Analyse de la médiation des savoirs

La notion de dispositif

Interroger les programmes et projets de recherche à travers la notion de dispositif reprend de manière plus explicite encore, la question soulevée dans la première partie, des rationalisations à l’œuvre dans la production de connaissances scientifiques. Aussi après avoir fait dialoguer sciences de l’information et de la communication et les études de sciences autour de la notion de collectif de sciences, c’est celle de dispositif, traitée par ces deux champs disciplinaires (Jacquinot-Delaunay et Monnoyer, 1999 ; Beuscart et Peerbaye, 2006 ; Agamben, 2007), qui sera le point d’articulation de cette deuxième partie. Les projets et programmes peuvent être décrits comme des dispositifs, c’est-à-dire « un ensemble hétérogène de discours, d’institutions, de pratiques et de procédures » (Foucault, 1976, p 139). Dans cette partie c’est le caractère contraignant ou non du dispositif, la manière dont il détermine la production et la communication de la science que nous nous proposons de discuter. La notion de dispositif permet également d’affirmer l’indissociabilité des questions de production et de communication des sciences. Selon Meunier (1999) dispositif et communication sont des concepts qui sont dans un rapport de codétermination : « On ne peut imaginer un dispositif qui ne soit conçu et aménagé par les hommes à travers leurs rapports de communication ; réciproquement, ce sont les dispositifs qui donnent forme aux rapports de communication et ceci selon les différents aspects sous lesquels on peut les envisager. » (p89) Les projets et programmes sont simultanément des dispositifs de production et de communication de différents types de savoirs : ils élaborent et organisent en effet des éléments scientifiques, administratifs, logistiques, communicationnels etc. qui sont autant d’occasion d’acquisition de nouvelles compétences pour les chercheurs. L’analyse de la médiation des savoirs se penche particulièrement sur leur matérialité et leur circulation ; cette perspective en termes de médiation a été travaillée par la sociologie de l’innovation. Déconstruire l’opposition nature/société revient à prendre au sérieux les objets comme des médiateurs ayant des modes d’action propre et non plus comme seuls objets d’une causalité externe (Hennion et Latour, 1993). Pour Vinck (1999), les entités physiques : « permettent de révéler et de caractériser la nature des échanges et des relations entre les acteurs humains, de dessiner les réseaux de coopération mais aussi d’accéder aux investissements et activités en amont, en cours et en aval de ces échanges. » (p 392) Le travail de Vinck (1994, 1999) sur la circulation des objets intermédiaires dans les réseaux de recherche contribue à penser la validation des connaissances selon les espaces de circulation et donc les effets de normalisation des pratiques que ces objets produisent. Plusieurs réseaux européens investissent dans la mise en circulation d’objets, c’est par exemple le cas d’une grande quantité de virus purifié au sein du « European Vaccin Against AIDS », afin d’homogénéiser les pratiques pour résoudre les problèmes. Par ailleurs, l’analyse des qualités politiques des dispositifs à laquelle se livre par exemple Barthe (2009) met en évidence « les contraintes qu’ils font peser, les ressources qu’ils procurent en termes d’action politique et finalement le mode de gouvernement auquel ils s’articulent » (p119). Ainsi, le choix d’un dispositif de gestion des déchets nucléaires comporte déjà une certaine conception de la nature de la décision qui peut être « tranchée », « par étape » ou « itérative » selon les scénarios techniques envisagés. De telles perspectives sont assez proches de la conception communicationnelle de la médiation qui vise à déconstruire la neutralité et la linéarité supposée des espaces de transformation, de l’entredeux. Néanmoins, les sciences de l’information et de la communication mettent l’accent sur la pluralité existante de rapport aux savoirs (Peeters et Charlier, 1999) et la subjectivité de l’individu (Hert, 1999) qui s’exprime dans la confrontation à un dispositif. L’approche communicationnelle consiste précisément à décrire les liens entre les éléments hétérogènes du dispositif, à analyser cette agrégation de social, de technique et de sémiotique (Le Marec et Babou, 2003). L’importance de l’interprétation et des processus de signification est fondamentale pour comprendre les modalités d’action des personnes face à ces dispositifs.

Projet, travail d’articulation et d’alignement

Dans son travail sur la négociation de l’ordre social au sein d’organisations, Strauss (1992) s’est intéressé, notamment au sein du projet (1988), à ce qu’il appelle le « travail d’articulation ». Cette notion, reprise après lui par de nombreux auteurs en études des sciences, sera discutée comme une dimension des processus de médiation à l’œuvre dans la communication autour des dispositifs de recherche sur projets. Le projet possède des spécificités : il propose une représentation de l’action dans le temps ; Boutinet (2005) le définit comme une « anticipation opératoire, individuelle ou collective d’un futur désiré » (p 65) tout en précisant son caractère partiellement déterminé. En effet, un ensemble de tâches est élaboré pour répondre à un but et un objectif84, auxquels vont plus ou moins se tenir les acteurs, en fonction de leurs pertinences et de leurs faisabilités. Dans son article de 1988, Strauss tente d’élaborer un modèle général pour comprendre les processus organisationnels contribuant à l’établissement d’un ordre du projet. Pour cela, il étudie le processus d’articulation « qui regroupe et totalise autant de séquences d’éléments emboîtés que possible et ceci à chaque niveau d’organisation tout en gardant la dynamique en marche » (p 175) dont le « travail d’articulation » ne serait que le premier niveau. Dans ce modèle, Strauss distingue différents types de processus de travail, tels que : assurer la continuité des ressources, élaborer une division du travail, interagir selon différents processus, ou encore « aligner » les différents niveaux d’organisation. La différence entre articulation et alignement semble se situer entre un travail horizontal au sein d’un niveau d’organisation et un travail vertical entre niveaux d’organisation pour faire exister l’action. Ce schéma général est particulièrement illustré par le travail de Fujimara (1987) sur la recherche sur le cancer. Elève de Strauss, Fujimura analyse les phénomènes « d’alignement » et « d’articulation » propre à l’activité scientifique. Fujimura conceptualise alors la « faisabilité » d’un problème scientifique comme « l’alignement de plusieurs niveaux d’organisation du travail » (p 258) notamment celui de l’expérimentation, du laboratoire et du monde social. A chaque niveau, le travail d’articulation est celui d’un assemblage de ressources équipes, espaces et temps en fonction des contraintes et du caractère contingent de l’action à entreprendre. L’alignement entre espaces sociaux, c’est-à-dire le fait de planifier, de négocier et de coordonner l’adéquation des différentes contraintes et exigences, rend alors possible l’activité. Fujimura montre l’importance de ce qu’elle nomme un « paquet standard », c’est à dire les « séquences de tâches standardisées » (p 277) qui fluidifient l’action et augmentent jusqu’à un certain niveau la faisabilité de l’activité, sans néanmoins la garantir totalement. La recherche sur projet peut être interrogée sous cet angle : elle mobilise des unités standards, les « actions », « tâches » ou « worckpackages » et propose de les ordonner dans le temps selon un planning. Ces unités d’organisation ne correspondent ni au niveau des expérimentations (ces dernières peuvent être multiples au sein d’une même unité) ni à celui du laboratoire. De quoi sont faites ces unités et quels sont leurs effets sur l’activité de recherche ? On peut s’interroger sur les processus de médiation que renferment les notions de travail d’articulation et d’alignement. Il semble en effet qu’elles impliquent de nombreuses pratiques d’écriture, de négociation et d’interaction autour et entre les types d’activités. Quelles sont les pratiques propres au projet de recherche sur la biodiversité ? Comment sont-elles distribuées au sein du collectif de recherche ? L’analyse du fonctionnement d’Inbioprocess dans le chapitre III interroge les médiations liées au travail d’articulation et d’alignement au sein du projet. De même, si on monte au niveau d’organisation du programme, c’est-à-dire à l’intersection de différents « mondes sociaux », quelles formes prend le « travail d’articulation » lorsqu’il s’agit de différents projets de recherche sur une même thématique ? Différents professionnels se trouvent impliqués dans un même programme, ce dispositif est-il propice à l’émergence d’une coordination plus poussée donnant lieu à des pratiques communes ? Haas (1992) définit une « communauté épistémique » comme un ensemble d’individus partageant des connaissances, des croyances, des intérêts autour d’un objectif à atteindre ou d’un problème à résoudre. Le programme est-il le lieu d’émergence et d’organisation d’un tel collectif ? En effet, ces communautés se sentent particulièrement concernées par la production et la diffusion des connaissances et du rapport au politique (Meyer et Molyneux-Holgson, 2011), aussi l’initiative de DIVA sur le lien à l’action publique peut effectivement être analysée comme une étape de formation d’une telle communauté. Ce sont les questions auxquelles s’attelle le chapitre IV à propos du fonctionnement du programme DIVA.

Financement sur projet et évolution des pratiques professionnelles

La mise en place d’une science globalisée et internationale peut être décrite comme la diffusion d’arrangements institutionnels (Schott, 1993). Pour Vinck (1994), l’organisation par projet a partie liée avec celle de réseaux de recherche : « Leur création [les réseaux] a été largement suscité par les programmes publics de recherche. La constitution de réseaux entre chercheurs, qui était locale et informelle, est ainsi devenue une entreprise volontaire et collective. Elle résulte d’une volonté politique d’organiser le travail scientifique autour de projets. » (p 169) Alors même que le financement de la recherche est marqué par l’intervention de nouveaux acteurs et une hybridation institutionnelle (Mustar et Larédo, 2002 cité dans Barrier, 2010), la généralisation du financement de la recherche par projet peut-elle faire l’objet d’une analyse en termes d’homogénéisation de régime de production de connaissance ? Entre hybridation et homogénéisation, quelles sont les conséquences de ces transformations sur les pratiques professionnelles dans le domaine académique ? La transformation du système de recherche français est intriquée à l’évolution de la place de l’Etat ainsi qu’à l’émergence de nouveaux acteurs des politiques scientifiques. Le regain de crédit pour la recherche scientifique lié au changement de gouvernement en 1981 se fait sur un modèle que Barrier (2010) qualifie de « néo-colbertiste ». En effet, l’apparition d’un Ministère de la Recherche et de la Technologie ainsi que des programmes articulés aux priorités nationales tendent à renforcer le rôle d’impulsion et de coordination de l’Etat (Barrier, 2010, p 26). Au milieu des années 90, Barrier décrit les politiques scientifiques s’inscrirvant dans une « cité par projet » (Boltanski et Chiapello, 1999) où la mise en réseau devient le maître mot : « On assiste alors à la constitution d’un nouveau modèle d’action publique que Branchiard et Verdier (2003) qualifient de « connexionniste » : à la logique planificatrice qui guidait les efforts de programmation nationale dans les politiques néo-colbertistes, succède un modèle dans lequel l’action publique consiste avant tout à organiser la « mise en réseau » des acteurs du système de recherche et d’innovation. »

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