conatus spinozien dans le contexte d’une ontologie de la puissance

Le concept de conatus avant Spinoza

D’entrée de jeu, il est important de le mentionner, le concept de conatus n’est pas une invention de Spinoza. Comme le montre très bien Rodolfo Garau dans son article « Latescholastic and Cartesian conatus » 53, le concept de conatus était assez largement utilisé par les philosophes scolastiques surtout dans le contexte de l’explication de la gravitation. Garau montre également que les penseurs scolastiques utilisaient systématiquement des concepts ayant un sens psychologique lorsqu’ils voulaient expliquer le mouvement des corps. Cependant, il est significatif que l’usage de ces termes, bien qu’il ait été systématique, n’ait été qu’analogique. En effet, les penseurs scolastiques, même s’ils utilisaient des termes à connotation psychologique, n’avaient aucunement l’intention d’accorder la moindre valeur psychologique réelle à cette tendance au mouvement qu’ils accordaient aux corps inertes. À titre d’exemple, lisons Thomas d’Aquin: Les substances intellectuelles dont nous avons parlé sont nécessairement douées de volonté. En effet, l’appétit du bien se trouve en tout être, puisque le bien est ce que toutes choses désirent, comme nous l’assurent les philosophes. Or cet appétit est appelé appétit naturel dans les êtres dépourvus de connaissance : c’est de ce désir que la pierre désire être en bas. En ceux qui possèdent la connaissance sensible on parle d’appétit animal, se divisant en concupiscible et irascible.

Dans les êtres enfm qui sont doués d’intelligence, l’appétit est appelé intellectuel ou rationnel, et c’est la volonté. [ … ] Or, parmi les substances créées, il s’en trouve qui ne se meuvent pas elles-mêmes à l’action, mais y sont poussées par une force naturelle, comme les êtres inorganiques, les plantes et les animaux : il n’est pas, en effet, en leur pouvoir d’a~ir ou de ne pas agir. (Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, IL 47 ; c’est nous qui soulignons) 4. Cela dit, une des thèses de Garau dans cet article, thèse que nous approuvons, consiste à dire que Descartes s’est inspiré largement des philosophes scolastiques. Le fait est qu’il utilise lui aussi des concepts à connotation psychologiques et qu’il les utilise de façon analogique. Comme les scolastiques, il utilise les concepts de force, de tendance, d’effort55 pour expliquer le mouvement des corps inertes: « tout corps qui se meut, tend [tendere] à continuer son mouvement en ligne droite» (PP2, art.39 ; AT IXb 85), affirme-t-il. Mais Descartes précise, tout comme les scolastiques, que cet effort [conatus] ne doit absolument pas être compris sous l’angle psychologique: 56. Comment on peut dire d’une chose inanimée, qu’elle tend à produire quelque effort [conatus] . Quand je dis que ces petites boules font quelque effort, ou bien qu’elles ont de l’inclination à s’éloigner des centres autour desquels elles tournent, je n’entends pas qu’on leur attribue aucune pensée d’où procède cette inclination, mais seulement qu’elles sont tellement situées et disposées à se mouvoir, qu’elles s’en éloigneraient en effet, si elles n’étaient retenues par aucune autre cause (PP3, art.56 ; AT IXb 131).

Malgré cette rectification de la part de Descartes, il est important de constater que l’usage analogique du concept de conatus est essentiel à l’explication cartésienne de la nature de la lumière. Sans cette tendance, l’explication de la lumière devient impossible parce que rien ne peut expliquer sa tendance naturelle à se déplacer. Comme l’affirme Garau : According to Descartes’s cosmology, the universe – understood as a material continuum in which there is no vacuum – is composed of a number of separate yet interconnected vortices. Each of these vortices consists in a set of bands rotating around their centres. The bands are composed of corpuscles of the three elements, each distinguished on the basis of their different shapes and sizes. The small globules of the second element (of which the heavens are mainly composed), although impeded by the other parts of heaven, strive to move away from the centre of the vortex around which they revolve, thus exerting a certain force against the surrounding bodies. This striving or conatus, though a mere force rather than a genuine motion, is transmitted instantaneously and along straight lines from body to body. According to Descartes, then, the nature oflight consists in this striving alone.56 Dans la grande histoire qui mènera à l’élaboration de la théorie quantique de la lumière au début du :xxème siècle, les penseurs de l’époque moderne ont joué un rôle appréciable.

Descartes, qui a écrit le Traité du monde ou de la lumière57 , propose une théorie corpusculaire de la lumière58 et fait appel au concept de conatus. Cette théorie corpusculaire de la lumière, comme Garau l’explique, s’accorde parfaitement avec le projet d’une physique exclusivement mécaniste. Ce modèle mécaniste s’établit au xvnème siècle comme un modèle concurrent aux modèles aristotélicien et atomiste. Le mécanisme procède d’un modèle épistémologique particulier: l’image de la machine, dont les engrenages transmettent et transforment le mouvement selon des normes défInies une fois pour toutes, fournit un modèle épistémologique aussi satisfaisant pour l’esprit qu’exaltant pour l’imagination. Le monde est devenu une combinaison de matière et de mouvement, docile aux exigences du calcul59 . Pour les mécanistes, l’ensemble des phénomènes du monde s’expliquent « par une combinaison de matière et de mouvement », c’est-à-dire que tout est une question de cause et effet. Remarquons, comme l’affirme René Boirel, que Descartes, bien qu’il n’en soit pas réellement l’inventeur, fut un des plus influents défenseurs de ce modèle: «l’influence du manifeste cartésien en faveur du mécanisme géométrique fut telle que, dès 1650, cette conception du monde et l’idéal corrélatif d’une connaissance fondée sur la mesure sont pratiquement acceptés par tous, quand cessent les polémiques sur les applications concrètes de la doctrine de Descartes, après sa mort » 60.

Malgré l’efficacité du concept de conatus dans la physique cartésienne, on pourra trouver insolite l’introduction d’un concept dynamique, et cela même s’il est utilisé de façon analogique, dans une physique supposément mécaniste: le concept de conatus paraît particulièrement étranger à un mécanisme pur. Pourquoi Descartes introduit-il un concept dynamique comme le conatus dans une physique qui affirmait pourtant pouvoir s’en passer? Pour répondre à cette question, on observera que, comme c’ était le cas chez les scolastiques, le concept cartésien de conatus est dans tous les cas lié au concept de mouvement. Le philosophe-physicien se sert du concept de tendance pour expliquer comment il est possible qu’un corps poursuive sa course indéfiniment. La première loi de la nature, affirme Descartes, est que chaque chose en particulier continue d’être en même état autant qu’il se peut, et que jamais elle ne se change que par la rencontre des autres. Ainsi nous voyons tous les jours, lorsque quelque partie de cette matière est carrée, qu’elle demeure toujours carrée, s’il n’arrive rien d’ailleurs qui change sa figure ; et que, si elle est en repos, elle ne commence point à se mouvoir de soi-même. (PP2, art. 37 ; AT lXb 84)

Les différentes utilisations du concept de conatus chez Spinoza

Dans la troisième partie de l’Éthique que Spinoza consacre à sa théorie des affects, le philosophe affirme que «[c]haque chose, autant qu’ il est en elle, s’efforce [conatur] de persévérer dans son être» (E3P6). Ce concept, qui prendra le nom de conatus, sera au fondement de la théorie spinozienne des affects. Soulignons d’emblée qu’étant donné l’importance de la théorie spinozienne des affects, le conatus est donc panni les concepts les plus importants de , 75 l’Ethique . Or, le concept de conatus, bien loin d’être exclusif à l’Éthique, sera utilisé par Spinoza dans l’ensemble de ses oeuvres, mis à part le Traité de la réforme de l’entendement, ce qui est un fait intéressant en soi. Il utilise le concept de conatus de plusieurs façons différentes, tout dépendant des objectifs qu’ il poursuit dans chacun de ses ouvrages. Comme l’affinne Matheron, on peut déceler une évolution du sens du concept entre le Court Traité et l’Éthique76 • Et comme l’a fait Matheron, nous soutenons que la version finale du concept se retrouve à la fois dans l’Éthique et dans le Traité politique. Ce fait, nous le montrerons, n’est pas de peu d’importance. Le Traité de la réforme de l ‘entendement, ouvrage inachevé écrit en latin et publié dans les Opera posthuma, sera vraisemblablement le premier ouvrage composé par Spinoza. Il l’abandonnera toutefois. Les raisons de cet abandon sont multiples, mais nous soutenons qu’une de ces raisons est que la méthode qu’il utilise dans ce traité était en réalité inféconde.

Il est très certainement significatif que le conatus, ce principe dynamique qui sera au contraire très fécond, soit un concept totalement absent de cet ouvrage. Comme l’affinne Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement, l’objet de sa philosophie est la recherche d’« un bien dont la découverte et la possession [ ait] pour fruit une éternité de joie continue et souveraine» (TIE, § 1). Néanmoins, le Traité de la réforme de l ‘entendement échoue et Spinoza le laisse inachevé. Mais il n’abandonne pas pour autant le projet. Ce sera la méthode de l’Éthique qui lui pennettra de mener à tenne ce projet et pas la méthode du Traité de la réforme de l ‘entendement: s’il est vrai que l’Éthique a la prétention d’être la pierre d’assise d’un système philosophique complet, son principal objectif demeure la description d’une meilleure façon de vivre. Ainsi, entre l’Éthique et le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza change de méthode, mais pas d’objectif. C’est en ayant en tête ce projet que Spinoza commence par enraciner son système philosophique sur des fondements métaphysiques solides. Dans l’ultime partie de l’Éthique, Spinoza démontre que c’est l’amour intellectuel de Dieu qui garantit la «joie continue et souveraine »77. Or, pour parvenir à cet amour intellectuel de Dieu, l’homme doit d’abord et avant tout comprendre et contrôler ses affects passifs. C’est l’objectif de la troisième partie de l’Éthique. Comme Spinoza l’affirme et contrairement à ce qu’affirme Descartes dans le traité des Passions de l ‘âme, les affects passifs – ou passions – ne peuvent être domptés comme on dompterait un chien sauvage78 . Pour Spinoza, le contrôle des affects passifs s’accomplira par le concours d’affects actifs plus forts qui viendront concurrencer la puissance des passions79 . Mais cette méthode requiert la théorisation du conatus.

À ce sujet, la définition générale des affects est formelle: «L’affect qu’on dit une passion de l’âme est une idée confuse par laquelle l’esprit affinne une force d’exister de son corps, ou d’une partie de son corps, plus grande ou moindre qu’auparavant, et dont la présence détennine l’esprit à penser ceci plutôt que cela» (E3, Définition générale des affects). Sans l’idée d’effort et d’affinnation, la logique passionnelle qu’élabore Spinoza dans l’Éthique s’écroule. Par conséquent, le Traité de la réforme de l’entendement, sans le conatus, et en l’absence d’une méthode réellement efficace pour contrôler les affects passifs, était voué à l’échec. Après avoir laissé de côté le Traité de la réforme de l ‘entendement, Spinoza commencera l’écriture du Court Traité de Dieu, de l’homme et de son bien-être. D’une certaine façon, le Court Traité est une première version de l’Éthique. Celui-ci ne nous est connu que par sa traduction néerlandaise et sous le titre de Korte Verhandeling van God, de mensch en deszelvs welstand. Il ne sera publié que beaucoup plus tard, c’est-à-dire en 1862 (et dans une version révisée en 1882) lorsque Johannes Van Vloten publiera des ajouts aux Opera posthuma8o • Même si nous n’en avons pas la moindre preuve textuelle, on est en droit de supposer que dans la version originale latine du texte Spinoza choisit le mot conatus comme il le fera dans ses ouvrages ultérieurs. Quoi qu’il en soit, en lieu et place du mot conatus, les traducteurs ont choisi le mot poginge. Ici, la traduction française la plus proche pour ce mot est le tenne de «tentative ». On peut voir qu’il s’agit du même concept, peut-être à un état d’évolution primitif, mais le même concept tout de même.

Table des matières

INTRODUCTION
1. LE CONATUS
1.1. Le concept de conatus avant Spinoza
1.2. Les différentes utilisations du concept de conatus chez Spinoza
1.3. Le conatus dans l’Éthique
1.3.1. L’énoncé du conatus
1.3.2. L’argument du conatus
1.4. Deux interprétations rivales
1.4.1. La lecture inertielle du conatus
1.4.2. Contre la lecture inertielle: un rejet de toutes les causes finales ?
1.5. La doctrine de l’émanation
1.5.1. La doctrine de l’émanation chez Suarez et les scolastiques
1.5.2. La doctrine de l’émanation chez Spinoza
1.6. Le conatus spinozien dans le contexte d’une ontologie de la puissance
1.6.1. Contre la thèse de l’inhérence
1.7. Conclusion – La double racine du conatus
2. QUELLE EST L’ÉTENDUE DU CONATUS?
2.1. L’objectifréel de la « petite physique »
2.2. Le concept de corpus simplicissimum dans la physique spinoziste
2.2.1. L’atomisme présumé de Spinoza M
2.2.2. La thèse corpusculariste
2.2.3. Les corps les plus simples comme êtres de raison
2.3. Le réductionnisme spinozien
2.4. Les corps complexes
2.5. Le conatus comme principe d’individuation
2.6. L’homéostasie des corps composés
2.7. Les quasi-individus
2.8. Conclusion
LE PRINCIPE D’INERTIE
3.1. Contexte historique – Un changement de paradigme
3.2. Le concept de loi de la nature
3.3. Le concept d’étendue chez Spinoza
3.3.1. La question de Tschirnhaus
3.3.2. La métaphysique des champs de Jonathan Bennett
3.3.3. Critiques à la métaphysique des champs
3.3.4. La puissance et le mouvement
3.4. L’inertie des idées
3.4.1. L’inertie comme principe de non-contradiction du mouvement
3.4.2. Un principe de non-contradiction logique
3.4.3. L’aspect affirmatif du conatus des idées ?
3.5. Conclusion
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE

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