Émergence et développement progressif de l’ECC (1975-2005)
Dans un premier temps, nous nous pencherons sur les modalités d’émergence de l’ECC, afin de savoir comment la caractériser. Ce domaine de recherche s’autonomise-t-il depuis une discipline ou une spécialité « mère »? Ou bien résulte-t-il de la rencontre de différentes disciplines ou spécialités ? De plus, pour comprendre son développement, questionner ses débuts, et leur empreinte potentielle, s’avère indispensable.
65 Ces débats, qui se sont notamment tenus au sein du GIEC, portaient sur les modalités des engagements de réduction des émissions de GES (en quantité ou en moyens d’action), la mise en œuvre des mécanismes du Protocole de Kyoto (cap-and-trade et permis d’émissions négociables), le tempo de l’action et les objectifs à fixer, et enfin, la répartition des efforts selon les pays.
Pour cela, nous identifierons les acteurs majeurs de cette histoire, leur formation, les institutions dans lesquelles ils réalisent leurs travaux66. Nous nous demanderons également quels outils et cadres théoriques ils mettent en œuvre, quels enjeux et problématiques attirent leur attention et ce qui les poussent à s’intéresser aux problèmes posés par le RCA (leur intérêt est-il suscité par des échanges interdisciplinaires avec des scientifiques qui étudient le climat et ses évolutions récentes ? Répondent-ils à une demande sociale et politique ? Le RCA est-il un objet de recherche similaire à ceux dont la discipline s’empare au cours des années 1970 ?).
Naissance de l’ECC : 1975-1990
Si la période 1975-1990 correspond à un état embryonnaire de l’ECC, nous lui trouvons néanmoins une préhistoire déjà évoquée dans le chapitre introductif. En outre, l’économie n’est pas l’unique discipline des sciences sociales à étudier les liens entre activités économiques et climat. Dans un article de 1952 intitulé « Climate and Economic Life », Leslie Curry, géographe anglais, précise que « the subject matter of this paper is as old as geography itself : the relations of man to climate have been studied by every school of geography since Herodotus »67. Il ajoute que « the great regulator of economic life is climate »68.
Nous trouvons également des travaux de chercheurs d’autres disciplines qui s’intéressent aux enjeux économiques liées au climat à la fin des années 1960. Par exemple, dans The Value of the Weather, William John Maunder recense ce qu’il nomme des « econoclimatic models »69. En 1968, il présente une contribution à la Conference and Workshop On Applied Climatology of the American Meteorological Society (Asheville, Caroline du Nord): “An Econoclimatic Model for Canada”. Ce climatologue a notamment travaillé pour les services de prévision météorologiques Néo-Zélandais ainsi que l’Organisation Météorologique Mondiale.
Ainsi, des scientifiques et géographes étudient l’atmosphère comme une ressource pouvant être sujette à une analyse économique, mais leurs travaux semblent avoir été écartés par les économistes70. Dans le WoS, seulement quatre articles publiés dans des revues d’économie citent l’ouvrage de William John Maunder.
Ces travaux présentaient des analyses du climat en termes économiques. Leur mise à l’écart par les économistes illustre les frontières disciplinaires dans les sciences sociales. Elle renvoie peut être également à la perception par les économistes d’une position subalterne de la géographie face à l’économie dans la hiérarchie sociale des disciplines. Or, la place de la géographie dans les interactions entre disciplines pour le développement des études sur le climat et ses relations avec les sociétés humaines pourrait faire l’objet de questionnements plus approfondis. Néanmoins, nous pourrions également penser que cette mise à l’écart résulte du fait que ces géographes ne s’intéressaient pas directement au réchauffement climatique anthropogénique (RCA) tel que formulé par les différentes sciences du climat71. Mais comme pour tout objet de recherche, a fortiori lorsqu’il est nouveau, les économistes ne réfèrent pas uniquement à des travaux portant directement sur l’objet étudié. De plus, dans une critique très positive du livre de Maunder publiée dans le Journal of Economic Literature en 1973, le professeur d’économie à l’Université de Calgary Delbert Ogden souligne que : With the exception of agricultural and water resource economists, weather has received little attention by economists. This book clearly establishes that the economic aspects of weather deserve more serious consideration »72.
Premiers travaux académiques américains
En économie, c’est William D. Nordhaus73 (professeur d’économie à l’université de Yale depuis la fin des années 1960) qui peut être considéré comme le premier à écrire explicitement sur la question du RCA en 1975. S’il débute sa carrière lorsqu’il entreprend ses travaux sur les changements climatiques, il a déjà gagné la reconnaissance de ses pairs et poursuit sa trajectoire au centre du champ de l’économie. Ainsi, en 1985, il commence à co-rédiger avec Paul Samuelson un des manuels d’économie les plus répandus74. Puis, les membres de l’American Economic Association lui remettent le prix de « membre distingué » en 2004 et l’élisent président pour 2014-2015. Cette carrière ne repose pas uniquement sur les questions climatiques et il s’intéresse dès le départ à divers objet de recherche, ce qui nous conduit à le catégoriser comme macro-économiste.
Sa trajectoire académique commence après un PhD en économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 1967. Il rejoint ensuite la Cowles Foundation for Research in Economics lors de son recrutement à l’université de Yale (d’abord professeur adjoint, il devient professeur titulaire d’économie en 197375). Dès le départ, il s’installe au sein des institutions qui dominent la recherche en économie aux États-Unis depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale76. De plus, au cours des années 1970, William Nordhaus s’impose comme un défenseur de la discipline économique, ébranlée par les contestations de la croissance et les travaux sur la finitude des ressources naturelles. Il rejette les conclusions du Club de Rome et compte parmi les critiques les plus virulents du rapport The Limits to Growth publié en 197277. Toutefois, il insiste sur le fait que le problème posé par les émissions de GES et le RCA « should be taken very seriously »78. Ses premiers travaux à ce propos voient le jour lors d’un séjour à l’International Institute for Applied System Analysis (IIASA)79. Il écrit un document de travail80 dans lequel il utilise son modèle développé dans un article de 1973 sur « l’allocation des ressources énergétiques »81.
Il conclut que:
“We can be relatively optimistic about the technical feasibility of control of atmospheric carbon dioxide […]. It remains to be determined what a set of optimal controls would be, and how these controls could be implemented”82.
Nous soulignons le rôle majeur qu’a pu jouer l’IIASA dans l’écriture de ces premiers travaux, et donc l’émergence de l’ECC. En effet, dans un article publié dans The Chronicle of Higher Education, Paul Voosen rend compte d’une interview avec William Nordhaus (et d’autres économistes à propos de lui). Il écrit que :
“In 1975, at the age of 33, he spent a year in Vienna, sharing an office with Allan H. Murphy, a climate scientist. They started talking about how the economy and climate were related. One weekend they went skiing, and Nordhaus brought along all the library’s books that touched on warming. By the weekend’s end, they were on the way to a simple model of how economic growth leads to increased carbon-dioxide emissions, which lead to climate change” 83
William Nordhaus lui a très probablement relaté ces évènements. Ils nous laissent comprendre qu’un dialogue interdisciplinaire a pu susciter son intérêt pour le RCA et le pousser à se familiariser avec les sciences du climat84. Or, l’IIASA fut créé spécialement dans le but de favoriser les échanges entre chercheurs de différents pays et disciplines « to study problems common to advanced economies »85. Cette collaboration n’aurait sans doute pas été possible dans un département d’économie traditionnel. Pourtant, elle semble constituer un élément décisif pour l’émergence de l’ECC86. De plus, Nordhaus réalise ce premier travail un peu avant que les scientifiques ne s’organisent véritablement pour alerter les politiques sur les dangers du RCA et que ce dernier ne soit inscrit sur les agendas politiques nationaux et internationaux87. Nordhaus ne rédige donc pas ce document en réponse à une demande sociale ou politique directe.
Dans les années suivantes, Nordhaus poursuit ses travaux entrepris à l’IIASA et se concentre alors essentiellement sur les questions climatiques. Lors de la 89e réunion annuelle de l’American Economic Association en septembre 1976, une session est consacrée aux problèmes environnementaux. Il y présente une contribution qui fut publiée dans les Papers and Proceedings l’année suivante : « Economic Growth and Climate : The Carbon Dioxide Problem »88. Il s’appuie alors sur ses travaux présentés dans un autre document de travail publié par la Cowles Foundation : « Strategies for the control of carbon dioxide »89. C’est dans cette institution qu’il approfondit ses recherches au début des années 1980 et diffuse un autre document intitulé « Thinking about carbon dioxide : theoretical and empirical aspects of optimal control strategies ».
Par la suite, lors de la 94e réunion annuelle de l’American Economic Association en décembre 1981, une session intitulée « The Global Commons » compte 3 articles sur 6 consacrés au dioxyde de carbone90. Ils furent présentés par des économistes déjà intéressés aux questions environnementales, dont Ralph D’Arge, pionnier de l’économie de l’environnement aux États-Unis dans les années 1970. Stern et al. le considèrent comme le premier à avoir publié dans une revue d’économie sur le changement climatique91. Cependant, comme nous le verrons plus tard, Ralph D’Arge n’apparaît pas comme un auteur central dans le développement de l’ECC (contrairement à Nordhaus et d’autres), mais semble plus périphérique. Nous comprenons alors que James Wilen, qui rédige la nécrologie de Ralph D’Arge dans le Journal of Environmental Economics and Management (JEEM)92, écrive: “not widely appreciated is that Ralph was one of the first economists to think about and attempt to measure the implications of global climate change”93. Mais, puisque les travaux de Ralph d’Arge furent cruciaux pour l’économie de l’environnement94, comment expliquer ce paradoxe?
Stern et al. ajoutent que l’article de 1982 fait référence à un rapport publié en 1975 et écrit par Ralph D’Arge et K.C. Kogiku: Economic and Social Measures of Biologic and Climate Change95. Ce rapport fut rédigé pour le ministère des transports américain au sein du Climatic Impact Assessment Program (CIAP)96. Spencer Weart nous éclaire sur l’histoire de ce dernier. Il fut créé en 1971 par le Congrès américain afin de répondre aux préoccupations d’environnementalistes concernant le développement d’une flotte d’avions supersoniques. Il s’agissait d’étudier les impacts potentiels d’un tel projet sur le climat, bien que les effets dangereux sur la couche d’ozone stratosphérique constituaient le principal objet d’investigation. Mais, trois ans après sa création et la décision du Congrès de ne pas financer ce type de transport, le CIAP est fermé97. Dès le départ, ce programme ne semble pas avoir été conçu dans la durée et sa fermeture rapide explique probablement en partie la position périphérique de Ralph d’Arge et de ces travaux pour l’émergence de l’ECC98 Mais celle-ci s’explique également par l’autonomisation rapide de l’ECC et sa distanciation vis-à-vis de l’économie de l’environnement et de l’économie écologique, contrastant avec sa proximité avec l’économie de l’énergie, comme nous l’expliquerons plus tard. Ces premiers travaux contribuent à l’apparition du RCA dans la discipline économique au début des années 1980. Quelques individus proposent des contributions lors de conférences annuelles de l’American Economic Association, et suscitent l’intérêt des économistes américains pour les enjeux climatiques. Néanmoins, nous soulignons que les travaux de Nordhaus sont surtout publiés dans des documents de travail, attestant du fait que le RCA ne constitue pas encore un objet pour des publications dans les revues académiques selon le processus d’évaluation par les pairs. Nous verrons donc comment les économistes l’ont adoubé comme un objet de recherche légitime et revendiqué. Enfin, nous retenons que l’intérêt des auteurs de ces premiers travaux semble résulter de contacts privilégiés avec des chercheurs des sciences naturelles qui étudient le climat.
Des développements au dehors du champ académique aux Etats Unis
En parallèle (et souvent à la suite) de ces travaux dans le milieu académique, les agences et organes d’expertise gouvernementaux se penchent sur l’ECC. Aux États-Unis, l’intérêt se déploie rapidement. En septembre 1990, le Département de l’Énergie (US-DoE) publie un rapport d’un groupe de travail99: The Economics of Long Term Global Climate Change : A Preliminary Assessment Report of an Interagency Taskforce. Au cours de l’automne 1989, ce groupe fut constitué afin de identify, review and inventory work on the economics of climate change in order to inform policy discussions »100. Faisant état des divergences entre économistes, les auteurs soulignent que : « essentially all analysts agree that some reductions in greenhouse gas emissions can be obtained at low cost »101.
Il s’agissait donc ici uniquement de rendre compte des travaux déjà réalisés, pour la plupart dans le milieu académique. Mais les agences et ministères commanditent aussi directement des recherches originales et conduisent leurs propres recherches sur le RCA dès les années 1980. L’US-DoE bénéficie d’une force de recherche au sein du Pacific Northwest National Laboratory (PNNL). C’est ici que James Edmonds et John Reilly (deux économistes formés à l’Université Duke et l’Université de Pennsylvanie) élaborent un modèle, le to be economically and politically infeasible”103. Ils recommandent donc que les efforts soient concentrés vers des mesures d’adaptation aux changements (qui seront connus par de plus amples recherches). Ces conclusions contrastent avec celles du rapport de l’US-DoE de 1990. Ce dernier impliquant également des membres de l’US-EPA (et s’appuyant sur des données de l’agence), nous pouvons supposer une évolution des positions de celle-ci concernant l’opportunité de mesures économiques pour réduire les émissions de GES. En effet, en 1990, l’US-EPA publie un rapport commandité par le Congrès américain en 1986 dans le but de : « identify policy options that could influence future greenhouse gas concentrations and global warming »104. Les auteurs ont réalisé une revue de littérature, rassemblé des données, tenu des ateliers de travail avec des spécialistes gouvernementaux, non- gouvernementaux, et des chercheurs du champ académique, et conduit leurs propres analyses. Selon eux :
“The potential cost of government action to reduce greenhouse gas emissions may be much less than it would appear if such action serves other important economic or environmental objectives. Most of the measures proposed to reduce emissions are already of substantial public interest, for example, policies that promote energy efficiency, reductions in use of CFCs, efforts to halt deforestation, and other desirable social policies—so that the threat of global warming is often simply another reason to implement such policies. The incremental cost of taking actions to limit global warming today may therefore be modest”105.
Nous observons donc une évolution, mais l’analyse des causes de cette dernière dépasse le périmètre de notre étude pour le moment.
Par ailleurs, à la demande du comité du Sénat sur l’énergie et les ressources naturelles106, le Congressional Budget Office commet un rapport en 1990 intitulé :
Carbon charges as a response to global warming : the effect of taxing fossil fuels ». S’appuyant sur des analyses produites à l’Energy Information Administration (US-DoE), à l’Université Harvard et par la compagnie privée Data Resources Incorporated, les auteurs concluent que « carbon charges can be effective in reducing carbon dioxide emission from fossil fuels combustion in the United States »107.
L’ECC émerge donc dans le champ académique puis se déploie rapidement dans les organes d’expertise et de recherche gouvernementaux américains. Parmi eux, certains produisent des études nouvelles, alors que d’autres compilent et résument les conclusions des travaux académiques. C’est également le cas d’organisations internationales telles que l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), dont la division de l’économie générale répertorie les études sur les coûts de réduction des émissions de GES existantes, à la fois dans le champ académique et dans des institutions telles que l’US-EPA ou l’Agence Internationale de l’Energie (AIE)108. L’OCDE organise par ailleurs de nombreux séminaires sur le RCA avec des acteurs académiques et publie leurs rapports sur l’ECC109.
