de Charlevoix 

Dans cette étude, nous nous sommes intéressés à la population de caribou de Charlevoix, une petite harde isolée se situant au sud de la limite méridionale de l’aire de répartition continue de l’espèce en Amérique du Nord. La population native ayant été extirpée au début du 20e siècle, une réintroduction de 80 individus a eu lieu à la fin des années 60 dans le parc des Grands-Jardins (Crête et al. 1990). Récemment, la population résidente n’ était que de 75 individus (Sebbane et al. 2002). L’ aire fréquentée par le caribou de Charlevoix est fortement perturbée par l’exploitation forestière. Une étude récente relate que le recrutement annuel y est particulièrement faible (Lambert et al. 2006). La présence de l’ orignal, du loup et de l’ours noir sur le territoire permet d’anticiper une modification des relations prédateurs-proies à la suite des modifications de l’habitat telle qu’expliquée précédemment. D’autre part, l’omniprésence de l’Homme et les modifications importantes du paysage forestier dans l’aire de répartition de cette population pourraient influencer de façon importante la sélection de l’habitat des individus. De telles populations isolées ont généralement une diversité génétique plus faible et sont donc davantage sensibles aux modifications de l’habitat et à la stochasticité environnementale (Courtois et al. 2003c).

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 1 SUCCÈS REPRODUCTEUR ET SÉLECTION DES AIRES DE MISE BAS CHEZ LE CARIBOU FORESTIER DANS UN PAYSAGE FORTEMENT AMÉNAGÉ
1.1 RÉSUMÉ EN FRANÇAIS DE L’ ARTICLE
1.2 CALVING RATE, CALF SU RVrVAL RATE AND HABITAT SELECTION OF FORESTDWELLING CARIBO U IN A HIGHLY MANAGED LANDSCA PE
CHAPITRE 2 CONCLUSION GÉNÉRALE

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