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L’irresponsabilité des témoins lors des crises oligarchiques

Témoignage par ouï-dire et responsabilité

Outre l’interdiction de témoigner pour les esclaves, la nécessité d’une responsabilisation se trouve aussi mise en lumière par la prohibition du témoignage par ouï-dire. Comme l’ont depuis longtemps noté les spécialistes, à l’image de Robert Bonner, « le témoignage par ouï-dire (ἀκοὴν μαρτυρεῖν275) était expressément interdit par la loi »276. Ainsi, dans le discours Contre Euboulidès de Démosthène, Euxithéos défend son statut de citoyen, dont il a été privé à la suite des manœuvres de son adversaire, et rappelle en préambule cette loi (§ 4)277, qui a cours dans tous les types de procès278. Il l’explique d’abord par l’importance d’une connaissance directe279, avant d’ajouter280 :
À plus forte raison, s’il n’est pas permis en engageant sa responsabilité (ὑπεύθυνον) de faire du tort à quelqu’un en rapportant ce qu’on a entendu (ἀκοῦσαι), comment serait-il possible de vous fier (πιστεύειν) à celui qui ne risque rien (ἀνυπευθύνῳ) en les rapportant ? »
La démonstration juxtapose deux situations qui n’ont en soi que peu de points communs : d’une part son adversaire, en tant qu’orateur, n’a aucun danger à attaquer Euxithéos – alors même qu’Euxithéos vient de préciser la sanction qu’il encourt (§ 3) –, d’autre part les témoins, dont la crédibilité repose sur leur responsabilité, ne peuvent pas déposer par ouï-dire. Être responsable de sa parole est une des raisons de l’interdiction du témoignage par ouï-dire. Cette corrélation apparaît logique : pouvoir accuser une autre personne d’être à l’origine de l’information que l’on transmet au tribunal réduirait à néant le principe de responsabilisation. C’est exactement le problème que soulève Chrysippe dans le discours Contre Phormion, probablement de Démosthène, car son adversaire ne produit pas directement le témoignage de Lampis281 : Il lui est possible [à Phormion] de faire juger (κρίνειν) mes témoins (τοὺς ἐμοὺς μάρτυρας), s’il prétend que leur déposition est mensongère (εἰ μή φησι τἀληθῆ μαρτυρεῖν αὐτούς) ; mais moi, que puis-je faire contre ses témoins (τοῖς τούτου μάρτυσιν), qui prétendent savoir (οἵ φασιν εἰδέναι) que Lampis a témoigné (μαρτυροῦντα) avoir reçu le paiement ? Si le témoignage de Lampis (ἡ μαρτυρία ἡ τοῦ Λάμπιδος) était produit ici, mes adversaires diraient sans doute que je suis obligé de l’attaquer (ἐπισκήπτεσθαί) ; mais ce témoignage (τὴν μαρτυρίαν ταύτην), je ne l’ai pas, et Phormion prétend se tirer d’affaire (ἀθῷος εἶναι) sans laisser un gage sûr (οὐδὲν βέβαιον ἐνέχυρον) qui vous convainc (ὧν πείθει ὑμᾶς) pour voter. »
La confiance des juges, évoquée à travers le verbe πείθομαι, ne peut être obtenue par Phormion s’il ne fournit le témoignage de Lampis lui-même, plutôt que celui d’individus rapportant les propos du capitaine du navire. Chrysippe oppose donc clairement une déposition habituelle et un témoignage par ouï-dire et voit le critère de cette distinction dans la possibilité d’attaquer ou non ces deux types de témoignages. Les informations obtenues par ouï-dire ne peuvent ainsi entrer au tribunal282. Pour autant, certaines circonstances ont été prises en compte par la législation et font exception à la règle, ce que détaille Apollodore dans le deuxième discours Contre Stéphanos283 :
Quant au témoignage par ouï-dire (ἀκοὴν […] μαρτυρεῖν), elles [les lois] l’interdisent, à moins que l’auteur du propos ne soit décédé ; le témoignage (ἐκμαρτυρίαν) des impotents ou de ceux qui résident à l’étranger doit être recueilli par écrit, et on peut attaquer (ἀγωνίζεσθαι) suivant la même procédure (ἀπὸ τῆς αὐτῆς ἐπισκήψεως) et la déposition et le témoignage de ceux qui la rapportent : de sorte que, si celui qui donne le témoignage le prend sur lui (ἐὰν μὲν ἀναδέχηται ὁ ἐκμαρτυρήσας), c’est lui qui est responsable (ὑπόδικος) du faux témoignage ; s’il ne le fait pas (ἐὰν δὲ μὴ ἀναδέχηται), ce sont ceux qui ont attesté la déposition (οἱ μαρτυρήσαντες τὴν ἐκμαρτυρίαν). »
L’orateur distingue deux cas où le témoignage par ouï-dire est accepté. Tout d’abord, il est autorisé de reproduire les paroles d’une personne décédée284. C’est par exemple le cas dans le discours d’Isée sur La succession de Kiron. Outre l’appel à la torture d’un esclave dont il a déjà été question, le plaignant cherche à fonder sa demande en héritage grâce à sa parenté, en établissant que sa mère est fille légitime de Kiron. Les faits étant assez lointains285, il doit recourir à des intermédiaires, ce dont il prévient les juges286 :
D’abord, que ma mère était fille légitime de Kiron, je vais vous le prouver, pour le passé lointain, grâce à des propos par ouï-dire et des témoignages (λόγων ἀκοῇ καὶ μαρτύρων) et, pour les faits dont on peut se rappeler, à des témoins qui en ont connaissance (τοῖς εἰδόσι χρώμενος μάρτυσιν), mais aussi à des indices qui valent mieux que les témoignages (τεκμηρίοις ἃ κρείττω τῶν μαρτυριῶν ἐστιν). »
Les plaignants ne se gênent pas, quant à eux, de recourir à des propos rapportés : voir DEMOSTHENE, Contre Leptine (XX), 105 ; Contre Nausimachos et Xénopeithès (XXXVIII), 7 ; Contre Callippos (LII), 9-11 ; Contre Calliclès (LV), 24. Ils peuvent néanmoins s’en lamenter : voir DEMOSTHENE, Contre Leptine (XX), 52. Ils peuvent aussi le reprocher à l’adversaire : voir ANDOCIDE, Sur les mystères (I), 116 ; ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 162.
La possibilité d’une telle déclaration concernant la supériorité des indices sur les témoignages a déjà été examinée et il n’y a pas à y revenir287. Ce qui est plus intéressant, dans cette citation, est que le plaignant distingue bien les informations que peuvent attester des gens qui se souviennent des événements et celles qui ne peuvent en bénéficier. Mais ces points ne peuvent néanmoins être présentés aux juges que par l’intermédiaire de dépositions, que ce soit dans un cas ou dans un autre. Si la formule λόγων ἀκοῇ καὶ μαρτύρων est compliquée, elle laisse percevoir le principe de la convocation : des témoins (μαρτύρες) seront produits à la tribune pour déclarer (λέγειν) ce qu’ils savent par ouï-dire (ἀκοῇ). C’est effectivement ce qui a lieu par la suite (§ 13), et le plaignant appuie leur déposition288 :
Qui, selon toute vraisemblance, peut connaître les faits passés ? Il est clair que ce sont les familiers de mon grand-père. Or ils ont témoigné devant vous sur ce qu’ils avaient ouï dire (μεμαρτυρήκασι τοίνυν ἀκοὴν οὗτοι). Qui peut connaître les circonstances du mariage de ma mère, de toute nécessité ? Ceux qui ont conclu l’alliance et ceux qui ont assisté à cette alliance : or vous avez eu le témoignage des proches de Nausiménès et de mon père. »
La double source d’information est à nouveau explicitée. Les faits lointains ont été attestés par des témoins par ouï-dire et les faits récents par les témoins directs. La place des déposants est cruciale dans la mesure où, évidemment, ce sont eux qui auront à subir un procès pour faux témoignage si l’adversaire cherche à remettre en cause les points allégués, encore que cela soit difficile : il lui faudra trouver des témoins de cette époque, ce qui paraît tout aussi compliqué. Les témoins sont donc fournis en vue d’endosser la responsabilité des déclarations du plaignant. C’est ce qui permettra aux affirmations d’être acceptées par les juges. Même dans le cas d’un témoignage par ouï-dire, c’est parce que le témoin est responsable qu’il est crédible. Harrison précise : « Il est probable qu’un tel type de preuve ait pu lui-même être récusé par une δίκη ψευδομαρτυρίων, mais le seul point mis à l’épreuve aurait été de savoir si le témoin vivant avait en réalité entendu le témoin décédé déposer ainsi, et pas si le second pouvait avoir été en position de dire ce qui lui était attribué. »289 Cette affirmation se heurte néanmoins à un cas de figure répertorié par Robert Bonner parmi les témoignages par ouï-dire290. Dans le discours Contre Agoratos de Lysias, l’accusé comparaît en tant que responsable du meurtre de Dionysodoros. Après une plaidoirie du plaignant Dionysios, frère du défunt, monte à la tribune un synégore, le beau-frère de Dionysodoros, qui expose le dernier entretien qu’ont échangé en prison le mort et sa femme, sœur du synégore, juste après la condamnation à mort291 :
En présence de ma sœur, Dionysodoros, après avoir déclaré ses dernières volontés relativement à ses biens, dénonça Agoratos comme responsable de sa mort ; et il prescrivit solennellement à moi, à Dionysios son frère ici présent, et à tous ses amis, de faire expier sa mort à Agoratos. »
Le synégore convoque par la suite des témoins (§ 42). De qui peut-il s’agir ? Il ne peut être question de la sœur de celui qui est à la tribune : il faudrait qu’elle prête serment et cette disposition serait nécessairement mentionnée. Dionysios ne peut pas non plus déposer : en tant que plaignant, il ne peut fournir de témoignage en sa propre faveur292, même s’il a été remplacé pour le discours par un synégore. Ce dernier pourrait s’appeler lui-même comme témoin, car les synégores ont le droit d’apparaître comme témoins, mais la plaidoirie n’en dit rien. Les déposants peuvent être certains des « amis » qui ont été chargés de venger Dionysodoros. Ils n’ont ainsi pas eu directement accès à la déclaration, pas plus que Dionysios ou le synégore. Leur témoignage n’est acceptable que s’ils sont perçus comme rapportant les propos d’une personne décédée. En tant que témoins, ils pourront subir un procès pour faux témoignage, mais ils ne pourront pas se défendre quant au fait d’avoir entendu Dionysodoros s’exprimer ainsi. Ils sont par conséquent produits comme témoins dans le but de supporter la responsabilité du témoignage, un dispositif nécessaire pour faire accepter les propos par les juges.
Le fonctionnement semble très similaire pour les témoins qui rapportent les paroles de la partie adverse, lesquels sont à juste titre adjoints par Robert Bonner et Gertrude Smith aux cas de témoignage par ouï-dire293. De même que pour les défunts, les parties ne peuvent témoigner, comme il vient de l’être rappelé. Cette interdiction n’empêche pas certains orateurs de produire des témoins qui ont entendu leurs déclarations. Ainsi, dans le discours Contre Théocrinès peut-être rédigé par Démosthène, Épicharès parle pour son père accusé d’illégalité par Théocrinès car celui-ci ne peut se défendre lui-même, étant débiteur de la cité, et reproche à son adversaire de ne pas conduire jusqu’au bout ses accusations si on lui donne une forte somme d’argent294 : Si donc mon père, juges, avait été riche, s’il avait pu fournir mille drachmes, il aurait été entièrement libéré de l’accusation d’illégalité : c’est en effet la somme que son adversaire demandait. Appelle-moi Philippidès du dème de Péanie, à qui Théocrinès a parlé en ce sens (πρὸς ὃν ἔλεγε ταῦτα Θεοκρίνης οὑτοσί), et tous les autres qui sont au courant de ces propos. »
Il ne saurait évidemment être question, pour Théocrinès, de s’intenter à lui-même une action pour faux témoignage, en tant qu’individu à l’origine de ces paroles. Il pourrait néanmoins attaquer Philippidès et les autres personnes fournies par Épicharès. Convoquer ces témoins permet ainsi au plaignant de rapporter les paroles de son adversaire en assurant aux juges leur validité grâce à la responsabilité qui découle des dépositions.
La situation est très proche du second cas évoqué par Apollodore dans le Contre Stéphanos, savoir celui de l’ἐκμαρτυρία. Celle-ci formalise en quelque sorte le principe laissé implicite dans le cas des éléments remontant à un défunt. Ceux qui ne peuvent se présenter au tribunal car ils sont malades ou à l’étranger peuvent transmettre leur déclaration à d’autres témoins. Apollodore évoque directement la question de la responsabilité, ce qui montre son importance295 : les adversaires ont le droit de poursuivre par un procès (ἀγωνίζεσθαι) suivant la même plainte (ἀπὸ τῆς αὐτῆς ἐπισκήψεως) le témoignage et l’ἐκμαρτυρία. Le procès pour faux témoignage est donc indiqué à travers la dénonciation qui le fonde (ἐπίσκηψις). Plus intéressant encore, l’individu responsable en justice (ὑπόδικος) dépend du choix du témoin originel, selon qu’il assume la responsabilité (ἀναδέχομαι) de sa déposition ou non. Le verbe ἀναδέχομαι, qui signifie accepter » ou « supporter », est d’ailleurs parfois employé pour dire « se porter garant »296. Il est donc particulièrement approprié dans ce contexte. Ernst Leisi explicite : « La δίκη ψευδομαρτυρίων se dirige contre toutes les formes de témoignages, μαρτυρία autant que ἐκμαρτυρία et διαμαρτυρία. Si une ἐκμαρτυρία est contestée, alors une plainte est adressée contre celui qui l’a déposée, au cas où il reconnaît que l’ἐκμαρτυρία provient de lui, autrement contre ceux qui ont attesté au tribunal sa prétendue déclaration. »297 Mais, comme Harrison, l’historien suisse se place avant tout dans une logique juridique rationnelle.

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