Acquisition des expressions référentielles et de l’expression du topic

Acquisition des expressions référentielles et de
l’expression du topic

Différentes perspectives sur l’acquisition du langage

 Les différentes perspectives sur l’acquisition du langage, esquissées dans l’introduction de ce chapitre, sont traditionnellement séparées en deux grands groupes, qui se distinguent quant à la réponse donnée à la question suivante : le langage peut-il être acquis ? Les théories qui y répondent par la négative ont alors postulé des connaissances linguistiques innées, dont l’étendue varie en fonction de différentes approches concurrentes. A l’inverse, un large groupe de théories fonctionnalistes cherche le moteur de l’acquisition du langage dans les capacités cognitives et/ou sociales de l’enfant, et la capacité à relier formes et fonctions. Nous proposons dans cette section un aperçu synthétique d’un certain nombre de ces approches. 

 

1.1 Les approches innéistes du langage

 

 L’approche innéiste s’est développée suite aux travaux de Noam Chomsky, et notamment sa critique (1959) d’une théorie de l’apprentissage non spécifique au langage tel qu’avancée dans le paradigme behaviouriste de Bloomfield (1933) ou Skinner (1957). Considérant que le langage qu’entend l’enfant ne contienne pas assez d’indices (positifs ou négatifs) pour l’apprentissage (argument de la pauvreté du stimulus), la rapidité de l’acquisition et le fait que les enfants arrivent sensiblement aux mêmes âges à des grammaires structurellement semblables, malgré les différences entre les langues, l’amène à postuler que l’enfant doive nécessairement déjà posséder des connaissances linguistiques à la naissance. La nature exacte de ces connaissances innées à pris différentes formes au sein du courant générativiste, qui ont déjà été synthétisés ailleurs et que nous reprendrons ici que très sommairement. Initialement, Chomsky (2006 [1968]) a formulé l’hypothèse du Language Acquisition Device (LAD), développé en plus de détail par McNeill (1966, 1970). L’enfant naîtra ainsi avec des universaux grammaticaux concernant les unités et règles combinatoires générales de toute langue, la Grammaire Universelle (UG), ainsi qu’un mécanisme de formation et d’évaluation d’hypothèses. Equipé de ces trois composantes, l’enfant détermine la structure précise de la langue à laquelle il est exposé Cette conception de l’acquisition a été affinée ultérieurement, notamment parce que le LAD ne pouvait pas expliquer les étapes successives de l’acquisition, et crucialement, ne pouvait expliquer comment l’enfant pourrait venir à rejeter une hypothèse en l’absence d’évidence négative (KlannDelius, 2016). En conséquence, la théorie des principes et paramètres (Chomsky, 1981) a tenté de simplifier et d’expliciter ce processus. Dans cette nouvelle conception de la Grammaire Universelle, les principes universaux sont accompagnés de paramètres, dont la valeur varie avec les langues. Un exemple pour un tel paramètre concerne la (non-)réalisation du sujet pronominal (paramètre appelé pro-drop) : il peut ne pas être verbalisé dans une langue comme l’italien ou l’espagnol, mais doit être réalisé ouvertement dans une langue comme l’anglais ou le français. L’exposition de l’enfant à la langue d’acquisition doit alors lui permettre de reconnaître et fixer la valeur de ces paramètres.138 Un certain nombre de travaux s’est penché plus spécifiquement sur les mécanismes précis par lesquels l’enfant parvient à entrer dans cette acquisition, i.e. comment il relie le langage auquel il est exposé à la Grammaire Universelle (linking problem, voir p.ex. Ambridge, Pine, & Lieven, 2014). Dans les termes de Kail (2000 : 11), « [e]n dépit d’importantes variations, ces théories trouvent leur unité dans l’idée qu’un certain type d’information (syntaxique, sémantique, prosodique) peut fournir une passerelle pour l’accès à d’autres niveaux de l’organisation linguistique », processus appelé « bootstrapping » (Pinker, 1982). Différentes facettes de cette approche ont été proposés dans la littérature (pour des revues, voir p.ex. Ambridge et al., 2014; Höhle, 2009), dont les plus cités sont les théories du bootstrapping sémantique (notamment Pinker, 1984) et syntaxique ou distributionnel (Gleitman, 1990). Dans les deux types d’approche, l’enfant arrive à la tâche de l’acquisition avec des connaissances linguistiques spécifiques, mais se sert d’indices linguistiques et extra-linguistiques afin de catégoriser les mots et structures syntaxiques qu’il entend en accord avec les catégories et innées de sa Grammaire Universelle : en somme, l’enfant ‘sait’ qu’une langue contient des catégories grammaticales comme des noms, verbes et déterminants, des fonctions syntaxiques comme sujet, objet, et des règles suivant lesquelles des structures syntaxiques peuvent être organisés. Ces premières approches dépendent alors de l’éventualité que l’enfant soit capable identifier dans l’input acoustique ces unités qui correspondent aux mots dans la langue de l’adulte. Avec Gleitman et Wanner (1982) commence une série de travaux qui mettent en lumière comment les enfants se servent d’indices prosodiques spécifiques à leur langue pour la segmentation du flux de parole en unités syntaxiques et lexicales (Höhle, 2009). Il a été montré que la stratégie de segmentation employée par l’enfant dépend du rythme prosodique de la langue, et il est bien établi aujourd’hui que les enfants montrent une sensibilité au caractéristiques phono-prosodiques des langues dès un très jeune âge (Ambridge et al., 2014; Höhle, 2009).

Les approches fonctionnalistes

 Dans les années 70 et 80, le grand débat des théories de l’acquisition du langage a été marqué par l’opposition du nativisme chomskyen et la psychologie développementale cognitiviste initiée par Jean Piaget. Dans cette dernière approche, le développement des fonctions cognitives est alors compris comme un processus d’adaptation biologique de l’individu à son milieu, qui prend sa source dans l’expérience sensori-motrice de l’enfant (Piaget, 1977 [1936], 1967 [1937]). L’exploration des objets physiques au stade de l’intelligence sensori-motrice permettra à l’enfant de construire, de la naissance à deux ans, la fonction générale représentative ou sémiotique, dont le langage n’est qu’une expression particulière, à côté du jeu symbolique et d’images mentales, visuelles ou auditives (Veneziano, 2001 : 151). Le rôle accordé à l’utilisation du langage et à la communication est alors minimal en ce qui concerne l’émergence du langage chez l’enfant. Depuis, toujours en débat avec les recherches linguistiques de Chomsky fondées sur le nativisme linguistique se sont développé d’autres approches, qui ont considéré que le langage n’est pas quelque chose qui arrive naturellement à l’enfant, mais le résultat d’une acquisition active, une construction, pour laquelle la fonction du langage, en tant qu’outil de communication, est centrale. Ces approches ont proposé, sous différentes formes, qu’il n’était pas nécessaire d’assumer des principes et catégories spécifiquement linguistiques innés pour expliquer l’acquisition. Les capacités cognitives et sociales générales de l’humain et leur développement chez l’enfant pourraient s’avérer un bagage suffisant : par exemple la capacité d’abstraction et de systématisation, la connaissance précoce de relations sémantiques liés aux actions, la compréhension des intentions d’autrui, l’orientation vers un but, l’attention conjointe d’une part, et des mécanismes d’apprentissage basés sur les caractéristiques distributionnelles dans le langage adressé à l’enfant, d’autre part. Alors que toutes les approches fonctionnalistes reconnaissent une composante cognitive et une composante sociale dans le développement du langage, ils diffèrent crucialement dans le rôle respectif qu’ils accordent à ces deux facteurs. 

Fonctionnalisme constructiviste, cognitiviste, émergentiste 

Slobin (1973) esquisse une théorie fonctionnaliste de l’acquisition du langage, basée sur des principes cognitifs et opératoires universaux concernant à la fois les connaissances cognitives générales de l’enfant, exprimé en termes de notions communicatives et sémantiques, et plus spécifiquement des principes opératoires cognitifs permettant la segmentation et l’extraction d’unités linguistiques dans l’input langagier, comme une sensibilité perceptive pour l’ordre des mots ou la fin des unités, pour  n’en nommer que deux. En même temps, l’influence du système linguistique en cours dans une communauté linguistique est prise en compte aussi : les différentes langues n’encodent pas les concepts mentaux de la même manière, ni avec la même régularité (Slobin, 1987). C’est ce que Slobin appelle thinking for speaking : la façon dont un évènement est pensé pour en parler semble être influencée par les structures disponibles et fréquentes dans une langue donnée. Ces esquisses donneront lieu notamment aux différents volumes de « The crosslinguistic study of language acquisition », édités par Slobin, dont les premiers deux volumes sont consacrés aux questions théoriques, méthodologiques et empiriques et confrontent les principes opératoires cognitifs à la variété des systèmes linguistiques (1985a, 1985b). Les relations sémantiques, représentations mentales des situations, personnes, objets, leurs actions et relations, sont au centre d’autres approches fonctionnalistes pionniers comme celles de Bloom (1970, 1973), Schlesinger (1971), Brown (1973), ou Halliday (1973, 1975) par exemple. Comme le résume Tomasello (2003 : 96), « [t]he basic observation in this case was that some of the fundamental syntactic relations apparent in children’s early language correspond rather closely to some of the categories of sensory-motor cognition as outlined by Piaget [(1977 [1936])] », donnant lieu à des schèmes sémantiques basiques, comme AGENT-ACTION-OBJET. Inspirée des approches fonctionnalistes, se développe autour de Brian MacWhinney une activité de recherche qui tentera d’expliquer l’acquisition et l’évolution du langage avec le « modèle de compétition » (E. Bates & MacWhinney, 1981, 1987, 1989; inter alia). L’enfant doit s’approprier les relations entre formes et fonctions de sa langue. Ces relations sont plus ou moins transparentes en fonction du domaine grammatical et d’une langue donnée : « Toute langue fournit des indices lexicaux, syntaxiques, morphologiques ou sémantiques qui signalent la présence de telle ou telle fonction, comme par exemple la fonction sémantique d’agent. Toutefois, la force des correspondances existant entre les différents indices et les différentes fonctions varie entre les langues. » (Kail, 2015 : 59) Ces indices sont considérés comme étant en compétition continuelle, déterminée par la fréquence d’un indice dans les premières étapes du développement langagier, et par son poids respectif ultérieurement. Il s’agit d’un modèle probabilistique, connexionniste, émergentiste, élaboré sur une base multidisciplinaire et qui considère l’émergence du langage, dans l’ontogénèse comme dans la phylogénèse, comme le résultat de processus biologiques et cognitifs (voir MacWhinney & O’Grady, 2015). Ce modèle repose donc sur des fonctions et procédures cognitives supposées universelles. Parmi les fonctions cognitives de base, partagés dans d’autres approches fonctionnalistes, certaines ont été étudiés intensément, notamment les fonctions sémantiques comme AGENT et des fonctions pragmatiques comme TOPIC (nous y reviendrons en section 3.3). A côté de ces universaux cognitifs, les approches fonctionnalistes accordent une place importante à la variation interlangues (modèles de Slobin et de MacWhinney) et individuelle (modèle de compétition), et considèrent le langage en tant qu’outil de communication. Il nous semble pertinent ici de mentionner aussi un autre auteur du paradigme émergentiste. Les travaux de Hopper (Bybee & Hopper, 2001; Hopper, 1998, 2011, 2015) embrassent pleinement l’idée que les structures de la langue sont façonnées par leur usage, et cela, de manière continuelle, aussi bien pour les enfants que pour des locuteurs ‘experts’ d’une langue. En ce sens, la grammaire n’est pas un prérequis à la communication, mais sa cristallisation, déterminée par des fréquences et schèmes d’usage, toujours négociables dans l’interaction actuelle. Une telle conception de l’émergence est donc différente de la question de « how the grammar of a language comes into being through past transformations, or through acquisition by children » (Hopper, 2015 : 314), mais donne une perspective intéressante sur la ‘cible adulte’ que l’enfant est censé atteindre au cours de son développement linguistique. Dans les termes de Hopper, « Emergent Grammar is a conception of linguistic structure that proposes to bypass the problem of a fixed, prediscourse adult grammar […] » (Hopper, 1998 : 155). Notons que nous avons choisi d’évoquer cette approche de l’émergentisme dans la présente section, par un souci de cohérence des étiquettes des différentes théories. Toutefois, par l’importance fondamentale accordée par définition à l’interaction sociale dans cette conception, l’émergentisme de Hopper appartient davantage aux théories de la section suivante, qui accordent un rôle fondamental à la dimension sociale du langage. 

Fonctionnalisme interactionniste 

La nature sociale des usages du langage

 Le fondement social du langage a intéressé en premier lieu la psychologie développementale, avec notamment les travaux de Henri Wallon, Lev Vygotski et Jérôme Bruner, et il a été théorisé également en philosophie, notamment avec les « Recherches philosophiques » de Wittgenstein (2004 [1953]). Considérons d’abord les positions fondatrices de Wallon et de Vygotski,139 qui prennent une position contraire à celle de Piaget en appréciant la nature fondamentalement sociale de l’être humain dès sa naissance, et en considérant le développement de l’enfant à travers son inscription dans la société. Ainsi, Vygotski dit en 1933/1934 que « The dependence of the infant on adults creates a completely unique character of the child’s relations to reality (and to himself): these relations are always mediated by others, and are always refracted through a prism of relations with another person. Thus, the relation of the child to reality is from the very beginning a social relation. In this sense, the infant might be called a maximally social being. Every relation of the child to the outside world, even the simplest, is always a relation refracted through the relation to another person. The whole life of the infant is organized in such a way that in every situation, visibly or not, there is another person. This can be expressed in another way by saying that every relation of the child to things is a relation accomplished with the help of or through another person. » (Vygotski, 1998 : 216) De même, Wallon estime que le monde physique est appréhendé dans un cadre social : « Au cours de l’existence de l’enfant, le milieu joue un rôle primordial. Le milieu commence par être, pour tous les êtres vivants, un milieu physique. Mais ce qui caractérise essentiellement l’espèce humaine, c’est qu’elle a substitué ou superposé au milieu physique un milieu social. » (Wallon, 1959 : 310) Pour Bruner, « c’est la nécessité d’utiliser la culture comme forme indispensable de survie qui force l’homme à maitriser le langage. Le langage est le moyen d’interpréter et de réguler la culture. L’interprétation et la négociation commencent au moment où le petit enfant pénètre sur la scène humaine. C’est à cette étape d’interprétation et de négociation que se réalise l’acquisition du langage. » (Bruner, 1987 : 18‑19) Le rôle de l’interaction sociale est alors constitutif dans le développement de l’enfant. Pour Wallon (1959), c’est le système des émotions du nouveau-né et leur expression par des pleurs, d’abord nonintentionnelle, qui fournit le premier cadre à la mise en place de l’intersubjectivité primaire et la communication interpersonnelle (Bateson, 1979; Trevarthen, 1979). Médiatisé par la réaction de l’adulte, ce cadre donne l’accès au sens conventionnalisé des interactions. Au cours de la première année de vie de l’enfant, cette première relation s’élargit. Elle n’est plus limitée à la seule relation dyadique entre l’enfant et sa mère d’une part, ou l’intérêt de l’enfant pour un objet de l’autre ; se mettent alors en place des relations triangulaires entre l’enfant, l’adulte et un objet. Cette intersubjectivité secondaire (Trevarthen & Hubley, 1978) est le résultat d’une convergence entre ces deux relations binaires dans lesquels l’enfant peut s’engager à l’âge de 6 mois. Ce changement est conditionné par le développement de la capacité de l’enfant à suivre le regard d’autrui et la mise en place de l’attention conjointe sur un référent, aux alentours de l’âge de 9 mois : « At nine months of age human infants begin engaging in a number of so-called joint attentional behaviors that seem to indicate an emerging understanding of other persons as intentional agents like the self whose relations to outside entities may be followed into, directed, or shared » (Tomasello, 1999 : 61). 

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