Fondements politiques et philosophiques et mise en pratique de l’alimentation locale

Sintobur’i, notre corps et notre terre ne font qu’un : image du nationalisme alimentaire coréen à l’ère de la mondialisation

Fondements politiques et philosophiques et mise en pratique de l’alimentation locale

L’alimentation locale, une pratique écologique et sociale en débat Il existe un certain consensus sur le constat que le système agro-alimentaire mondial actuel est source de nombreuses injustices sociales, économiques et écologiques à travers le global. Plusieurs études agroalimentaires ont montré les contradictions inhérentes à ce système qui fait coexister sur la planète la famine et la surnutrition, la fin des mondes paysans 46 (le concept de depeasantization46 cher Araghi, 1995) ou encore le développement de chaines de commodité transfrontalières. Les conséquences négatives liées à l’utilisation intensive de produits chimiques fertilisants ou pesticides, la culture intensive et la monoculture sont sources d’une diminution importante de la biodiversité, de la pollution des nappes phréatiques ainsi que l’épuisement ressources naturelles (Goodman and Watts, 1997). Ainsi, de nombreux chercheurs puis organisations de citoyens ont cherché à promouvoir des modes de production, d’échanges et de consommations différentes pour faire face aux effets néfastes du système agro-alimentaire mondialisé basé sur des principes de libre-échange, de concurrence et dirigé par les grandes firmes multinationales.

L’alimentation locale a semblé pour nombre d’entre eux une solution préférable et représente aujourd’hui un secteur important de ce qu’on appelle les systèmes agro-alimentaires alternatifs (Hinrichs, 2003). Venn et al. (2006) présentent quatre caractéristiques communes aux systèmes d’alimentation locale ou réseaux d’alimentation alternative (RAA) : – Une volonté de connecter les producteurs, les consommateurs et les produits alimentaires au sein d’un nouvel espace économique à travers des réseaux plus courts et plus transparents ; – Un réseau d’approvisionnement et de distribution moins confiné par les douanes (en opposition au modèle de distribution industriel et à un système agro-alimentaire contrôlé par des firmes de distribution globalisées) – L’acceptation du principe d’intégration et d’enracinement social – Le principe de qualité (respect des traditions et héritages tout en donnant la priorité à la qualité et aux méthodes compatibles avec la préservation de l’environnement) Pour résumer, l’alimentation locale se réfère à un produit qui ne suit pas des procédés de transport et de distribution multiple entre le moment où il est vendu par le producteur, et acheté par le consommateur. Cette réduction de la distance, via la réduction des intermédiaires, et la consommation de produits locaux vise à réduire l’impact sur 46 Ce concept fait référence à un phénomène socio-historique à l’échelle globale largement lié aux processus d’internationalisation des échanges culturels et économiques, qui s’illustre spatialement par une « déruralisation » (dépopulation et déclin économique des milieux ruraux à travers le monde) et « sururbanisation » (concentration massive des individus et des activités socio-économiques, culturelles et économiques, dans les centres urbains) (Araghi, 1995). 47 l’environnement, promouvoir une coexistence et une solidarité entre les milieux urbains, ruraux et intermédiaires (Jung et Pearson, 2014 ; Kim C.-K, 2008). En Corée comme ailleurs, il existe de nombreux débats et désaccords sur l’échelle du « local » et de sa définition sociogéographique (Kim et Choi, 2015). Ainsi, Kim Youn-Soo de la coopérative Happy-Center considère que « Le débat au sujet des systèmes d’alimentation locale en Corée a débuté en 2004. La définition du local diffère dans chaque pays.

En Corée, toute la nation est locale » (Hwang, S-W. 2015). Au contraire, Hwang Kim Kyung-San de l’Association des Femmes Paysannes Coréennes (AFPC), explique qu’il n’y pas « de consensus autour de la notion de ‘local’ [et que] la définition géographique du local correspond à celle de la province » (Ibid). Les chercheurs diffèrent également sur la définition de l’alimentation locale. Kim Chul Kyoo (2002, 2008) utilise le terme « système d’alimentation locale » car il l’intègre dans une approche systémique où acteurs et infrastructures cruciaux dans la définition et la régulation de ce système. Park (2005), qui a longtemps étudié le localisme américain emploie l’expression « système d’alimentation locale/communautaire ». Heo N.-H (2006) se réfère plutôt aux « alimentations locales » ou « alimentations natives » tandis que Kim Y.-W. (2007) parle de « renaissance de l’alimentation locale » et Lee J.-W. (2010) d’alimentations folklorique. 47 En Corée cette première ambigüité sur l’échelle du locale est la source d’une ambigüité politique sur le rôle et la portée véritables du mouvement dans la vie politique et l’organisation socio-économique du pays. En effet, le discours sur l’alimentation locale coréenne tend à se concentrer sur la sécurité alimentaire et le soutien aux fermiers plutôt que d’établir de véritables systèmes alternatifs dans les modes de distribution et les hiérarchies sociales (Hwang S.-W., 2015 ; Müller, 2015). Cette tendance reflète les conditions sociodémographiques du pays, caractérisées par un territoire réduit, une surconcentration de la population dans les zones métropolitaines, et des systèmes de commerces de gros assez difficiles à réformer. Les systèmes de distribution locale participent du système de commerce de gros en tant qu’échelon intermédiaire initial mais ne visent pas à modifier totalement le système économique national.

De plus, s’il tient un rôle social et communautaire important, le mouvement tend pourtant à délaisser l’aspect environnemental et politique des mouvements d’alimentation alternative, notamment en raison de l’influence des 47 Choi et Kim, 2015. 48 consommateurs au sein des coopératives (Jung and Pearson, 2014). L’impératif de qualité des produits et les questionnements sur la santé empêchent parfois d’inscrire la critique du système dans un discours plus systémique, éloigné des seules considérations individuelles de santé, et plus orienté vers la création d’un modèle économique et social complet, en opposition au modèle capitaliste et néo-libéral qui structure le secteur agricole depuis les années 1960 (Müller, 2015, p. 255).

Quelles activités d’alimentation locale en Corée ?

L’alimentation locale en Corée du Sud s’est développée à travers plusieurs programmes destinés à promouvoir une production et une consommation plus solidaire et respectueuse de l’environnement. C’est le cas de nombreux marchés de producteurs locaux, forme traditionnelle bien établie de commerce direct, qui a le potentiel pour renforcer les relations entre producteurs et consommateurs (Jung et Pearson, 2014). Les marchés régionaux les plus prospères se trouvent à Wonju, avec le Marché de l’Aube, situé à 150 km à l’Est de Séoul et à Wanju, avec le Marché d’Alimentation Locale à 200 km au Sud de Séoul. Le marché de Wonju, créé en 1994, se tient tous les jours de 4h à 9h du matin entre mi-avril et mi-décembre. Seuls les agriculteurs de la région de Wonju sont autorisés à vendre leur produit, et doivent payer une adhésion annuelle de 60 000 wons sudcoréens (environ 60 euros). On compte 420 membres au total, avec une participation d’environ 200 producteurs par jours, dont la plupart (76%) vivent à moins de 30 minutes en voiture du marché. Les consommateurs individuels, les épiceries vertes, et restaurant sont tous acceptés et on compte en moyenne 1 000 consommateurs par jour dont 85% réside dans un rayon de 5km du marché. Le marché connaît un véritable succès puisque les ventes ont augmenté de 5 milliards de wons (environ 5 millions d’euros) en 2007 à 9 milliards aujourd’hui (Yoon et al. 2011). Le Marché d’Alimentation Locale de Wanju gère deux magasins ouverts en 2012 dans le cadre d’un projet de la collectivité locale.

Ceux-ci sont gérés par une association de paysans, composée d’environ 270 agriculteurs membres chaque magasin est approvisionné par 60 agriculteurs et 30 PME agricoles de transformation alimentaire. La vente journalière par magasin s’élève à environ 22 millions de wons, dont 80% représentent des ventes de produits agricoles et 20% des aliments transformés et articles ménagers. Le nombre de 49 clients par jour est estimé à 1000 par magasin et plus de 80% résident à moins de 30 minutes en voiture. Si les deux magasins sont ouverts entre 8h30 et 21h, la plupart des produits sont vendus avant 16h. En ce qui concerne les marchés inter-régionaux, le Marché Baro de Séoul, cogéré par le Ministère de l’Agriculture et la Fédération Nationale des Coopératives d’Agriculteurs (FNCA) est l’un des plus fréquenté. Ouvert tous les mercredis et jeudis, ce marché propose environ 800 sortes de produits issus de l’agriculture et de la pêche, fournis par plus de 90 différentes organisations.

On compte chaque jour d’ouverture environ 5000 consommateurs venus de la région métropolitaine. Les ventes annuelles s’élèvent à environ 10 milliards d’euros. Le Marché Baro est le plus large espace de commerce direct du pays. Le rôle de l’alimentation locale dans la distribution des repas écoliers est très important et illustre le développement particulier de ce mouvement en Corée ainsi que les attentes des Coréens quant à l’alimentation locale. Ce programme est basé sur l’article 1 de la Loi sur la Nutrition à l’École, voté en 1981dans le but « d’améliorer la qualité des repas proposés dans les écoles et contribuer au développement sain de l’esprit et du corps des élèves en définissant les provisions relatives aux repas écoliers ». Ainsi le service de repas dans les écoles primaires fut mis en place en 1997, en 1999 dans les lycées et en 2003 pour les collèges.

En 2012, près de 11 000 écoles sud-coréennes participaient au programme des repas écoliers et nourrissaient ainsi 7 millions d’étudiants (Jung et Pearson, 2014). La plupart des écoles proposent aujourd’hui un service de repas gratuit (Kim, 2013). Pour des raisons de sécurité sanitaire, de collectivités locales et municipalités cherchent à développer le lien entre réseaux d’alimentation locale et service de repas (Kim et al. 2009). Certains établissements ont ainsi mis en place des Centres de Soutien aux Repas Écoliers, qui permettent de collecter des aliments produits localement pour fournir des repas voulus plus équilibrés aux enfants. Ce marché pourrait s’avéré très lucratif pour le secteur de l’alimentation local mais pose des questions d’organisations encore importantes, notamment en raison de la saisonnalité des produits et de la quantité limitée d’aliments transformés.

Table des matières

Glossaire
Liste des abréviations et sigles
Introduction générale
Partie 1: Sintobur’i, un concept central pour l’alimentation locale en Corée du Sud ?
Chap. 1 La genèse de l’alimentation locale, une volonté de protection du monde paysan
1.1 Les difficultés du monde paysan sous la période développementaliste (1961-1979)
1.2 Le secteur agricole face à la mondialisation (1979-1997)
1.3 Les paysans en tête du combat contre la mondialisation néo-libérale
Chap. 2 L’essor de l’alimentation locale à l’ère de la mondialisation : un enjeu de santé pour les Coréens
2.1 Scandales alimentaires et inquiétudes citoyennes à la source du localisme
2.2 Les coopératives alimentaires : premiers acteurs de l’alimentation locale
2.3 Fondements politiques et philosophiques et mise en pratique de l’alimentation locale
Partie 2: Sintobur’i, impact d’un concept ambigu
Chap 3 La campagne Sintobur’i et la promotion de l’alimentation locale ?
3.1 Fondement politiques et philosophiques du Sintobur’i
3.2 Quelle place pour Sintobur’i dans les pratiques d’alimentation locale ?
3.3 Quelles critiques ?
Chap. 4 Impacts de la campagne Sintobur’i
4.1 Un succès politique et économique
4.2 Un succès culturel
4.3 Une cristallisation de l’identité nationale autour du phénomène Sintobur’i
Partie 3: Sintobur’i, symbole du gastronationalisme coréen
Chap. 5 La question alimentaire dans le discours nationaliste coréen
5.1 Qu’est-ce que le gastronationalisme ?
5.2 Introduction au nationalisme moderne en Corée du Sud : quelle place pour la question alimentaire ?
5.3 Le mouvement nationaliste Minjung et la formation d’une identité paysanne à l’ère développementaliste
5.4 Sintobur’i et gastronationalisme
Chap. 6 Consommer local, un enjeu nationaliste pour les Coréens à l’ère de la mondialisation
6.1 L’autosuffisance alimentaire, enjeu de souveraineté pour la nation sud-coréenne
6.2 Alimentation traditionnelle et consommation de la tradition
6.3 Le mouvement gwasobi chubang 과소비 추방 ou l’esprit frugal coréen
Conclusion
Bibliographie

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