La dynamique des coordinations inter-segmentaires, résultat d’une coalition des contraintes neuromusculaires et spatiales
Fondements théoriques de l’approche des patrons dynamiques de coordination
Une conceptualisation issue des Sciences de la Complexité
Les sciences de la complexité ont pour objet de comprendre, modéliser et prédire le comportement des systèmes composés d’un grand nombre d’éléments en interaction. Ces systèmes ont la particularité de produire un comportement « collectif » résultant (émergeant) des interactions entre les multiples éléments qui les composent sans qu’il soit possible (ou utile) d’expliquer ce comportement collectif à partir du comportement de chacun des composants4 . L’émergence est classiquement définie comme l’apparition spontanée d’une forme collective temporairement stable, c’est-à-dire impliquant l’assemblage d’un grand nombre d’éléments a priori indépendants, grâce aux flux d’information ou d’énergie qui traversent le système. De manière plus spécifique, l’émergence correspond à une propriété ou à un processus propre à un niveau de description donné et qui ne peut être prédit à partir du comportement individuel des composants. En d’autres termes, l’état émergent du système ne peut pas être reconstruit à partir de la somme des comportements de chacun des sous-systèmes. Il est donc difficile (sinon impossible) de comprendre le comportement global du système en isolant le comportement de ses parties, comme le préconise l’approche réductionniste classique. Les systèmes complexes sont caractérisés par (i) l’apparition spontanée d’états collectifs (émergence), (ii) la coexistence possible de plusieurs états stables dans des régimes de contraintes identiques, (iii) la persistance, la déstabilisation et la disparition de ces états collectifs suite à la modification de ces régimes de contraintes. Selon les théories de l’approche dynamique de la motricité, les phénomènes dynamiques observés dans les coordinations motrices s’apparentent à ceux observés dans les systèmes complexes émergeants (ou autoorganisés). L’approche des patrons dynamiques de coordination s’attache donc à décrire, expliquer et prédire la formation d’états stables attracteurs (les « patrons » de coordination), leur perte de stabilité et les transitions d’un état stable à un autre (Kelso, 1981, 1984). L’approche dynamique des coordinations motrices cherche à identifier les lois, les principes et les mécanismes sous-tendant l’apparition de ces phénomènes dans différents systèmes d’actions. Nos travaux s’inscrivent dans le cadre de cette approche et portent précisément sur les signatures typiques des systèmes dynamiques non-linéaires observés dans les coordinations intersegmentaires (états stables, perte de stabilité, transitions de phase). 4 Cependant, une tendance actuelle en physique et aussi dans les Sciences du Mouvement Humain est d’essayer d’évaluer le rôle ou le poids des composants, sous-systèmes ou groupes de composants dans les comportements collectifs émergeants (ou auto-organisés).
Les systèmes d’oscillateurs couplés : cas particulier des systèmes dynamiques non-linéaires
La synchronisation entre plusieurs oscillateurs couplés illustre la présence des phénomènes dynamiques dans les systèmes complexes émergeants (Pikovsky, Rosemblum et Kurths, 2001). Par exemple, la synchronisation des applaudissements sur une fréquence commune à la fin d’un spectacle résulte de la tendance spontanée des spectateurs à frapper des mains simultanément avec le signal auditif le plus fort, c’est-à-dire le plus synchrone (Neda, Ravasz, Vicsek, Brechet et Barabási, 2000). Une autre étude réalisée par McClintock (1971) auprès de 135 jeunes femmes pensionnaires d’un collège a montré une synchronisation progressive de leurs cycles menstruels après une période de vie commune (c’est-à-dire la confrontation à des contraintes communes). Dans ces deux exemples, les éléments du système sont considérés comme des oscillateurs qui se synchronisent grâce au couplage à partir d’un médium informationnel (chimique, auditif, etc.) mais dont le comportement individuel ne permet pas de prédire le comportement global du système (le « patron »). Ces phénomènes de synchronisation entre des oscillateurs ont été mis en évidence grâce notamment aux travaux précurseurs de von Holst (1937, 1973). Ces travaux ont mis en évidence l’existence de coordinations entre les mouvements périodiques des nageoires (Figure 7). La procédure utilisée consistait d’abord à immobiliser séparément les nageoires latérales et la nageoire dorsale. On observe alors qu’elles oscillent spontanément à des fréquences différentes. Ensuite, on libère les nageoires afin d’observer leur comportement individuel. On observe alors que malgré des fréquences préférentielles différentes, elles se couplent (se synchronisent) en adoptant une fréquence commune différente de celle spontanément adoptée par chacune d’entre-elles. Cette influence mutuelle rend compte de deux tendances opposées, d’une part la tendance au maintien (qui incite chaque nageoire à maintenir sa fréquence propre) et d’autre part la tendance à l’attraction (qui traduit le fait que chaque nageoire tend à imposer sa fréquence propre à l’autre nageoire) mettant ainsi en évidence l’existence d’un couplage nerveux entre les deux nageoires. Trois comportements sont observés lorsque le poisson est libre de bouger naturellement ses nageoires. En effet, trois relations de phase entre les nageoires sont observées, la coordination absolue où les nageoires se stabilisent sur une fréquence commune, la coordination relative où les nageoires bougent à leur propre fréquence mais se synchronisent temporairement sur une fréquence commune et l’absence de coordination (Figure 7).
Le modèle HKB
Le modèle HKB est une équation de mouvement exprimant les différentes valeurs que peut prendre la phase relative Ф en fonction des contraintes qui sont appliquées au système d’action, notamment le paramètre de contrôle (i.e. la fréquence d’oscillation). Ainsi, la formalisation des résultats obtenus par Kelso et ses collaborateurs sur les coordinations bimanuelles repose sur l’homologie entre les segments qui oscillent (les mains ou les index) et des oscillateurs non-linéaires couplés. Ce couplage est mis en évidence par l’entraînement que chaque oscillateur exerce sur l’autre. La modélisation mathématique HKB est constituée de trois arguments distincts. Le premier est la forme déterministe de l’équation (Haken, Kelso et Bunz, 1985), le deuxième est l’expression d’une force stochastique (Schöner, Haken, et Kelso, 1986) à l’origine des fluctuations de Ф et le troisième celle d’une rupture de symétrie du modèle qui rend compte de la différence entre les oscillateurs qui composent le système d’action (Kelso, DelColle et Schöner, 1990). Depuis une vingtaine d’années, ce modèle robuste continu d’être décliné (on en dénombre pas moins de quinze versions dérivées lors du huitième congrès Eu- ropean Workshop on Ecological Psychology en 2004) afin de formaliser le comportement dynamique du système neuro-musculo-squelettique sous l’effet de plusieurs contraintes (musculaires, directionnelles, intentionnelles, etc.). Cependant, le modèle HKB reste la référence pour formaliser la dynamique des coordinations.
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