BALZAC ET LES LUMIÈRES : UNE LISIBILITÉ RÉCIPROQUE

PENSER AVEC BALZAC

En pensant Balzac…

Cette deuxième partie du livre fait le point sur les activités critiques de divers styles que Balzac continue de mobiliser aujourd’hui. Un premier ensemble d’études fait le bilan, soit de « l’histoire intellectuelle » du Groupe international des recherches balzaciennes (Franc Schuerewegen) ; soit des travaux suscités au cours des vingt dernières années dans le cadre de la poétique (Florence de Chalonge) et de la sociocritique (Pierre Laforgue).Une seconde partie (« Réseaux »), évoque le Balzac qu’est mieux à même de comprendre notre âge post-post-moderne (Andrea del Lungo), en particulier celui de l’Internet. Emmanuelle Cullmann et Alexandre Péraud montrent comment l’« hypertexte » peut permettre de repenser les logiques du texte balzacien mais aussi comment Balzac, à sa manière, a pu, ne serait-ce que par la structure en réseau de La Comédie humaine, être à cet égard un éclaireur. Balzac considéré non plus seulement comme romancier des femmes mais comme penseur du féminin est l’objet des deux synthèses complémentaires qui se situent dans le cadre des Gender Studies (Christine Planté et Cathy Nesci), ainsi que d’une étude monographique de La Femme de Trente ans (Véronique Bui).Une quatrième partie du livre tente enfin de suivre la trajectoire du texte balzacien de l’auteur vers le lecteur. S’intéressant d’abord à la génétique balzacienne en tant que « dynamique du sujet écrivant » (Takayuki Kamada), puis à la réflexion balzacienne sur « l’auteur induit » (Christelle Couleau), cette partie s’attache ensuite à mettre le dialogue balzacien à l’épreuve de la pragmatique (Claire Barel-Moisan, Aude Déruelle), pour finir du côté du lecteur : lecteurs contemporains que Balzac suscite et modèle, mais qui d’avance projettent leur ombre portée sur son geste d’écriture (In-Kyoun Kim) ; lecteurs-écrivains d’aujourd’hui, qui, non contents de lire et relire Balzac, le font participer à leur réflexion et le mêlent à leurs entreprises d’écriture (Aline Mura-Brunel).Enfin, une « post-face » en forme d’épilogue ferme l’ouvrage (Isabelle Tournier). Invite au recommencement plutôt que conclusion. José-Luis Diaz

BALZAC ET LES LUMIÈRES : UNE LISIBILITÉ RÉCIPROQUE

Penser avec Balzac, c’est aussi penser avec les éléments de philosophie dont il s’est emparé, avec ses lectures, l’usage ou les usages qui en sont faits, bref avec la philosophie de l’âge classique et plus particulièrement avec le cœur de celle du xviiie siècle qu’on appellera ici Lumières, nom global d’un massif hétérogène qui prolonge et discute Descartes et Malebranche, comme il ouvre avec Locke et Condillac, Montesquieu ou Voltaire. Et ce, quel que soit l’état de cette appropriation, la dimension des lectures ou la consistance des reformulations philosophiques, toutes choses qui ont été étudiées précisément[1]. Mon propos et ma méthode seront donc autres, visant plutôt une lisibilité réciproque instaurée par le rapport de certains aspects des Lumières, corps de problèmes plus que de doctrines, avec quelques lieux balzaciens exemplaires et non exhaustifs pour lesquels la confrontation modulée par ces morceaux de doctrine et ces textes balzaciens apparaît visiblement. Il ne s’agit pas pour moi de mesurer la distance avec les sources qu’imposent l’usage et la lecture balzacienne de la philosophie, travail de retour amont en quelque sorte et largement fait comme on vient de le voir, mais de faire fonctionner la lisibilité réciproque que je viens de poser, travail vers l’aval des conséquences si l’on veut, de lecture plus que de mesure, sans oublier cependant ce que toute lecture doit à la mesure.

FORMULATION

L’« Avant-propos » de La Comédie humaine (1842) peut fournir le point de départ tant, malgré la date, il s’inscrit d’emblée en rapport de filiation avec Leibniz, Buffon, Charles Bonnet, Needham pour le principe de l’« unité de composition », puis peu après en rapport de parité concurrente avec Machiavel, Hobbes, Bossuet, Leibniz, Kant et Montesquieu pour le principe, inspiré par Bonald, du « dévouement absolu à des principes », la Religion et la Monarchie à la lueur desquelles Balzac avoue écrire[2]. C’est donc le relais de l’histoire naturelle des Lumières, elle-même relayée par la querelle Cuvier/Geoffroy Saint-Hilaire, que prend la conception de la « Société » à penser et décrire, le premier acte philosophique étant justement de rendre indissociable une façon de penser et une façon de décrire. À ce sujet, Balzac affirme justement deux choses en même temps. D’abord, que le principe de l’unité de composition implique un seul animal, que donc l’homme comme espèce est soumis aux mêmes principes que l’animal, qu’il y a des « Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques[3] » — c’est le premier principe, et de pensée et de description, qui veut que la Société ressemble à la nature. On décrit donc le soldat, l’ouvrier, l’avocat, le savant comme l’âne, le lion, le requin, ou le veau marin. Ensuite, second principe, l’« État Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature plus la Société[4] », — et ce second principe vient corriger le socle analogique de la Nature sans l’annuler mais en réintroduisant un saut entre Nature et Société. Cette correction est le produit de deux facteurs qui différencient l’espèce humaine des animaux : la différence des sexes et l’intelligence. En société, « la femme ne se trouve pas toujours être la femme du mâle[5] » (d’où le doublement de la description des espèces sociales qu’évoque Balzac), tandis que la lutte des hommes entre eux est à la fois semblable à celle des animaux comme principe, mais non comme effet, à cause du plus ou moins grand degré d’intelligence (d’où un « combat autrement compliqué[6] »). On a donc affaire, quand on passe à la Société, à une complication des causes pour parler comme Montesquieu[7], ce qui permet de garder l’articulation des deux axiomes fondamentaux de l’« Avant-propos ». Et cette articulation maintenue permet à Balzac, à nouveau, de penser deux choses en même temps : le transbordement d’animalité dans l’humanité qui permet de penser la lutte et les variations sociales de types (« Si quelques savants n’admettent pas encore que l’Animalité se transborde dans l’Humanité par un immense courant de vie[8] […] ») et de conserver derrière la fameuse unité de composition ainsi que les hasards, produit de cette complication au sein même de la variation sociale des types et des formes de luttes. Penser et décrire sont une seule et même chose au regard de cette complication qu’il faut retrouver au niveau de la description des espèces puisqu’elle est au principe de leur production et de leur différenciation.[1]. Ainsi Roland Chollet et René Guise ont souligné que Balzac a « surtout lu des dictionnaires : l’Encyclopédie, le Dictionnaire historique et critique de Bayle et le Dictionnaire philosophique de Voltaire », qu’«  il n’est guère remonté aux textes originaux que pour Malebranche et Descartes » et qu’« il a tenté de le faire pour l’Éthique de Spinoza », « Introduction » aux « Premiers essais », OD, t. I, p. 1381-1395,p. 1388 — de même qu’ils rappellent que Martin Kanes a montré que « Balzac cherche à reconstruire pour son propre compte, en autodidacte en quelque sorte, un système de pensée qui, sans revenir au dualisme cartésien, sauverait l’autonomie de l’âme matérielle », « Notice », OD, t. I, p.1396-1409, p.1403. Rappelons quelques étapes récentes de la mise en évidence du rapport du Balzac, jeune et moins jeune, avec les idées philosophiques : Henri Gauthier, « La “Dissertation sur l’homme”. Texte inédit », L’Année balzacienne 1968, p.61-93 ; Martin Kanes, « Balzac et la psycholinguistique », L’Année balzacienne 1969, p.107-131. Plus récemment encore, le champ d’investigation s’est élargi, R. Trousson montrant l’influence de La Nouvelle Héloïse sur Sténie (L’Année balzacienne 1985), J.-M. Racault celle de Bernardin sur Le Vicaire des Ardennes (L’Année balzacienne 1987) — cf. OD, t. I, note 2, p. 1403 —, puis avec Sylvain Menant, « Note sur la culture poétique du jeune Balzac et le dix-huitième siècle », L’Année balzacienne 1997, p. 147-158 et René-Alexandre Courteix, « Les philosophes et la Révolution française dans l’œuvre de Balzac », L’Année balzacienne 1997, p. 159-170.[2]. « Avant-propos » à La Comédie humaine, Anthologie des préfaces de romans français du XIXe siècle, éds. H.S. Gershman et K.B. Whitworth, Julliard, 1964 (1962), p. 189-206, respectivement p. 190, 195 et 197.[7]. « La complication des causes qui forment le caractère général d’un peuple est bien grande », Essai sur les causes pouvant affecter les caractères (rédigé probablement entre 1736 et 1742), Œuvres complètes de Montesquieu, éd. André Masson, Nagel, 1950-1955, t. III, p. 420. Balzac l’avait lu selon les éditeurs des premiers essais philosophiques, ainsi que l’Esprit des lois, OD, t. I, p. 1477, note 4.

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