Constructions ou représentations de la réalité

« Frontière et voyage migratoire. Les enjeux entre le documentaire et la fiction »

Constructions ou représentations de la réalité

Auparavant, j’avais dit que les trois films de mon étude partagent les mêmes problématiques, sauf que chacun les a développées de manières différentes. Leur conception n’a pas eu les mêmes contextes, ni les mêmes moyens techniques et économiques. Juan C. Rulfo et Carlos Hagerman ont préféré aborder la problématique à partir du « documentaire », ils ont choisi une approche du réel avec des éléments issu du réel, c’est-à-dire avec des personnes réelles et des décors non fabriqués exprès pour le tournage, par exemple. Weitz a opté pour la fiction pour filmer l’adaptation qu’Eric Eason avait fait de The Gardener de Roger Simon. Weitz a travaillé avec des acteurs, dans studios et des lieux reconstitués afin de rendre vraisemblable son monde fictif. En revanche, Rigoberto Pérezcano a voulu rendre un travail entre deux, c’est-à-dire qu’il a tourné dans décors réels, presque tout le temps, mais avec des acteurs professionnels. Il a fait une sorte de mélange entre ce qu’on a tendance à appeler « documentaire » et « fiction », dans le but de rendre plus vraisemblable un monde « faux». Je tenterai donc d’éclaircir quelques termes, pour ensuite les appliquer au sein de mon corpus. Ces trois décisions de manufacture et de tournage du film ont fini par construire des mondes habités par des frontières, des voyages et des voyageurs émigrants. Si les approches de la réalité captées par les films d’étude – « documentaire » ou « fictif » – n’avaient pas été les mêmes, le résultat et la lecture du spectateur auraient été très différent. Trosième partie 267

« Documentaire » ou « fiction »

Le choix de mettre documentaire entre guillemets n’est pas gratuit. En effet, si j’utilise ces signes typographiques c’est pour signaler l’inexactitude du terme. Guidés par la lumière de la recherche de Guy Gauthier1 , je considère que le « documentaire » est un objet mal identifié auquel, de manière bien ancrée et répandue2, on associe sans hésiter un document, une apparence de vrai, de réel, de véritable ou de véridique. De ce point de vue, cette réduction du « documentaire » le met automatiquement face à son antithèse : la « fiction ». Suivant cette simplification, une fiction est liée à l’invention, la fable et le faux. Sans que pour autant ces deux définitions correspondent vraiment à la réalité filmique. […] Transposée au cinéma, cette distinction pourrait se formuler ainsi : le film « de fiction » serait dans la lignée du roman (d’où la justification de l’appellation « cinéma romanesque »), du poème épique, et des autres formes fondées à la fois sur le récit et sur la fabulation ; le film « documentaire » relèverait de la connaissance scientifique et de sa transmission3 . Réduites à du « réel » et de « l’invention », les frontières entre « documentaire » et « fiction » semblent bien claires et radicales. Ainsi, le premier devrait toujours aborder des sujets réels et le deuxième des sujets inventés, autrement dit : un « documentaire » ne devrait toujours aborder que des histoires vraies ou réelles ; une « fiction » serait obligée de ne construire que des histoires imaginaires ou fictives. Inutile de dire que c’est bien loin d’être juste. On sait que ces termes ne se réduisent pas si simplement. Suivant le terme « documentaire », cette conception maladroite et imprécise est loin d’être clarifiée. C’est pourquoi dans Le documentaire. Un autre cinéma, Gauthier a essayé de réparer les réductions déficientes du terme. Dans cet ouvrage déjà classique, il problématise sur le concept. Il s’aventure à travers les différentes interprétations et pratiques que les cinéastes ont données au long de l’histoire du cinéma. 1 Guy Gauthier, Le documentaire un autre cinema, Paris, Armand Colin, 2011. 2 Surtout par la presse specialisée. 3 Ibidem, p.13. 268 La représentation de la frontière et du voyage migratoire Pour répondre aux questions, je commencerai par le documentaire, un objet d’étude mal compris que Gauthier essaie de revendiquer. Pour définir cet objet idéal, […] il importe de définir quelques critères objectifs, de ceux dont on ne peut pas constater la présence ou l’absence. Si je dis que le documentaire cherche la vérité, on m’opposera qu’elle est inaccessible, ou bien que le romanesque cherche la même chose, et y parvient. Si je prétends qu’il tend à refléter le réel, on me dira que le Réel n’est pas connaissable. Si je définis la nonfiction (comme on dit en anglais), comme du non-récit, je me fais franchement taper sur les doigts : les rapports d’assurances et de police produisent du récit dont les arrêts n’ont rien de fictif pour ceux qui doivent payer1 . Des auteurs comme Geneviève Jacquinot, qui suit Bill Nichols, mettent plutôt l’accent sur la nécessité de dépasser la vieille confrontation entre le « documentaire » et la « fiction » ; ainsi que faire attention de ne pas tomber dans le piège de la posture simpliste de sa non-distinction. Ils abordent le « documentaire » et la « fiction » ainsi : Ce sont deux manières différentes d’interroger le monde et d’en rend compte, et s’il ne faut cesser de rappeler qu’il n’y a pas de supériorité ontologique de l’un rapport à l’autre, en revanche il y a bien des différents qu’on ne peut pas nier2. Ici je prétende démontrer à quel point ces deux institutions filmiques sont aussi similaires que différentes. Une fois établies ces frontières nuancées, ou limites formelles, je les soumettrai à mes films. Puisque je m’apprête à une approche plus convenable du « documentaire » face à la « fiction », j’omettrai les guillemets des deux termes dans les pages suivantes.

Le documentaire, une fiction avant tout

Gauthier avertit qu’il ne faut pas oublier qu’un film n’est pas une copie transparente du « réel ». Il est avant toute autre chose sa réécriture, une reconstitution faite selon des codes, un univers de formes et de couleurs en mouvement. De la même manière, Christian Metz rappelle : 1 Ibidem, p. 7. 2 Geneviève Jacquinot, « Le Documentaire, une fiction (pas) comme les autres », Cinémas : revue d’études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 4, n° 2, 1994, p. 62, [Consulté le 05.11.2015], Disponible à l’adresse :http://id.erudit.org/iderudit/1001023ar Trosième partie 269 Tout film est fiction dans la mesure où ses matières de l’expression irréalisent ce qu’il représente. L’image n’est qu’une image (l’objet qu’elle figure est absent) mais son caractère analogique, d’une certaine manière, « présentifie » l’objet. Elle est par essence ambiguë et détermine chez le spectateur un régime de crédulité flottant ; documentaire et fiction y sont fondamentalement indissociables1 . Pour compliquer, Roger Odin rappelle qu’au cinéma il n’y a pas de réel, mais un « effet du réel ». Ce qui est réel ne l’est qu’au moment de la prise de vue, car une fois passé à travers le filtre du cadre, le réel est condamné à ne projeter que de la fiction. Cependant, un film documentaire est supposé offrir des informations factuelles sur le monde extérieur au film, comme signale David Bordwell. Mais, également, comme dit Jean-Luc Godard un documentaire est avant tout une fiction : Mettons bien les points sur les « i ». Tous les films de fiction tendent au documentaire et tous les documentaires tendent à la fiction […] Et qui opte à fond pour l’une trouve nécessairement l’autre au bout du chemin2 . Dans cette phrase, Godard met en évidence plus un rapport parallèle entre le documentaire et la fiction, qu’une coupure radicale. Il révèle que cette indissociation fluctue à travers une sorte de spirale ou plus précisément, à la manière des deux serpents d’un caducée – telle est l’image proposée par Alain Resnais. Godard, comme Resnais, ne voit pas un rapport antagoniste et clôturé entre documentaire et fiction. Pour eux, ainsi que pour d’autres théoriciens, le documentaire et la fiction sont inhérents, comme la dualité géographique et imaginaire l’est à la frontière. Or, si tous les films dits documentaires finissent par projeter une fiction, Los que se quedan est une fiction avant tout. Toutefois, le film est classifié dans l’imprécise définition du documentaire. Cependant, il est clair que l’on ne peut pas réduire ce film à une fiction quelconque, surtout parce qu’il n’utilise pas de la même manière tous les éléments dont la fiction se sert. Ce qui soulève de nouvelles questions. 1 Christian Metz, cité par André Gardies, Le récit filmique, Paris, Hachette, 1991, p. 43 et 66. 2 Jean-Luca Podrá cité par Guy Gautier, op. cit., p. 6. 270 La représentation de la frontière et du voyage migratoire Le documentaire, volontairement ou non, a annexé divers procédés de la fiction, contribuant un peu plus à l’incertitude de la frontière qui sépare la sécheresse élégante du constant, de la fiction réaliste1 . En considérant le statut fictif et primaire du documentaire, reste à savoir de quelle manière il s’approche du réel ou de la réalité. Comment il prend le réel pour le rendre fictif, de manière à ce qu’il se détache de la fiction classique. En vue du caractère indissociable que la fiction entretient avec le documentaire, il est nécessaire d’envisager dans quelle mesure un film de fiction tout court peut devenir documentaire, ou développer un côté documentaire, comme c’est le cas de A better life.

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