Charivari, libéralisme et genre au bas-canada, 1820-1860

Depuis quelque temps, au meilleur de ma connaissance [sic], depuis le dix-huit Juillet dernier ou environ des personnes me font à ma maison, ce qui l’on appeler [sic] un charivari. Pour me faire ce charivari, des personnes se réunissent [sic] en bande devant ma maison, une partie de ces personnes sont masquées et crient, sonnent des grelot, partie non, et autres instruments de bruits [sic]. Les bruits qu’ils font sont très forts. Ces personnes là [sic] m’ appellent Beaudoin, des fois Godfroy et me traitent de rodeurs, de canaille, coureur [sic] de bordèles, de mauvaises maisons, véroleur [sic] et autres injures semblables. On me fait l’injure de ce charivari la nuit. Bruit qui me tremslent [sic] ainsi, [ils] sont revenu pour la première fois le dix-huit juillet, autant que je me rappelle, et on continués à venir presque tous les soirs jusque vers le trente de Juillet dernier. Après cela [sic] ils ont été à peu près trois semaines sans venir. Un depuis ils sont revenus me faire le charivari trois fois .

Et le déposant François Noé Lamothe déclare sous serment comme suit: Je connais bien Godfroy Beaudouin ici présent. J’ai eu connaissance [sic] que depuis qu’il s’est marié dernièrement il lui a été fait un charivari à la Parroifse [sic] de Champlain.

Le charivari est une pratique populaire ancienne dont l’ objectif principal est de dénoncer les pratiques amorales: les unions de cousins trop rapprochés, les mariages incongrus avec des étrangers ou bien entre partenaires avec un grand écart d’âge. En utilisant diverses techniques humiliantes ou diffamatoires, les organisateurs de ces événements désirent punir la faute morale commise par les charivarisés. Dès le Moyen Âge, ce rituel vociférant s’ observe un peu partout en France et en Angleterre, où il prend différentes formes, dont l’ azouade et le staghunt. Les colons français qui s’établissent en Nouvelle France poursuivent cette pratique au Bas-Canada pour résoudre une discorde sociale. Dans le cas de Godfroy Beaudoin, la victime ne nous communique pas les raisons potentielles des actes charivariques contre elle, mais c’ est plutôt son voisin, François Lamothe, qui nous laisse penser que c’est le récent mariage de Beaudoin qui est la cause de tout ce remue-ménage. Quelle était la raison particulière d’ un tel rassemblement? Il est difficile de le déterminer. Cependant, on peut comprendre des dépositions que c’est l’ union du couple qui est perçue par la communauté comme étant une « faute ».

Les premières traces du charivari en Nouvelle-France sont enregistrées dès 1683, lors de l’application d’ un interdit de M gr de Laval, qui prohibe cette pratique populaire et menace d’excommunication toute personne reconnue coupable d’ y participer. Réitéré à plusieurs reprises tout au long du XVIIIe siècle dans les églises du territoire, notamment par M gr de Saint-Vallier en 1702, cet interdit n’empêche pas les rassemblements et les punitions caractéristiques du rituel charivarique; ces manifestations sont le fruit d’ un désir collectif indépendant à la volonté religieuse. Au-delà des conséquences importantes que peuvent encourir les participants, nombreux sont ceux qui souhaitent exercer concrètement leur droit de jugement sur leurs voisins. Au début du XIXe siècle, la pratique du charivari s’est diversifiée pour punir un éventail grandissant de déviances, dont les éléments se rapprochent parfois d’ un règlement de compte. Or, à partir des années 1820, les pressions se multiplient contre cette pratique: outre les restrictions religieuses, la mise en place progressive d’ un État libéral vient perturber l’ ordre établi dans la société bas canadienne et les traditions qui l’ont fait naître.

En effet, la première moitié du XIXe siècle est une période marquée par de profonds changements au Bas-Canada. La mise en place d’une nouvelle structure politique, résultat de l’ annexion de la Nouvelle-France à l’Empire britannique, demande une grande adaptation de la part des habitants du territoire. Loin d’être un transfert de pouvoir fluide, la présence d’une entité étrangère à celle du Régime français nécessite des ajustements au niveau des structures de pouvoir et des droits communs. La méfiance des nouveaux colons envers les autorités anglaises, soit par l’existence d’ une constitution informelle en Angleterre (inhabituelle pour une population habituée à la monarchie absolue), soit à cause de l’ impression d’ une partie de la population qui ne croient pas que « la paix soit véritablement faite ), bloque en partie la transition des pouvoirs. En conséquence, les autorités coloniales n’ont pas d’autres choix que de s’appuyer sur les structures préétablies familières aux colons, l’Église catholique et les seigneurs , pour faciliter cette transition. Cet effort conjoint des structures anciennes et du nouveau gouvernement colonial mène à la création de l’Acte de Québec de 1774, qui, par ses compromis pour la population canadienne, lient les habitudes de l’Ancien Régime aux tendances libérales qui caractérisent le début du xrxe siècle.

En effet, le libéralisme, cette doctrine anglaise sur laquelle l’Empire propose ses modifications, transforme rapidement les relations sociales du Bas-Canada, tant dans la formation de la loi que dans les interactions quotidiennes de ses habitants. Cette idéologie, souvent associée à la gestion de l’économie (capitalisme, initiative privée, libre concurrence), préconise dans sa forme politique que chaque citoyen (par définition un homme) possède des droits fondamentaux qui sont à la base de la constitution britannique. La population bas-canadienne, en majorité d’origine française, n’est pas familière avec une telle conception du politique, où chacun a le droit à la protection privée, à la liberté individuelle et à l’accès à la propriété privée. C’est au courant des années 1790 à 1820 que l’élite canadienne s’approprie ces préceptes pour se défendre devant la Couronne anglaise et, par le fait même, adopte les réflexions sociales qui découlent d’une telle perception du monde . Les conséquences de cette adoption se répercutent directement sur la capacité des Canadiens à exercer le charivari. En d’autres termes, les droits que l’on attribue au libéralisme influencent la légitimité de ces rassemblements populaires, parce qu’ils sous-entendent que les libertés individuelles et la propriété sont plus importantes que le jugement communautaire.

Même si les années 1820 à 1860 sont particulièrement mouvementées en ce qui concerne le monde de la politique, entre autres par le républicanisme d’ une partie de l’ élite canadienne, les structures sociales imposées par l’ État ont encore les mêmes objectifs. S’ appuyant sur une structure patriarcale, tant le libéralisme que le républicanisme supposent une affirmation de l’autorité des hommes sur leurs dépendants : femmes, enfants, serviteurs. Comme le souligne Nancy Christie, l’instauration d’une politique de «gouvernance familiale  » par le gouvernement britannique n’ est pas étrangère au mouvement du libéralisme, puisqu’elle met de l’avant l’ avancement personnel masculin au-dessus des autres membres de la communauté, pour mieux contrôler les nouveaux colons . Cette politique propose d’utiliser l’ unité familiale pour remplir les trous structurels laissés par le régime seigneurial français, dont la présence en Nouvelle-France n’avait pas permis de développer une colonie au même titre que celles possédées par la couronne britannique. Par exemple, le manque de balises claires quant aux contours de la sphère publique, ainsi que l’ absence de fortes structures constituantes du régime, mène les autorités anglaises à instaurer cette politique bien connue en Angleterre. Dans son application, cette gouvernance donne plusieurs droits aux pères de famille, qui deviennent peu à peu des « maîtres  » quant à leurs employés, qu’ ils engagent à l’ intérieur de l’espace privé (domestique, apprentis, etc.). Par cette transition des pouvoirs aux mains des patriarches, le régime anglais désire assimiler plus facilement les Canadiens à la mode anglaise, puisque la transmission d’ une volonté étatique à l’aide d’ un individu en autorité est plus rapide que d’essayer de convaincre chacun des membres de l’unité familiale. Dans les faits, la Grande Bretagne a tout à gagner en consolidant un symbole aussi fort que le père de famille, non seulement comme un partenaire de vie, mais aussi comme un délégué des pouvoirs étatiques. L’ adoption de lois, comme celle entre les maîtres et les serviteurs de 1802, renforce et délègue ce pouvoir, dont les assises reposent sur le sexe de l’ individu  . Comme le résume si bien Christie :

It created a system of social hierarchy, which circumvented the French seigneurial system; provided a counterweight to French civil law, which was presumed to favor the property rights of women; allowed for the eradication of slavery without extinguishing the discipline of subordinates; and established a bulwark against those democratic ideologies emanating from revolutionary America and France.

Il va sans dire qu’une telle politique influence les relations sociales entre les hommes et les femmes du Bas-Canada. Au-delà des lois établies qui renforcent la division entre les deux genres, c ‘est surtout la séparation entre les sphères publique et privée, dont le libéralisme étatique est porteur, qui consolide cet écart. C’est-à-dire que l’État, par la création d’ une hiérarchie sociale basée sur le patriarcat, suppose que seul l’homme peut se présenter et interagir dans la sphère publique. En effet, pour être présent dans le monde politique, il est nécessaire pour un individu, tant pour le libéralisme que pour le républicanisme, d’être indépendant. Les patriotes, comme le souligne Michel Ducharme:

faisaient de l’ indépendance des électeurs un élément essentiel de la liberté. Ainsi, pour être libres, les individus doivent être égaux entre eux et vertueux. c’est-à-dire indépendants de toute influence indue sur leurs choix électoraux, capables de privilégier le bien général plutôt que leurs intérêts particuliers et satisfaits d’ une vie simple.

Cette définition de la liberté sous-entend que les femmes, même si elles sont propriétaires, ne peuvent pas moralement s’ impliquer dans le processus politique du Bas-Canada à cause de leur genre. Soit, elles ne peuvent être vertueuses, subordonnées à leurs époux , soit elles sont inférieures à ces derniers sur le plan physique et moral . Cette façon de penser n’est pas exclusive à une idéologie politique particulière, souligne Ducharme: « le désir d’exclure les femmes est une question qui transcende les idéologies aux XVIIIe et XIXe siècles. » Ainsi, l’influence du genre dans les relations sociales du Bas-Canada peut être renforcée par des doctrines politiques, mais la structure patriarcale qui détermine ses interactions est déjà bien en place avant la Conquête. Le gouvernement anglais, dans son désir d’assimilation, implante un système éprouvé dans la métropole et qui repose également sur la hiérarchie des genres. Ce faisant, l’écart entre les sphères publique et privée s’agrandit, mais cette politique restructure aussi les attentes quant aux comportements des hommes du territoire et les droits individuels auxquels ils ont accès.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – CHARIVARI, GENRE ET LIBÉRALISME: BILAN HISTORIOGRAPHIQUE
1.1. Charivari
1.2 Genre
1.2. 1 Patriarcat et masculinité
1.2.2 Érosion du statut des femmes
1.2.3 Idéologie des sphères séparées
1.3. Libéralisme
CONCLUSION
CHAPITRE 2 – LA RÉVISION LIBÉRALE DE L’HONNEUR: LES FACTEURS DE GENRE DANS LE CHARIV ARI
2.1 La question de l’autorité des chefs de famille
2.2 L’honneur et la contestation du pouvoir entre hommes
2.3 Des femmes non respectables
2.4. Héritage du carnaval européen: l’utilisation des costumes comme symboles genrés
CONCLUSION
CHAPITRE 3 – LA CONTEST A TION DU CHARIVARI: L’UTILISATION DE LA VIOLENCE VERBALE ET PHYSIQUE
3.1 L’intolérance aux charivaris violents: libéralisme, propriété et protection de soi
3.1.1 La propriété comme symbole du bonheur
3.1.2 L’ influence de l’État et de la doctrine libérale: la vulnérabilité masculine et la soumission féminine
3.2 Les hommes comme charivaristes : une histoire d’autorité et de violence
3.2. 1 Les actions des charivaristes : les cibles contre la victime
3.3 La violence dans les journaux et dans les archives judiciaires, un acte nécessaire ou censuré
3.3.1 Les journaux : l’ expression d’ une société libérale
3.3.2 L’ utilisation de la censure dans le récit de la victime : un outil qui n’ est pas toujours utilisé
CONCLUSION
CONCLUSION

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