De l’orature ancestrale à la littérature contemporaine des Dakotapi et des Paiwan

De l’orature ancestrale à la littératurecontemporaine
des Dakotapi et des Paiwan

« Autochtones », « aborigènes » ou « indigènes » ? 

Le terme « aborigène », bien que n’étant plus utilisé exclusivement pour les aborigènes d’Australie, n’a pas été retenu en raison de sa dimension bureaucratique, qui a conservé au travers de l’histoire, en tant que catégorie, « une même fonction : les « Aborigènes » représentent la nature sauvage voire la barbarie contre laquelle s’établit la civilisation » 6. Quant au terme « indigène », utilisé en anglais (“indigenous”) pour s’en référer aux peuples premiers, il reste marqué en langue française par l’époque coloniale de la France durant laquelle il servait, à l’instar du terme australien « aborigène », de catégorie bureaucratique. Par contre, le terme « autochtone » ne revêt pas cette dimension bureaucratique. Il rend l’idée du terme anglais native, ou originaire du pays, et il est un équivalant français du terme chinois choisi par les peuples premiers de Taïwan : yuánzhùmín 原住民 (littéralement « peuples résidant à l’origine »). Les autochtones de Taïwan et des États-Unis se sont battus, et se battent encore, pour obtenir cette reconnaissance en tant que peuples premiers, afin d’affirmer leur souveraineté tribale et culturelle. Aussi, dans cette étude, le terme « autochtone » a été préféré à ceux d’indigène et d’aborigène. 

Origines historiques de la “literacy”autochtone 

Avant la colonisation, les autochtones dakotapi et paiwan vivaient dans des sociétés orales où l’histoire du peuple et les récits ancestraux étaient transmis au moyen de l’orature. Il faut entendre par orature, comme le veut le linguiste, ethnologue et écrivain français Rémy Dor, l’ensemble d’un patrimoine transmis à l’oral, conservé dans la mémoire des auditeurs, et distinct de la littérature (par essence écrite)8 . Cet amalgame lexical d’oral et de littérature, apparu dans les années 1970, est également attribué au linguiste et théoricien littéraire Ougandais Pio Zirimu. Il sert d’alternative au terme que Zirimu estimait trop oxymorique de littérature orale. Bien que désignant tout d’abord la tradition orale africaine, le terme d’orature s’applique parfaitement aux récits dakotapi et paiwan, qui rejoignent la définition donnée par le poète et professeur de l’Université d’État de l’Ohio, Lupenga Mphande, spécialiste des langues et littératures d’Afrique du Sud, dans son article sur la littérature et la performance orale : Orature means something passed on through the spoken word, and because it is based on the spoken language it comes to life only in a living community. Where community life fades away, orality loses it function and dies. It needs people in a living social setting; it needs life itself. Thus orature grows out of tradition, and keeps tradition alive.9 L’orature signifie quelque chose de transmis au travers de la parole orale, et parce que cela se fonde sur la parole orale, elle ne prend vie qu’au sein d’une communauté vivante. Là où la vie communautaire disparait, l’oralité perd sa fonction et meurt. Elle a besoin de gens dans un contexte social vivant ; elle a besoin de la vie elle-même. Ainsi, l’orature provient de la tradition, et garde la tradition en vie. (Tdl.) Les Paiwan et les Dakotapi ont en commun une orature transmise de génération en génération, avec des récits visant à expliquer le monde qui les entoure. Dans Le Mythe et la Plume : La littérature indienne contemporaine en Amérique du Nord, Bernadette Rigal-Cellard, professeur de littérature et civilisation nord-américaines, qualifie ces récits oraux des peuples autochtones d’orature, dont les fonctions variées se retrouvent dans de nombreuses sociétés premières. Elle définit ensuite leurs multiples fonctions dans ces « cultures tribales » : Comme dans toutes les cultures, ces histoires avaient et ont toujours diverses fonctions: souder la communauté en lui faisant partager le même système symbolique; éclairer le mystère de la création du monde et des êtres animés et inanimés en fournissant une explication crédible de leur formation et de leur évolution; donner des repères en expliquant comment le groupe est apparu et s’est installé à tel endroit ; divertir par le récit des aventures comiques, humains, esprits ou animaux, tels que les tricksters, et démontrer par là l’interaction entre tous les êtres ; faire la morale en fournissant une explication pour le mal, les maladies, la mort et en même temps offrir des conseils pour éviter les accidents en restant sans cesse vigilant face aux esprits maléfiques qui peuplent les eaux, les canyons…10 Sans écriture alphabétique, les Dakotapi transcrivaient leur histoire au moyen de pictogrammes à la configuration circulaire, et peints sur des peaux de bisons, appelés waniyetu wowapi en lakota et en dakota, ou “winter counts” (littéralement « comptes d’hiver »). Chaque année était représentée par un pictogramme qui servait à activer le processus mémoriel de l’historien du peuple. Ce pictogramme correspondait toujours à l’évènement le plus marquant de l’année. Dans son étude sur la vie précoloniale des Dakotapi, “The Dakota Way of Life”, l’auteure, linguiste et ethnologue dakotapi Ella Cara Deloria (1889-1971), a décrit le winter count comme un « calendrier des années » (“calendar of years”), dans lequel les années n’étaient pas comptées au moyen de chiffres, mais selon l’évènement le plus important pour la tribu, et les années portaient un nom y faisant référence. Chaque tribu avait son winter count et son historien tribal, et il existait donc de nombreux winter counts aux noms d’années variables selon les tribus12. Dans la première moitié du seizième siècle, des missionnaires envoyés en Amérique du Sud construisirent une première ethnographie des autochtones, dans le but de les convertir. Par la suite, et très rapidement, des lettrés autochtones mirent eux aussi par écrit leurs récits et leurs histoires. En Amérique du Nord, le premier auteur autochtone publié fut le Mohegan Samson Occom (1723-1792), qui publia en 1772 un sermon en anglais, tandis que la première autobiographie publiée d’un autochtone, celle de William Apes (1798-1839), un Pequot, datait de 1829. Apes était en outre un des « écrivains les plus énergiques de la protestation du début du dix-neuvième siècle »13. Depuis l’ethnologie moderne, on retrouve sur tous les continents ce processus de mise par écrit des traditions orales (incluant non seulement des mythes et des récits ancestraux, mais également des rites et des coutumes, constituant « un héritage oral intégré »14), en particulier à partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle dans les pays européens, où le folklore autochtone écrit par des allochtones devient une mode. Les autochtones des Plaines d’Amérique du Nord, qui, en reprenant les termes de l’auteur, historien, théologien et activiste dakotapi Vine Deloria Jr. (1933-2005), se battaient « férocement » contre les Blancs, « devinrent les Indiens Archétypes dans l’esprit des Blancs ». Cette image contribuait à la représentation de « l’Indien d’Amérique », diffusée partout dans le monde, notamment à travers le genre cinématographique du western. En parallèle, aux États-Unis, se développa une forme de littérature s’intéressant à la vie et aux croyances des Dakotapi. Elle était d’abord écrite par des médecins, des hommes d’église, des anthropologues et des aventuriers blancs, qui anticipaient sans doute la disparition de ces peuples et recueillaient toutes sortes de données et de témoignages, de fragments de culture. Ces données étaient compilées par des cercles universitaires dans la mouvance des sociétés savantes occidentales des dix-huitième et dix-neuvième siècles, ou pour établir des collections privées16. Ces membres de la société dominante n’avaient cependant pas les mêmes préoccupations concernant la préservation de l’orature des autochtones, qui de leur côté continuaient à la transmettre et la faire vivre oralement de génération en génération. À l’opposé de ces tentatives de conservation des traditions dakotapi, à la fin des guerres indiennes, le gouvernement lança une campagne d’assimilation fondée sur l’éducation des enfants qui étaient enlevés à leur famille et placés dans des pensionnats, de manière à éradiquer leur culture d’origine. Ce processus de décimation des populations autochtones, d’ethnocide, puis d’assimilation à une culture dominante, conduisit par réaction à un mouvement de revendication identitaire, dans lequel les Dakotapi se posèrent une fois encore la question de la préservation et de la transmission de leur orature. Ce mouvement se retrouva ultérieurement chez les autochtones de Taïwan.

Table des matières

Résumé
Abstract
Remerciements
Introduction générale
1. Terminologie et méthodologie
1.1. « Autochtones », « aborigènes » ou « indigènes » ?
1.2. Origines historiques de la “literacy” autochtone
1.3. Épistémologie de la recherche
2. Aspects et mise en œuvre de la recherche
2.1. Perspective d’étude
2.2. État de la recherche
2.3. Plan d’étude
Chapitre I. L’orature dakotapi : du « compte d’hiver » à une « image mouvante »
1. Les Dakotapi
1.1. L’utilisation du terme « Dakotapi » plutôt que celui de « Sioux »
1.2. Répartition géographique actuelle des groupes et bandes dakotapi
2. Origines historiques du phénomène observé
2.1. Destruction-Assimilation-Scolarisation
2.1.1. Avant la vie en réserve et les « guerres Indiennes »
2.1.2. Assimilation : Le rapt de leur identité culturelle et la vie en réserve
2.1.3. Scolarisation : une autre tentative d’assimilation
2.2. Trouver sa voix : Impact et influence de la société dominante sur l’orature dakotapi
2.2.1. Le passage de la forme orale à la forme écrite
2.2.2. Une génération « assimilée »
2.3. Se faire entendre : par la sauvegarde des récits de tradition orale
2.3.1. Ella Cara Deloria : la préservation des récits et des traditions dakotapi, le travail de toute une vie
2.3.2. La démarche d’Ella Cara Deloria : un changement nécessaire
2.4. Conclusion : les Dakotapi, un peuple emblématique de la survivance et de la résilience
3. AnalyseV formelle et littéraire des récits dakotapi
3.1. Les origines des récits
3.1.1. Du récitant et son auditoire au rédacteur et son lectorat
3.1.2. Définitions possibles des genres littéraires des récits dakotapi
3.2. « Mythes » cosmogoniques et récits des origines
3.2.1. Les mythes de Walker : Un travail d’invention ?
3.2.2. « Mythes » des origines
3.2.3. “The Buffalo People” de Deloria
3.3. AnalyseV thématique et structurale des récits dakotapi
3.3.2. L’implication du principe de la parenté autour de thèmes universels
3.3.3. Analyse morphologique d’un récit dakotapi au moyen des fonctions de Propp
3.4. Étude des personnages dakotapi
3.4.1. Les agresseurs et les faux héros
3.4.2. Les héros et les bienfaiteurs
3.5. Conclusion : l’orature dakotapi et la transmission des règles de la parenté
4. Fonction des récits : le respect de la parenté héritée des 3WH
4.1. Leçons de vie et mises en garde : préserver l’harmonie sociale dakotapi
4.1.1. Éduquer les enfants et leurs parents
4.1.2. Des rappels pour les grands-parents et les beaux-parents
4.1.3. Instruire les jeunes gens et les couples
4.2. Transmission d’un héritage culturel .
4.2.1. Explication du monde : objets symboliques et géographie sacrée
4.2.2. Garder les cérémonies vivantes
4.3. Pouvoir d’adaptation et valeur des récits
4.3.1. Lutter contre les politiques assimilationnistes
4.3.2. Préserver “a scheme of life that worked”
5. Conclusion : « Marcher sur la route de Grand-mère » en gardant les récits en vie
Chapitre II. L’orature paiwan : les descendants de Vulung se battent « dos à la montagne »
1.Les Paiwan ㌺䀋㕷
1.1. Origines du terme « Paiwan »
1.2. Questions de classification ethnolinguistique des Paiwan
1.3. Répartition géographique et distinctions linguistiques des Paiwan
1.4. La langue paiwan
2.La Destinée Manifeste appliquée au cas de Taïwan
2.1. Une colonisation en trois temps et un triple processus : « Pacification » —Assimilation —Scolarisation
2.1.1. Les invasions étrangères néerlandaises et chinoises
2.1.2. L’occupation japonaise et le début du « contrôle des barbares »
2.1.3. Le Kuomintang : de nouvelles politiques nationalistes et la « croyance mythique »
2.2. Un long processus pour se rendre visible
2.2.1. L’image de l’autochtone dans les écoles .
2.2.2. Les premières générations d’auteurs issus des écoles du Kuomintang et leur dénonciation d’une « colonisation mentale » des Paiwan
2.2.3. Luttes autochtones et émergence d’une littérature qui gagne en visibilité
2.2.4. Conclusion : conséquences de la colonisation et de ses politiques, dénoncées par les premières générations d’auteurs
3.Analyses formelle et littéraire des récits
3.1. Les origines des récits
3.1.1. Du récitant et son auditoire au rédacteur et son lectorat
3.1.2. Définitions possibles des genres littéraires des récits paiwan
3.1.3. Oralité et performance orale des récits paiwan
3.2. cosmogoniques et  des origines
3.2.1.  cosmogoniques des Paiwan :
l’origine du soleil, de la lune et de l’élévation du ciel
3.2.2.  sur les origines des Paiwan :
Par une divinité qui chante, de pierres du soleil, et des œufs de bambou
3.2.3. sacrés des origines du peuple : Vulung, la vipère des cent pas
3.3. Thèmes, personnages et structure des récits paiwan 3
3.3.1. Thèmes « universels » et SDULVL (tabous) paiwan
3.3.2. Les personnages
3.3.3. Analyse morphologique d’un récit
3.3.4. Conclusion : l’orature paiwan, centrée sur les récits des origines et sur l’histoire du peuple
4) respect de Vulung et de la parenté
4.1. Fonction sociale et éducative
4.1.1. Les héros : GHVgardiens de l’harmonie tribale
4.1.2. Les antagonistes : GHVagents du chaos
4.1.3. Les « monstres » : pour reconnaître les véritables ennemis
4.2. Valeur des récits : par le passé et pour l’avenir
4.2.1. Rétablir la vérité sur le système de valeurs paiwan
4.2.2. Transmission d’un héritage culturel
4.2.3. Survie et renouveau identitaire
5. Conclusion : de « barbares » à « civiliser » aux auteurs de leur(s) propre(s) histoire(s)
Chapitre III. Des mots anciens pour soigner les maux modernes .
1. Se décoloniser par la littérature : sauvegarde et renouveau
1.1. Des auteurs qui reprennent le rôle d’historiens tribaux
1.1.1. :DWHUOLO\ : un roman qui s’inscrit dans le prolongement de la tradition orale
1.1.2. :LQWHU&RXQW : un compte d’hiver dépositaire de la mémoire historique dakotapi
1.1.3. [Chef Typhon] : acte de passation et devoir de mémoire
1.2. Une dénonciation des maux de la colonisation
1.2.1. :LQWHU&RXQW : le manifeste autochtone de Chief Eagle
1.2.2. L’envahisseur Japonais dans les nouvelles de Talall
1.2.3. La parole libérée des poèmes de Monaneng .
1.3. La mère chez Power et Awu : sentiments d’aliénation et quête identitaire
1.3.1. “Stories” et “Histories” de Power
1.3.2. Awu : du village de garnison au village des montagnes
1.3.3. Conclusion : « Seulement sur la toile et sur le papier il vit son héritage » ?
2. Revitalisation d’une identité tribale stigmatisée et fracturée 5
2.1. Des auteurs qui sont des « ponts entre deux cultures »
2.1.1. Le mariage des cultures chez Awu et Power
2.1.2. Rétablir la vérité tout en luttant contre les stéréotypes
2.2. Auteurs littéraires et activistes politiques : être la voix de son peuple
2.2.1. Monaneng : la voix de ceux à qui on ne donne pas la parole
2.2.2. Cook-Lynn : des mots qui s’élèvent contre l’oppresseur
2.3. Des auteurs qui plaident en faveur des valeurs ancestrales .
2.3.1. En gardant en mémoire les cérémonies du passé
2.3.2. Sakinu : des récits qui mettent en avant un mode de vie tribal.
2.3.3. Conclusion : Des auteurs qui remplissent leur « tâche » d’écrivains autochtones
3. Émergence d’une alliance trans-autochtones
3.1. Du renouveau artistique aux nouvelles générations d’auteurs autochtones
3.1.1. John Trudell : une expression de l’orature par un retour aux arts premiers
3.1.2. Une nouvelle génération d’auteurs urbains
3.2. Des luttes communes et des valeurs partagées
3.2.1. Être autochtone, êtres-humains : se rencontrer pour échanger
3.2.2. Des questions de souveraineté et d’identité tribale
3.3. Une force commune et une place littéraire mondiale
3.3.1. Des réponses aux préoccupations globales actuelles
3.3.2. Des citoyens du monde
Conclusion : De peuples « conquis » à une réinvention de l’identité tribale à une échelle
globale
4. Conclusion : La (re)conquête d’une identité ethno-culturelle par le biais d’une littérature
autochtone engagée et militante
Conclusion générale
1. Bilan, limites, et perspectives
1.1. « Une source d’inspiration intarissable pour notre mémoire éternelle »
1.2. « Comparaison entre pommes et pamplemousses »
1.3. Perspectives d’avenir de la littérature autochtone et des études trans-autochtones
Bibliographie
Annexes
1. Les 31 Fonctions des personnages de Propp
2. Les réserves dakotapi actuelles
3. Traduction de “Boy-Beloved’s blanket”
4. Carte du territoire paiwan et des villages paiwan principaux
5. Les villages des groupes et sous-groupes paiwan
6. Liste des questions pour les entretiens à Taïwan (été 2016)
7. Entretien avec Liglav Awu, Tapei, 27 juin 2016 (transcription en chinois)
8. Traduction de l’entretien avec Awu
9. Entretien avec Djanav Zengror, Taipei, 30 juin 2016 (transcription en chinois)
10. Entretien avec Yibau Ẳ劆, Taipei, 1er juillet 2016 (Wranscription en chinois) .
11. Entretien avec Lin Yimiao 㜿旧⥁ (Wranscription en chinois) .

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