Définition de l’organisation en ergonomie
En ergonomie, l’organisation du travail se définit comme un ensemble de « prescriptions édictées, plus ou moins formellement » (de Montmollin, 2007, p. 210). Une organisation est un ensemble de règles. Ces conventions (Von Wright, 1963) visent « notamment la répartition, l’affectation et la coordination de tâches entre des personnes » (Van Belleghem, 2012, p. 3) et permettent à un système sociotechnique de fonctionner (Von Wright, 1963) suivant un objectif donné (Van Belleghem, 2012). Au sein des organisations, il existe deux typologies de règles. Elles se définissent principalement à partir de leur origine. Les règles formelles sont celles issues de l’encadrement (cadres, dirigeants d’entreprise, ou plus largement, collectivités, états). Les règles informelles sont celles issues de l’action, de la pratique, de l’expérience et de l’adaptation au contexte (de Terssac, 1992). Les individus et les collectifs s’ajustent aux contraintes des situations en construisant une organisation dite « réelle » (Crozier & Fiedberg, 1977).
De ce fait, les règles prescrites (formelles) ne forment pas à elles seules l’organisation du travail. Il existe un travail d’organisation, lié à l’activité des acteurs et à leurs interactions sociales, qui contribue à la formation de nouvelles règles non prescrites (Caroly, 2010). L’acte d’« organiser » est donc par nature une action collective. C’est une activité distribuée entre plusieurs acteurs qui prennent des décisions ensemble et qui mettent en place des actions réversibles (de Terssac, 2009, cité par Arnoud, 2013). Une organisation collective se compose de deux entités : 1) un système de personnes en interaction et qui poursuivent des intérêts individuels à travers un but commun ; et 2) une structure organisationnelle qui sert de guide à l’activité de ces personnes (Petit & Dugué, 2013).
Pour que l’organisation fonctionne efficacement, la structure doit évoluer selon les besoins, les composantes et les résultats des activités humaines. L’activité collective doit servir de matériau aux transformations de la structure organisationnelle ; et le fonctionnement de l’organisation doit être envisagé comme étant un processus qui se développe au gré des actions et des décisions. Structure organisationnelle et interactions sociales ne sont pas dissociées (Ibid.). La définition de l’organisation en ergonomie, ainsi que cette d’idée d’articulation systémique entre d’une part des actions et des décisions « organisées », et de l’autre des actions et des décisions « organisantes » (Lorino, 2013) ; s’inspirent largement des travaux de la sociologie du travail et de la sociologie des organisations (Reynaud, 1997 ; Friedberg, 1993 ; de Terssac, 1992). La théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1988 ; Reynaud, 1997) a permis à l’ergonomie d’emprunter à la sociologie les notions de communautés, d’actions collectives, de production de règles, de travail d’organisation et d’apprentissage collectif (Caroly, 2010). Bien que les activités collectives soient étudiées depuis longtemps en ergonomie à travers les concepts de coopération, de coordination, de coaction et de collaboration (Barthe & Quéinnec, 1999), la sociologie a conduit les ergonomes à appréhender l’activité collective comme étant une activité de réélaboration de règles pour s’adapter au contexte, pour améliorer les actions du groupe et pour favoriser le développement et l’efficience du collectif (Caroly, 2010).
La théorie de la régulation sociale en sociologie
En sociologie, la théorie de la régulation sociale concerne tous les systèmes sociaux et explique le processus par lequel les règles organisationnelles se créent, se modifient ou se suppriment (Reynaud, 1997). La règle est considérée comme « un principe organisateur. Elle peut prendre la forme d’une injonction ou d’une interdiction visant à déterminer strictement un comportement. Mais elle est plus souvent un guide d’action, un étalon qui permet de porter un jugement, un modèle qui oriente l’action » (Ibid., p. XVI). La théorie de la régulation sociale délaisse les visions « objectiviste » (l’organisation est un tout unifié, avec des buts et des procédures prédéterminés) et « subjectiviste » (les sujets poursuivent des objectifs indépendamment des autres) pour se concentrer plutôt sur la « vie des règles » dans les systèmes sociaux. Les interactions sociales sont réglées et réglantes (de Terssac, 2012). La théorie de la régulation sociale considère l’action collective comme étant organisée et toujours sujette à des régulations. Ces régulations ne sont pas les caractéristiques d’un bon fonctionnement organisationnel ; elles sont plutôt des activités finalisées d’acteurs collectifs ou individuels. Elles dépendent des acteurs, du contexte de la situation et des exigences du système dans lesquels ces acteurs interagissent. Il n’y a pas de cas de figure typiques permettant de classer les systèmes sociaux (Reynaud & Reynaud, 1994). En revanche, la théorie part du postulat qu’il existe deux typologies de règles et plusieurs sources de régulation (Reynaud, 1988 ; Reynaud & Reynaud, 1994 ; Reynaud, 1997 ; de Terssac, 1992) :
• Des règles explicites (officielles ou formelles) qui ont une valeur juridique. Elles structurent l’organisation, guident les autorités, arbitrent les conflits et les décisions, et elles déterminent les responsabilités de chacun et les sanctions. Elles constituent une régulation de contrôle dans le sens où elles sont imposées hiérarchiquement depuis le sommet vers la base. Elles visent à maintenir les individus ensemble dans un cadre social.
• Des règles implicites (non écrites ou informelles) qui s’observent dans les pratiques. Elles orientent les procédures, les collaborations et les décisions en situation, et elles assurent le fonctionnement effectif de l’organisation. Elles constituent une régulation autonome dans le sens où elles sont produites par les exécutants qui les font émerger depuis la base. Elles manifestent l’idée que l’acteur social ne se laisse jamais enfermé dans un cadre de dépendance. Il revendique sa légitimité à cogérer le système.
• Une régulation conjointe qui fait émerger un ensemble de règles acceptables par les deux parties. Ces règles « acceptées » forment un harmonieux arrangement entre les règles de contrôle et les règles autonomes. Elles sont le résultat d’une négociation, explicite ou implicite, entre deux sources (encadrement et exécutants) d’élaboration des règles.
L’organisation formelle et l’organisation informelle reposent toutes les deux sur des systèmes idéologiques qui ne sont pas forcément contradictoires l’un envers l’autre. « Les deux types de logique […] s’appuient sur des valeurs et inspirent des régulations » (Reynaud, 1988, p. 7) permettant au système social d’être efficace. Les deux logiques ne s’opposent pas et peuvent viser les mêmes objectifs (des enjeux économiques ou techniques, des valeurs d’équité, etc.). Les résultats des actions servent d’arbitrage aux différentes régulations. Les acteurs collectifs ne recherchent pas une efficacité optimale, ni une totale conformité avec leurs valeurs. Ils reconnaissent un « principe de réalité » quant à la capacité d’atteindre les objectifs respectifs et communs (Reynaud & Reynaud, 1994). En réalité, l’organisation informelle se diffère de l’organisation formelle parce qu’elle cherche à affirmer une autonomie que l’organisation officielle tente de contrôler. Il est question, non pas de l’existence de valeurs totalement opposées, mais plutôt d’enjeux de pouvoir9 (Reynaud, 1988).
La régulation autonome n’est pas spontanée, elle est la construction d’un ensemble de normes sociales élaborées par un groupe d’exécutants. Les convictions qui conduisent à sa formation ne sont pas forcément communes et partagées entre les membres. La régulation autonome se transmet au sein du groupe, mais il arrive que cet apprentissage soit imposé aux nouveaux venus (Reynaud, 1988 ; Reynaud, 1997). La régulation de contrôle n’est quant à elle pas toujours formalisée de manière officielle dans un « règlement ». Elle peut provenir de différentes sources et s’exprimer de manières diverses. Ce qui la caractérise vraiment, c’est l’ambition qu’elle porte à vouloir réguler un groupe social. La rencontre entre les deux régulations, autonome et de contrôle, met à jour les enjeux de pouvoir et les stratégies des acteurs pour atteindre des objectifs qui intéressent une ou l’ensemble des parties prenantes (Reynaud, 1988). Elle montre comment les acteurs négocient les règles du jeu (Reynaud, 1997).
En résumé, la théorie de la régulation sociale s’intéresse aux arrangements entre d’une part, les règles de droit, la formalisation, la prescription des actions ; et de l’autre, les règles de fait, la pratique, la réalité de l’activité. Les règles formelles sont un prérequis pour agir, elles expriment le « normatif ». Les règles effectives, qui résultent d’un compromis entre le formel et l’informel, d’un agencement entre le contrôle et l’autonome (de Terssac, 1992), manifestent quant à elles ce qui est « normal ». Les règles de droit ne sont pas remplacées par les règles autonomes, elles sont seulement remaniées, modifiées (de Terssac, 2012). Les règles effectives ne conduisent pas à une organisation idéale. Elles témoignent de la recherche de solutions acceptables et constamment renégociables (Reynaud, 1999). La théorie privilégie l’action et ce qui la contraint (de Terssac, 2012). Elle considère l’action collective comme un ensemble d’interactions réglées, finalisées, qui forment un système au sein duquel les pouvoirs sont distribués de manière plus ou moins égale (Reynaud, 1999). Les sujets sont responsables de leurs actions, des significations qu’ils y attribuent et des représentations qu’ils en ont, et qu’ils échangent, confrontent et négocient. Les actes ne découlent pas que des valeurs et des contraintes normatives.
Le système ne détermine pas les comportements. Au contraire, les acteurs construisent le système en produisant des règles acceptables, à partir de conflits et de régulations (Ibid.). Les intérêts, les points de vue, les valeurs et les préférences des individus « trouvent des points de rencontre et établissent ainsi des règles mutuellement admises » (Ibid., p. 112). La caractéristique majeure de l’acteur social « est son autonomie, c’est-à-dire sa capacité de construire des règles sociales et d’y consentir » (de Terssac, 2012, p.6). Finalement, la régulation sociale, c’est le système d’échange, de coopération et d’interactions durables, qui est construit pour la production des règles communes. Mais la régulation sociale c’est aussi le processus qui organise les actions et qui détermine les contraintes. C’est également l’activité collective qui permet aux individus de témoigner leurs intérêts, d’élaborer le sens de leurs actions et de manifester leur indépendance au sein d’une interdépendance (de Terssac, 2012). D’autre part, « il ne s’agit pas de réguler un système préexistant pour assurer son fonctionnement conformément à des normes préétablies, mais bien de construire le système social conformément aux attentes des acteurs et aux ressources dont ils disposent pour se faire entendre : la place des régulations sociales dans la construction des systèmes reste essentielle, dans la mesure où ces régulations fondent l’échange social et construisent le système de valeurs » (Ibid., p.10).
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