Conjugaison de l’auxiliaire

Formes analytiques

Les formes analytiques présentent une situation davantage contrastée. Certaines sont plus grammaticalisées que d’autres, qui, elles, restent de véritables périphrases. Divers critères, morphologiques, syntaxiques et sémantiques vont nous aider à classer ces périphrases sur une échelle allant de la moins morphologisée à la plus morphologisée.
Ces périphrases sont1396 :
– le passif construit avec le participe passé et l’auxiliaire āmadan, šudan ou gaštan.
– le futur composé du verbe xvāstan et de l’infinitif.
– les formes composées avec le participe passé et l’auxiliaire būdan. Cette catégorie se partage entre le parfait, qui se construit avec l’enclitique, et les autres formes composées, construites avec un radical plein du verbe « être » (būd-, buv-, bāš-).

Critères morphologiques

Combinaison aux affixes

Lorsque les périphrases verbales sont combinées aux affixes verbaux, où donc ces derniers s’insèrent-ils ? Sont-ils affixés à l’auxiliaire ou à la partie non conjuguée du verbe, participe passé ou infinitif ?
Pour le passif, les préfixes verbaux s’attachent à l’auxiliaire, c’est-à-dire qu’ils se situent entre l’auxilié et l’auxiliant1397 : par exemple burīda namē šud, « il n’était pas coupé » (RA 23a, 17). Dans les autres périphrases, ils précèdent le groupe et s’attachent au premier élément : l’auxiliaire dans le cas du futur (naxvāhad dāšt, « n’aura pas », (PR 45, 7)), le participe passé dans les cas du parfait et du plus-que-parfait (yād nakarda and, « ils n’ont pas mentionné » (HM 56, 2)).
Quant aux suffixes verbaux – désinences personnelles et -ē –, ils s’attachent à la fin des périphrases du passif (gušāda šudandē, « ils étaient ouverts » (TJG 12, 21)), et du parfait et plus que-parfait (namūda būdē, « il montrait » (TT 183b, 2nde marge, 4)). Comme c’est l’auxiliaire qui porte les désinences personnelles dans toutes les périphrases, elles s’insèrent entre l’auxiliant et l’auxilié pour le futur : naxvāham nišast, « je ne m’installerai pas » (TS 158, 3).
Il découle de ces constations que, tout au long de notre période, sur le plan des affixes, le passif et le futur sont les périphrases qui sont les moins comprises comme une unité, les préfixes ou les suffixes étant en effet susceptibles de s’intercaler entre les deux éléments. Ce n’est pas le cas du parfait et du plus-que-parfait : aucun affixe verbal ne sépare les deux éléments.
Néanmoins, il existe des exceptions. Au passif, la négation se préfixe au participe dans 7 occurrences de TE1, comme dans n’ šnyd’ ’yyd, « il n’est pas entendu » (TE1 141, 26)1398. A l’inverse, elle peut se préfixer sur l’auxiliaire dans des cas de parfait, à 2 reprises dans TE1 de nouveau1399. Mais notons qu’il en existe aussi quelques exemples dans des textes des Xe-XIe siècles en écriture arabe1400. En judéo-persan encore, la désinence personnelle se suffixe dans 14 occurrences au participe passé des parfaits ou plus-que-parfaits1401. Tous ces exemples attestent d’une certaine hésitation du judéopersandans le traitement des périphrases. Sont-elles à comprendre en deux éléments distincts, pour le passif ? Pas réellement puisque la négation peut précéder le groupe dans son entier. Sont-elles alors à comprendre comme une unité, pour le parfait et le plus-queparfait ? Pas réellement non plus puisque la négation et la désinence personnelle sontcapables de s’insérer entre les deux parties de la périphrase.

Une forme non conjuguée comme auxilié

Que l’auxilié soit une forme non conjuguée montre que la périphrase est à michemin entre tournure lexicale et forme morphologique1402. C’est bien le cas de toutes nos périphrases. Nous remarquerons d’ailleurs qu’en cela le fonctionnement du nouveau progressif avec dāštan le situe plus près de la tournure lexicale que de la périphrase1403. Pour la périphrase avec xvāstan, il existe des exceptions. Dans TE1, une occurrence de futur (1a) est construite avec un verbe conjugué : il est difficile d’y lire un sens de volition, même si cela n’est pas exclu. Mais si l’interprétation comme futur est bien la bonne, ne doit-on pas plutôt y voir une expression proche, celle d’« être sur le point de », qui se construit encore en persan contemporain avec un verbe conjugué1404 ? Cela expliquerait alors (1b)1405, où l’urine ne peut bien entendu pas être douée de volonté. Il s’agit ici d’une tournure lexicale, distincte de la périphrase de futur, justement parce qu’elle ne se construit pas avec un auxilié non conjugué.

Question annexe de l’écriture

Nous avons vu à propos de (ha)mē et de bi-1409 que l’écriture n’était pas toujours un indice fiable de l’entrée ou non d’un morphème dans le système verbal. Serait-elle néanmoins le signe d’une morphologisation plus avancée du parfait ? Aux Xe-XIe siècles, lorsque le participe passé a la forme courte kard, le alef initial de l’auxiliaire ast n’est jamais noté dans nos textes1410 ; seules quelques occurrences dérogent à cette règle, dans d’autres ouvrages1411. Par ailleurs, à la deuxième personne du singulier, de TS à TT, il existe des graphies avec hamze pour noter la forme enclitique d’« être », -ī1412.
Cependant, à l’encontre de cette hypothèse, il faut observer que la préposition ba perd elle aussi régulièrement un élément de sa graphie, sa finale hā, devant le nom qu’elle régit ; le groupe n’en est pas pour autant un unique mot. De même l’ezāfe est écrit avec un hamze derrière une voyelle -a, sans que cela remette en question son statut d’enclitique. Ces indices graphiques offrent donc un degré de fiabilité très limité.
Si l’écriture constituait réellement un indice, comment alors comprendre les graphies avec hei initial en judéo-persan, telles que hwm ou hy ? Faudrait-il supposer que la périphrase est moins morphologisée dans ces états de langue ? Nous ne le pensons pas car il s’agit de l’unique graphie du verbe « être » dans ces textes1413, par conséquent il serait vain de vouloir en tirer une quelconque information sur le statut de la périphrase : par comparaison, la graphie détachée by ne remet pas davantage en cause le statut de préfixe de bi- en judéo-persan.

Critères syntaxiques

Restriction de sélection

Ce premier critère relève en réalité, et de la morphologie, et de la syntaxe. Il convient d’examiner si ces périphrases peuvent se combiner entre elles, et si oui, avec quelle position pour chacune d’elles. Plus les auxiliaires perdent cette faculté de combinaison, plus la périphrase est sur la voie de la morphologisation1414. Il est aussi important de savoir si les périphrases se combinent avec les verbes modaux.

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Enclitiques personnels et autres actants

Dans la grande majorité de nos occurrences, l’enclitique personnel se postpose à l’auxiliant, c’est-à-dire, en l’absence d’exemples au futur1422, au groupe tout entier. Hors de notre corpus, il en existe des occurrences avec le passif1423. Avec le parfait on trouve dans nos textes xvānda and-aš, « ils l’ont appelé » (HM 88, 16), et avec une forme pleine d’« être », xvānda buvand-aš, « ils l’ont appelé » (HM 23, 4). C’est encore TE, mais cettefois-ci le second dialecte, qui fournit la seule exception, en intercalant l’enclitique entre le participe passé et l’auxiliaire : gwpt-yš bwd, « il lui avait dit » (TE2 179, 9). Certes, on pourrait objecter que cette occurrence ne constitue pas une réelle exception puisque face à elle, il n’existe que 2 occurrences avec enclitique attaché à l’auxiliaire. Mais cette dernière solution est bien la règle : Lazard en donne d’autres exemples avec un plus-que-parfait1424, et Bonami et Samvelian soulignent que c’est l’unique possibilité en persan contemporain1425. Que dans nos corpus n’y apparaissent que 2 occurrences est donc une question de hasard.
Les actants exprimés par des mots pleins ne s’intercalent jamais entre les deux membres de la périphrase. Il n’existe qu’une exception1426, pour le futur, de nouveau dans TE1.

Critères sémantiques

Désémantisation de l’auxiliaire

Plus l’auxiliaire est désémantisé, plus la périphrase se trouve sur la voie de la morphologisation. Cela n’implique toutefois pas qu’il ne puisse pas continuer de fonctionner comme un verbe dans d’autres contextes1427. La situation évolue au fur et à mesure de nos textes, et ce pour toutes nos périphrases. Aux Xe-XIe siècles, le passif possède trois auxiliaires : āmadan, gaštan et šudan.
Qu’à partir de TJG, peut-être même dès la fin du XIe siècle, l’auxiliaire šudan s’imposemontre une avancée du passif dans la voie de la morphologisation. Cependant, même si la raison est certainement d’ordre stylistique, il existe encore après cette date des emplois de gaštan comme auxiliaire du passif1428.
La périphrase avec xvāstan évolue globalement d’un futur d’intention à un futur qui marque aussi bien l’intention que la prédiction. Cet élargissement sémantique montre que le sens premier de volition est de moins en moins senti par le locuteur puisque, si l’intention en est unenotion contiguë, la prédiction, elle, ne peut s’expliquer par cette même idée de contiguïté. C’est donc la périphrase dans son entier qui est devenue l’expression du futur, et non une quelconque évolution du sens de l’auxiliaire. Il y a bien eu désémantisation de ce dernier.
Pour le parfait et le plus-que-parfait, que l’auxiliaire soit utilisé avec des verbes transitifs et avec un sens actif dès les premiers siècles constitue un indice en faveur de la désémantisation totale de l’auxiliaire : frmwd’ hyst, « il a ordonné » (JP3 J, 10), parmi de très nombreux exemples. Il existe en revanche des occurrences où l’on ne peut établir de distinction entre la forme de parfait et l’adjectif accompagné de la copule (pōsīda buvad, « il a/est pourri » (HM 29, 9)), sans que cela remette d’ailleurs en cause cette désémantisation. La désémantisation se réalise aussi d’une autre manière, cette fois-ci morphologique : l’auxiliaire n’est qu’un porteur d’affixes verbaux – désinences personnelles, affixes d’aspect, de temps et de mode –, si bien que dans des contextes où il n’y a aucune ambiguïté sur les affixes à rétablir, l’auxiliaire n’est pas exprimé, ce qui fait alors entrer, sporadiquement toutefois, le parfait dans la morphologie. Cette possibilité existe dès nos textes les plus anciens (frmwd’, « il a ordonné » (JP3 J, 11), coordonné à la forme à auxiliaire en (JP3 J, 10), précédemment citée), mais elle s’amplifie dans nos trois textes les plus récents, RA, SX et TT, et ce même aux formes autres que la troisième personne du singulier et sans que ce participe sans auxiliaire soit nécessairement coordonné à une forme à auxiliaire1429.

Restriction ou non de l’agent

Pour certaines de nos périphrases, la question se pose de savoir si l’agent est strictement humain ou bien s’il peut aussi être un inanimé. Moins l’agent connaît de restriction et plus la périphrase est grammaticalisée1430.
Le passif se construit avec des auxiliaires qui par ailleurs sont des verbes de déplacement. Dans le cas de šudan, étant donné qu’il porte très tôt également le sens de « devenir », la question ne se pose pas. En revanche, pour āmadan, on pourrait se demander si un inanimé possède la faculté de « venir ». Dans le cadre des phrases existentielles, un agent inanimé peut tout à fait se construire avec āmadan1431. Nous ne tenons donc pas ici de critère opérant pour saisir l’avancée de morphologisation du passif.
Quant au futur, la restriction ou non de l’agent est bien un indice de désémantisation de l’auxiliaire. Un agent inanimé n’est pas doué de volonté et quand on rencontre la périphrase avec celui-ci, il n’y a aucune hésitation possible entre l’expression de futur et la volition1432. Il s’agit du futur.

Preuve par anachronie

Le sens premier de l’auxiliaire n’est plus perceptible lorsque l’auxilié de la périphrase peut être le même verbe que l’auxiliaire (preuve par anachronie). Malheureusement, il n’existe aucune occurrence de futur avec le verbe vouloir dans nos textes1433. Pour le passif non plus, de tels exemples sont absents de notre corpus, mais cette absence s’explique par le fait que les auxiliants sont des verbes de déplacement ou d’état, et donc qu’ils ne sont pas susceptibles d’être mis au passif. Certaines occurrences présentent cependant des intransitifs au passif, dont une avec un verbe de déplacement, raftan, « aller » : rafta šud (TS 3, 8)1434. Dans cet exemple, l’auxiliaire est complètement désémantisé.
Le verbe « être » peut se combiner avec les périphrases de parfait et de plus-queparfait. Pour ce dernier, les occurrences se rencontrent toutes dans nos premiers textes1435.
Le parfait de būdan, lui, apparaît tout au long de la période : bwd hyst, « il a été » (JP4 VI’, 1) ; būda and, « ils ont été » (TT 195b, marge, 5).

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