Les conditions biographiques de la bonne intention
Nous avons vu que les attestations des témoins permettent de déterminer les composantes objectives du déroulement. Mais l’imputation de la bonne intention ne tient pas à une seule déclaration. Le dispositif a pour objectif de récompenser des « hommes bons », des « gens biens », bien intentionnés de manière générale. Cette manière de faire peut être rapportée à deux enjeux de la politique locale.
Premièrement, les sauveteurs courageux disposent d’avantages sociaux sur le long terme, mais aussi d’une certaine publicité. Les personnes récompensées acquièrent une certaine réputation au niveau local, même si celle-ci est difficilement mesurable. L’attribution du titre engage l’administration, parce qu’elle érige l’acteur récompensé en symbole, et modèle. La réputation de ceux-ci soutien la réputation de l’institution et vice versa : la confiance que l’on place en l’un est aussi mise à l’épreuve par les interactions que l’on peut avoir avec l’autre qui lui est ainsi associé et qui a mis en gage son jugement174. Donc la certification est aussi en face de l’enjeu de donner un titre à des gens qui ne vont pas affecter négativement l’image de l’institution. Loin de devoir seulement rendre justice à un acte passé, la récompense doit anticiper les conséquences d’une telle mise en lumière de citoyens, et trouver des gages de leur fiabilité, par anticipation.
Deuxièmement, les personnes récompensées sont souvent des gens qui entretiennent des relations d’interconnaissance avec les fonctionnaires. Les plaques ciblant un comportement modèle et figurant sur les façades de logements dans les quartiers anciens informent des réseaux d’entraide construits par les agents des comités de résidents : les personnes récompensées constituent des relais d’habitants qui informent et conseillent les agents sur le long terme175. Hui, en tant qu’avocat, anticipe le fait que sa candidature pourra lui permettre de développer des liens avec les membres de la commission politique et judiciaire locale, une instance judiciaire puissante, ce qui est donc souhaitable pour la carrière qu’il envisage.
En fin de compte, le principe « de bonnes personnes, de bons actes (haoren haoshi 好人好事) » prend sens au sein d’une forme politique qui s’exprime localement : l’action publique repose sur la création de liens pérenne avec les citoyens courageux. Comment alors réaliser cette qualité de « bonne personne » ? L’imputation de l’intention, de la qualité de l’acte, se trouve dans le cadre de l’étude de cas, liée à l’expression de la gratitude et la possibilité d’être présenté comme tel par des garants locaux, c’est-à-dire, des institutions ancrées socialement au sein de la province, qui peuvent témoigner de la personne, la recommander à l’autorité.
AUDIENCES DU SECOURS COURAGEUX
Durant la période maoïste, les critères utilisés par les autorités pour sélectionner les membres activistes sont officiellement, outre la fiabilité politique (soit l’obéissance au Parti), « les compétences, l’équité et l’estime accordée par les masses » 176 . Cette logique de recommandabilité dans l’évaluation d’autrui se retrouve plus largement dans la société chinoise : une enquête sur les usages du téléphone mobile, dans les formes de communication et d’interaction de la population migrante en Chine a montré que le capital relationnel apparaît comme un critère d’identification majeur des individus en tant que membres de la société, mais aussi comme une manifestation de leurs compétences et de leurs capacités. Le téléphone portable, notamment à travers le nombre de numéros mémorisés permet de montrer l’étendue d’un réseau relationnel, et donc de faciliter l’emploi ou la création d’autres liens177.
L’analyse du cas de maître Hui permet de découvrir deux circuits de lettres. Il s’agit d’une part de l’échange de lettres de recommandation en amont de l’obtention du titre (recommandation, garants…), et d’autre part de l’envoi de lettres de remerciement après l’obtention d’un titre et la redistribution de la somme d’argent associée. Ces lettres connectent des institutions qui produisent des écrits au sujet de ce qu’il s’est passé : elles interprètent, nomment le secours courageux, rendent grâce à Hui, et le recommandent comme bonne personne. Elles mettent en langage l’action et donc l’évaluent. L’espace au sein duquel circule le dossier constitue une forme d’audience locale178 au sein de laquelle sont interprétées et mises en œuvre les dispositions de l’action publique concernant la rétribution du secours courageux, où s’actualise aussi un lien entre l’État, le Parti et les citoyens.
Les lettres de recommandation : se constituer garants et bénéficiaires du secours courageux
Dans le cas de Hui, la circulation des lettres de recommandation rédigées par l’entreprise de transport joue un rôle déterminant qui permet de faire valoir son dossier. Avec le formulaire rempli par Hui lui-même, ces lettres sont les seuls documents qui s’adressent directement à l’institution. Les récits de l’action contenus dans celles-ci tranchent avec ceux des documents de témoignage. Dans la reconstitution du cours d’action, le nombre de protagonistes impliqués dans le secours diffère fortement entre les témoignages et les lettres de recommandation plus directement inscrites dans un dialogue bureaucratique
L’attribution du secours à une personne guidée par les enseignements du Parti
L’entreprise de transport envoie une lettre de recommandation en juillet 2012 à la commission politique et judiciaire de Dingzhou, laquelle envoie à son tour une lettre à la commission politique et judiciaire de Baoding. Puis en octobre 2012, la SARL envoie à nouveau des lettres à la commission politique et judiciaire de l’arrondissement de Qiaoxi à Shijiazhuang, la capitale provinciale, ainsi qu’au bureau de justice de Dingzhou. Les lettres sont envoyées par deux : à l’échelon concerné puis à son échelon supérieur.
Ville de Shijiazhuang, arrondissement Qiaoxi, commission politique et judiciaire : Bonjour, de la part de l’entreprise de transport Baoyun, j’ai l’honneur de vous recommander le camarade Hui Yingke, résident de l’arrondissement Guixia.
Le matin du 12 avril 2012, il était allé chercher des médicaments pour sa mère dans la ville de Baoding. L’après-midi, passager de notre bus 631, il se prépare à son retour à Dingzhou, depuis Baoding. Quand le bus est arrivé dans les frontières du district de Wangdu, quatre passagers ont demandé à sortir à un autre endroit différent de la station. La vendeuse de ticket présente, Pang Yue, leur a expliqué que selon le règlement de l’entreprise et des transports, à l’intérieur de Wangdu on ne peut s’arrêter qu’à la station, et pas ailleurs. Si les conducteurs et personnels violent la loi, ils peuvent recevoir des punitions économiques, et ainsi elle n’a pas accepté leur demande. Aux alentours de 14 heures de l’après-midi, le bus est arrivé à la station de Wangdu et deux des quatre personnes se sont apprêtées à descendre. Mais par colère, elles ont insulté et frappé la vendeuse de tickets. Voyant cela, Hui Yingke, afin de protéger la sécurité physique de la vendeuse, s’est avancé et a tenté de les calmer. Mais ces deux personnes non seulement n’ont pas cessé, mais se sont en plus attaquées à lui. Afin d’éviter un plus grand conflit, le camarade Hui Yingke a tout fait pour garder le contrôle et a même trouvé du temps pour appeler le 110, tandis que la foule autour a commencé à réprimander et condamner les malfaiteurs.
Les malfaiteurs, coléreux de honte, ont demandé à un compère de les rejoindre à la station suivante, et celui-ci, muni d’une arme, a frappé Hui Yingke. Camarade Hui Yingke a gardé son sang froid, mais puisqu’il y a plus de monde devant lui, il ne peut éviter les coups, il est frappé de l’instrument contondant au milieu du crâne, au niveau de l’œil gauche et de la face. À ce moment, le sang coule à flots, rapidement trempant son manteau et sa chemise, mais il ne recule pas d’un poil. Les méchants ne baissent toujours pas les bras, ils essaient de faire descendre Hui Yingke du bus pour continuer à le battre. À ce moment, la police du 110 arrive, ils montent rapidement et arrêtent les malfaiteurs, ils contrôlent la situation et empêchent que les blessures ne s’aggravent. Ensuite, puisque son œil est blessé, le camarade Hui Yingke passe 12 jours à l’hôpital populaire de Dingzhou. Son crâne et sa face sont pleines de points de suture, la vue de l’œil gauche a diminué sévèrement, le traitement doit continuer à l’hôpital de l’Armée populaire de libération de Pékin. Les blessures de son visage s’étalent en tout sur 6 cm. Les médecins ont conclu à des blessures peu sévères.
Tout le personnel de mon entreprise est plein d’admiration et de louanges pour l’acte de secours juste et courageux du camarade Hui Yingke. Le directeur de notre unité est venu le voir plusieurs fois à l’hôpital. En juillet 2012, du fait du témoignage de notre unité, le bureau politique de Dingzhou a demandé à la ville de Dingzhou la reconnaissance de l’acte de secours juste et courageux de Hui Yingke.
L’acte de secours juste et courageux du camarade Hui Yingke n’est pas fortuit, c’est le résultat de nombreuses années d’enseignement de tous les échelons de l’État et du Parti de l’arrondissement de Qiaoxi. Tandis que la vie et les biens de la population étaient sévèrement menacés, il a bravé sans peur le danger (linwei buju 临危不惧), s’est élancé en avant (tingshen er chu 挺身而出) et de son esprit noble et de son sang a composé des chansons élogieuses aux héros qui touchent jusqu’aux tréfonds de l’âme (ganrenfeifu 感人肺腑).179
Dans l’adresse à l’institution, le caractère collectif et solidaire de l’action de départ disparaît, pour se réduire à une triade secoureur-victime-criminels. Le récit est beaucoup plus avare de détails et essentiellement centré sur les personnages de Hui, de la contrôleuse de tickets et des quatre passagers. Hui Yingke, seul secoureur, fait l’objet d’un sentiment redevable. La mise en récit explicite les motivations de Hui : « afin de protéger Xiaolin de blessures », « afin d’éviter l’aggravation du conflit ».
Enfin, les lettres de recommandations se concluent sur l’affirmation selon laquelle « l’action juste et courageuse du camarade Hui Yingke n’est pas fortuite, mais le résultat de nombreuses années d’enseignement de tous les échelons de l’État et du Parti de [telle localité où se trouve le bureau auquel la lettre est envoyée] ». Cette phrase est ce que Hui appelle une « parole procédurière (chengxu xing de hua 程序性的话) », dont Hui explique l’idée ainsi : « Tu as reçu l’enseignement que donne le gouvernement, c’est comme l’air : c’est très important pour ta vie, mais peut être que tu ne t’en es pas aperçu consciemment »180.
