À l’aube de la phénoménologie: la philosophie comme science rigoureuse

Pourquoi s’intéresser à Descartes en phénoménologie?

À l’aube de la phénoménologie: la philosophie comme science rigoureuse. Puisque la phénoménologie semble avant tout être question de méthode, du moins c’ est ce que nous venons de présenter, il nous reste à savoir ce que veut dire cette méthode dans la nouvelle philosophie que propose Husserl et ensuite celle présentée par Heidegger. Nous remarquons avec plusieurs commentateurs que « Husserl labored aIl his life to find the best way which would lead the non phenomenologist into the new land which he thought he had discovered » 33 . Cette nouvelle terre découverte par Husserl est la phénoménologie et le phénoménologue se doit d’en assurer le sol, de proposer une méthode qui va permettre au non-phénoménologue d’ accéder à la même terre, d’accéder aux phénomènes et à la structure sous-jacente à ces derniers. Dès lors, la phénoménologie est ouverte et inclusive, elle essaie de parer un certain hermétisme en se dotant d’une méthode.

Cette méthode, nous l’annonçons tout de suite, c’est celle de la réduction qui fera l’ objet de notre prochain chapitre. Pourtant, avant d’en arriver à cette dernière, il nous faut comprendre que toute méthode présuppose avec elle une fondation. Ainsi, la phénoménologie doit se bâtir avec de nouvelles exigences qui sont en quelque sorte une réponse cartésienne moderne à la philosophie contemporaine à Husserl, du moins c’est le constat que notre philosophe en fait. Un passage de Natanson résume parfaitement ce retour à Descartes, mais tout en ayant le désir d’ aller encore plus loin : A qUOI bon s’intéresser à Descartes qui, prima facie , ne semble rien aVOIr en commun avec la phénoménologie? Il est juste de dire que Descartes n’ est pas phénoménologue, nI même l’ instigateur du mouvement phénoménologique. Pourtant, Husserl n’a cessé de considérer la façon de philosopher de Descartes comme un modèle exemplaire pour la phénoménologie4 • Ici, notre but est de montrer en quel sens l’ idéal méthodologique cartésien retient l’ attention de Husserl. Cet excursus phénoménologique permettra, plus tard, de mettre en lumière l’ acte fondateur même de la réduction chez Husserl et les reproches que Heidegger adresse à Husserl. La situation de la philosophie dans le contexte historique où évolue Descartes au tournant du XVII » siècle est celle de la scolastique et de sa méthode. Dans les faits, « la philosophie surtout traite toute question par la dispute, en opposant les opinions adverses »5.

La méthode scolastique ne paraît pas satisfaisante pour l’esprit rationnel de Descartes. Elle ne fait qu’opposer des thèses sans jamais aboutir à aucune certitude. Cependant, pour Descartes, la bataille contre la scolastique VIse surtout l’enseignement dogmatique de la pratique philosophique de son époque. Ainsi, « il tombe sous le sens que sa nouvelle fondation de la philosophie cherche à s’opposer à la scolastique »6 avec une pratique réflexive de la philosophie, en quête de certitude, et qui passe inévitablement par un examen critique préalable des acquis et des préjugés. La méthode cartésienne doit aussi être accessible à tous afin de permettre un accès véritablement universel à la pratique de la philosophie. Bien que cette réflexion soit amorcée dès le Discours de la méthode (1637), c’ est dans les Méditations (1641) que le doute va prendre sa pleine signification. Grondin résume admirablement la situation dans laquelle se trouve Descartes lorsqu’il rédige son Discours: Or, ce qui préoccupe Descartes, c’est que la connaissance repose sur des « principes si mal assurés ». Autrement dit, il s’agit moins de rechercher les principes de ce qui est, que d’ assurer, une fois pour toutes, l’ordre des principes eux-mêmes, posés ici comme des principes du savoir. Mais comment assurer des principes qui sont censés être la source de toute assurance et de toute certitude? C’est cette réflexion principielle que proposent de conduire les Méditations 7

• Les principes si mal assurés dont il est question font certainement référence à la scolastique et sa méthode d’ apprentissage. Sous cette critique qui prend la forme d’une attaque, la question que pose Grondin est celle de Descartes: comment s’assurer d’une connaissance certaine? Si la réponse à cette question se trouve plus développée dans les Méditations8 , on trouve déjà cependant dans le Discours de la méthode la piste d’une solution à élaborer J’avais dès longtemps remarqué que pour les moeurs il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu ‘on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu ‘ il a été dit ci-dessus; mais, pource qu ‘alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fall ait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’ il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable.9 En tout premier lieu, la recherche de la vérité ne consiste pas dans la victoire apparente d’un argument contre un autre dans le style d’une disputatio, mais dans la mise en oeuvre méthodique d’une pratique philosophique passant par le doute en quête de certitude d’une vérité première. Le doute n’est pas un concept nouveau dans la philosophie, les sceptiques en ont toujours fait usage.

Cependant, ce qui change avec Descartes, c’est la manière dont le doute s’opère en philosophie. Le doute sceptique ne laisse pas de développements ultérieurs possibles à la philosophie, car sa mise en application n’est pas orientée vers la recherche d’une connaissance en tant que telle puisqu’ il remet sans cesse en question la possibilité d’une connaissance indubitable et certaine d’elle-même. Ainsi, il n’aboutit jamais qu’à reconduire à une incertitude se répétant indéfiniment. Or, l’ originalité de Descartes en proposant le doute comme méthode philosophique vise, à l’ inverse, l’établissement d’une recherche assurant la fondation d’une certitude dans l’ordre du savoir. Dès lors, puisqu’« il n’ y a rien au monde de certain» 10, la tâche nouvelle de Descartes est de trouver des principes permettant la certitude en philosophie et c’est le doute qui s’impose comme l’ outil méthodique privilégié. Dans ses Principes de la philosophie de 1644, Descartes cherche dans la première partie éponyme, les principe.s de la connaissance humaine et souligne la formation critique du doute dans la recherche de la vérité: Celui qui cherche la vérité doit, une fo is dans sa vie, douter de tout autant que f aire se peut. Puisque nous sommes nés enfants et que nous avons porté des jugements variés sur les choses sens ibles avant de posséder l’ usage enti er de notre raison, nous sommes détournés de la conna issance du vrai par de nombreux préjugés, dont il ne semble pas que nous puissions nous libérer autrement qu ‘en nous appliquant à douter une fois dans notre vie de tout ce en quoi nous trouverons ne serait-ce que le plus petit soupçon d’ incertitude. I l

Brentano et la découverte de l’intentionnalité.

Les sources de Husserl sont multiples. Cependant, la seconde source que nous présentons est Brentano qui va initier Husserl à la philosophie. Avant de rejoindre la philosophie et d’en faire son activité principale, le jeune Husserl s’est d’abord passionné pour les sciences, en particulier les mathématiques qu’il étudie par le biais de l’enseignement du célèbre mathématicien allemand du XIxe siècle, Weierstrass. C’est donc en tant que logicien-mathématicien que Husserl s’est d’abord présenté au monde scientifique)7 avant de s’intéresser à la philosophie. Encore une fois, Brentano n’est pas, comme Descartes, l’ instigateur du mouvement phénoménologique, mais il a contribué lui aussi à la formation de l’esprit du jeune Husserl. Même lorsque Husserl prendra plus tard une distance critique à l’égard des thèses de Brentano, il ne cessera jamais d’admirer son professeur et de se montrer reconnaissant d’avoir pu bénéficier de ses rapports amicaux dans son propre développement intellectuel. L’enseignement reçu de Brentano est plutôt traditionnel, il ne laisse pas présager la naissance prochaine de la phénoménologie de Husserl. Ironiquement, Brentano est attaché à l’enseignement traditionnel plus ou moins scolastique de l’Allemagne de son époque, ce contre quoi Descartes lui-même s’était déjà insurgé puisque l’inspiration du geste radical de Descartes de favoriser un nouveau départ à la philosophie moderne servIra à Husserl de modèle pour l’élaboration de la phénoménologie comme science rigoureuse. Dans le cadre de ce mémoire, nous retiendrons avant tout de Brentano le concept d’ intentionnalité que Husserl découvre chez lui et lui emprunte.

Dans les Recherches logiques, Husserl en fera le concept central de l’ investigation phénoménologique. Husserl trouve dans le concept d’intentionnalité l’ explication de la relation entre un objet et la conscience, la manière dont un objet peut se donner à la conscience. Brentano s’inspire de la scolastique pour développer son concept d’ intentionnalité dans le cadre de la psychologie empirique, comme le montre Perler: « Brentano fait un choix très libre des sources médiévales, utilisant ces sources en vue de ses propres buts qui divergeaient en plusieurs points des buts des auteurs médiévaux » 18. Donc, bien que l’ intentionnalité soit un concept déjà à l’oeuvre dans le llcpi ‘Pvxfjç (De anima) d’Aristote ou dans les travaux de Thomas d’Aquin, Brentano, en puisant à ces différentes sources, propose une lecture nouvelle de l’ intentionnalité dans le cadre de ses recherches de psychologie empirique. Il utilise le concept d’ intentionnalité en vue de pouvoir faire la distinction entre les phénomènes psychiques et les phénomènes physiques afin de mettre en évidence ce à quoi l’ esprit humain se réfère dans le cas des actes psychiques. Aussi, « l’intentionnalité apparaît dans le contexte d’une justification de la psychologie comme science de plein droit, par la délimitation de son domaine propre, qui inclut tous les phénomènes psychiques » 19. Dans son ouvrage phare, La psy chologie du point de vue empirique, Brentano explique dans un chapitre sur l’ intentionnalité ce qu’ il entend par un phéno1pène psychique en essayant d’en définir la nature : Husserl is very much a Cartesian, but, despite his debt to Descartes’s method, he moves far beyond Cartesian philosophy in the development of phenomenology. [ . .. ] Husserl’s struggle for philosophical certitude begins with the recognition that it is only at the granite base ofmundane knowledge and beliefthat a proper foundation is to be found for erecting a veridical philosophy.J4

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : Acheminement vers la phénoménologie
1 . P OurquOl. s ,.mte, resser a, D escartes en p he »n omeno1 o gl.e
2. Brentano et la découverte de l’ intentionnalité
3. À l’aube de la phénoménologie: la philosophie comme science rigoureuse
CHAPITRE II : Husserl: La méthode en action: les réductions
4. Le monde de l’ expérience quotidienne : l’attitude naturelle
5. Sortie de l ‘ attitude naturelle et radicalisation du doute : l’È1tûXYJ
6. La réduction phénoménologique
7. La réduction eidétique
8. La réduction transcendantale
CHAPITRE III: Heidegger: La phénoménologie repensée à partir de l’être
9. La méthode phénoménologique de Heidegger
10. La phénoménologie de Heidegger : l’ analytique du Dasein
A- Le souci (Die Sorge)
B- L’angoisse (Die Angst) et l’appel de la conscience (Gewissenruj)
C – L’ ennui (Langeweile)
D – Réduction, construction et destruction
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *