D’une question d’information au problème du concernement
Extrait de la synthèse de terrain Creole Berlin
Le 13 octobre (une semaine avant le début du festival), je rends visite à Turgay Ayaydinli dans son local du studio du Kokona Verlag (situé à Kreuzberg, Oranienstrasse). Turgay est juriste, musicien, producteur de disques, programmateur de festival. C’était un de mes informateurs privilégiés lors de mon enquête sur les concerts de musique turque : toujoursu acourant de tout, actif dans de multiples projets et chargé pour cette raison de la programmation musicale du Bazaar Oriental, une des quatre scènes du Carnaval des Cultures. De retour à Berlin, je lui parle de mon nouveau projet d’enquête et découvre avec surprise qu’il n’a pas entendu parler de Creole. Quand j’évoque Musica Vitale, il comprend mieux de quoi il s’agit : il ne connaît que trop bien, il a même été membre du jury il y a quelques années et’en garde pas un bon souve-nir – la « mauvaise acoustique de la salle », le « son qui laisse à désirer », les « discussions interminables » avec les membres du jury : tout cela fait qu’il n’a pas vraiment envie de renou-veler l’expérience. A cela s’ajoute que pour sa part, il a renoncé à employer le terme de Weltmu-sik et préfère parler (pour les musiques qu’il produit) de pop, de hip hop ou de pop turque. Nous parlons d’autre chose : de ses projets musicaux et des groupes qu’il enregistre en ce moment – qui pourraient être programmés dans le festival mais ne le sont pas, de même queles groupes des musiciens turcs rencontrés lors de ma précédente enquête.
Dans les journaux que je consulte quelques jours avant les festivals (Die Zeit, Berliner Zeitung, TAZ), je ne trouve pas d’articles sur Creole. Le Tip et le Zitty93 le mentionnent dans leur calen-drier (avec de multiples autres concerts et festivals) mais ne lui consacrent pas d’article. Je ne vois pas non plus d’affiches ni de flyers dans les cafés et lieux culturels que je fréquente dans les jours précédents. A ’Atelier des Cultures, une grande banderole annonce l’événement– Document électronique rédigé en janvier 2008. J’ai rédigé des synthèses de mes observations sur les différents festivals Creole entre janvier et mars 2008, soit environ un an après les carnets de terrain. Dans ces synthèses, je rédige les notes prises dans mes carnets et y ajoute parfois de nouvelles sections(comme ici sur la presse). Sauf mention contraire, les extraits qui suivent seront tirés de cette synthèse.
Un autre musicien que j’avais suivi lors de cette enquête, Derya, s’est porté candidat pour la compétition berlinoise mais il n’a pas été retenu lors de la phase de présélection. Cette discussion avec Turgay montre en tout cas le décalage qu’il peut y avoir entre le monde de la musique turque et celui de la Weltmusik, notamment chez les musiciens qui se rattachent à des genres de musique internationaux ( pop, rock, punk, musique électronique) et tendront à afficher une distance plus marquée à l’égard de « la niche Weltmusik » ou alors (lorsqu’ils se portent candidats) à être vus par les jurés comme des ensembles sortant du cadre de laWeltmusik (cf. le cas de Kent Masali au chap. 2, celui de Phunk Mob au chapitre 5). Au début de mon enquête, j’étais partie de l’idée que la musique turque constituait une « musique du monde » parmi d’autres, mais ce postulat a été démenti par l’observation des festivals. Voir par exemple au chapitre 8 le cas de l’ensemble Iki Dünya.
Deux magazines bi-mensuels qui documentent l’actualité des manifestations culturelles des grandes villes mais qui passe dans cette rue résidentielle si ce n’est des personnes qui viennent de toute manière à l’Atelier des Cultures ? Le mystère reste entier : qui est au courant de Creole ?
A ce décalage, je peux aujourd’hui trouver quelques explications. Tout d’abord, je me suis mise à chercher trop tôt : comme je m ’en apercevrai en consultant après coup le coup le catalogue des recensions dans les médias (le « Medienspiegel »94), la plupart paraissent pendant le festival ou dans les jours et semaines qui suivent. En outre, je ne savais pas encore où chercher : j’ai commencé par consulter la presse écrite généralistemais je n’ai pas pensé aux revues spécialisées ni à la radio (dont ’japprendrai au cours de mon enquête qu’elle constitue le vecteur privilégié de ’linformation en matière de Weltmusik) et notamment aux deux stations du canal RBB (Radio Berlin und Brandebourg) qui étaient partenaires de la manifestation Creole à Berlin : Radio Multikulti 95 et RBB Kulturradio. Ces erreurs proviennent aussi du fait que je ne faisais pas (pas encore) partie du réseau de l’Atelier des Cultures96. Si j’avais fait partie de la mailing list de cette institution, j’aurais su qu’il fallait écouter Radio Multikulti et j’aurais par exemple pu y entendre le communiqué publicitaire suivant, diffusé à intervalles réguliers : Un jingle sur une rythmique funk, on entend une voix de femme sur fond de boîte à rythme : Radio Multikulti présente Creole : le concours de Weltmusik pour Berlin et le Brandebourg, à l’Atelier des Cultures. Les meilleurs sons globaux de Berlin et du Brandebourg dans un format compact ! 25 groupes sur trois soirées, du 19 au 21 octobre. Les gagnants rejoueront le dimanche 22 octobre. Chaque soir à partir de 20h à l ’Atelier des Cultures. » On entend en bruit de fond des applaudissements, une annonce au haut-parleur: « and the winner is… » La voix féminine reprend: « Creole. Preis für Weltmusik aus Deutschland , présenté par Radio Multi-kulti ! »
Cinq jours avant le festival, l’émission Meridian 13 de Radio Multikulti est consacrée au festival Creole. Anette Heit (Atelier des Cultures) y répond aux questions de la journaliste Elisabeth Gadoni. L’existence de Musica Vitale est supposée connue des auditeurs. Aussi la journaliste commence-telle d’emblée par demander :
Radio Multikulti a été créée en 1994. Elle constituait (jusqu’à sa fermeture en 2008) une plateforme pour les représentants des communautés (avec des émissions en plusieurs langues) et lesmateurs de cultures du monde
de Berlin. Elle a dû fermer ses portes le 31 décembre 2008 en raison de réductions de budget. Certains journalistes travaillent depuis lors pour la station Funkhaus Europa (basée en Rhénanie) tandis que d’autres ont fondé une radio internet (Radio Multicult 2.0) qui a obtenu quelques heures de diffusion sur un canal de la radio (sous le nom de multicult.fm). La Radio RBB Kulturradio se consacre à des objets de culture sérieuse, selon un partage qui se retrouve dans d’autres rédios régionales (par exemple WDR, dont le canal WDR3 se consacre à la culture alors que le canal WDR5 se consacre aux musiques pop-rock).
En interrogeant les candidats et certains spectateurs de la compétition, je me rendrai compte que la majorité d’entre eux n’ont pas été avertis par les médias mais par des mails, des courriers ou des appels téléphoniques des organisateurs. En ce sens, la question de la « médiatisation » tel qu’on l’envisage communément (une mesure quantitative du nombre de recensions et une évaluation de sa qualité fondéesur une hiérarchie des réputations: presse nationale, régionale, locale) est mal posée: ce n’est pas le Medienspiegel qui nous permettra de comprendre qui vient au festival et pourquoi. Il faut aussi considérer le travail entrepris depuis plusieurs années par l’institution organisatrice pour constituer un réseau de partenaires, de candidats et de spectateurs. Voirsur ce
point le chapitre 2 et le chapitre 6 (sur le cas rhénan).
Gadoni – Pourquoi la compétition s’appelle-t-elle Creole et non plus Musica Vitale ?
A. Heit – Nous avons choisi ce nouveau nom pour désigner la nouvelle musique qui émerge de la créolisation, de la coexistence de plusieurs langages […] Surtout, c’est la première fois que la compétition a une dimension fédérale. Nous y avons longuement travaillé et nous avons créé un cercle d’organisateurs (Trägerkreis ) avec des personnes venues de toute l’Allemagne qui se sont dit : « Nous invitons des musiciens du monde entier mais nous ne connaissons même pas les groupes intéressants qui se trouvent dans notre région »! […] Nous les avions invités à faire partie des jurys des précédents Musica Vitale et ils ont trouvé le projet génial !
E. Gadoni – Ils ont été conquis…
A. Heit – Oui !
E. Gadoni – … conquis par votre enthousiasme ! Mais alors, qu’est ce qui a changé dans le fonctionnement de la compétition?
A. Heit – Le principe reste le même. Il y a d’abord un appel à candidature dans chaque région, où nous appelons tous les musiciens de cette vaste scène à se porter candidat. Puis un jury sélectionne les participants à la compétition qui vont se présenter devant le public :c’est la seconde phase de la compétition, à laquelle nous allons assister la semaine prochaine…
Gadoni – Et qu’y a-t-il à gagner ?
A. Heit – Il y a trois prix dotés de manière égale : 2000 euros. Mais attention: l’argent est une chose. L’autre aspect, c’est la mise en réseau (die Vernetzung). La compétition permet de réunir les musiciens […] Ils sont ensemble pendant quatre jours, ils écoutent ce que font les autres. Ce qui compte, c’est la diversité et les échanges. Vraiment, les auditeurs qui seront présentsau fes-tival vont découvrir quelque chose de passionnant : c’est une superbe scène, des musiciens de talent ! D’habitude, ils font leurs propres concerts dans des clubs ou des salles de concerts chacun de leur côté. Mais ils sont ici réunis de manière exceptionnelle, grâce à Creole. Ils échangent autour de leurs concepts, découvrent ce que font les autres, voient qui a évolué dans cette scène, s’inspirent mutuellement. Cet échange, ce travail de réseau, ’cest ce qui importe vraiment pour nous ! 97 L’entretien répond à plusieurs fonctions. C’est d’abord un exposé informatif renseignant sur les caractéristiques de l’événement et structuré selon un certain ordre de présentation:on part de « l’idée quil’ 98 y a derrière l’intitulé » (« Creole ») puis on en arrive au fonctionnement de la compétition et à ses objectifs. Les interventions régulières de la modératrice rythment cette présentation et permettent ’dassurer la clarté de l’exposé en distinguant les questions et en effectuant des rappels réguliers pour les auditeurs qui ont rejoint l’émission en cours de route. Mais il s’agit aussi, tout en informant, de convaincre de la pertinence de cet événement. Pour cela, ’lorganisatrice fournit un certain nombre d’arguments fondés sur les expériences du passé et présente aussi un certain nombre de preuves (les morceaux de musique de la compilation Musica Vitale, qui sont insérés à Meridian 13, 14 octobre 2006, Radio Multikulti. Transcription de l’émission en annexe 1.2 intervalles réguliers tout au cours de l’émission). Surtout, elle y met le ton enthousiaste d’une militante engagée ce qui contribue à actualiser une autre fonction de l’entretien : entretenir une croyance en une communauté de valeurs. Il apparaît clairement, dans les réponses d’Anette, qu’elle y croit et qu’elle n’est pas seule à y croire puisqu ’elle est engagée dans un collectif qui, au-delà du Trägerkreis , peut aussi être perçu comme une source d’identification une échelle plus large : « nous » au sens de « nous autres Berlinois », « nous autres Allemands », « nous autres citoyens du monde » et « amateurs de musique ».
La liste des recensions établie par la responsable de la communication de l’Atelier des Cultures Marita Czepa (cf. annexe 1.3) montre que l’information a bel et bien circulé mais qu’elle a circulé – comme pour tout autre événement – dans certains médias (Radio Multikulti, RBB Kulturradio, Tageszeitung, Berliner Morgenpost, Folker) et à travers certains réseaux ciblant des publics spécifiques. Mais même cette liste ne permet pas encore de mesurer l’impact effectif de ces annonces. On peut être informé sans se sentir concerné comme Turgay, cet « informateur » de ma précédente enquête qui’an pas souhaité assister au festival (cf. supra). On peut aussi être au courant et ’sestimer concerné pour des raisons variables d’une personne à l ’autre .
Rencontre avec Anastacia Azevedo (14 octobre)
Anastacia est la première qui répond au mail que ’jadresse dix jours avant le début du festival aux musiciens participant à la compétition. Elle me propose de venir prendre un café chez elle le week-end précédant le festival. ’Jarrive avec un appareil d’enregistrement et une armée de questions. Elle me relate son parcours (du Brésil à Berlin-Est, où elle est arrivée en février 1989), les difficultés du métier de musicien (dont elle et son mari ne peuvent pas vivre), ses expériences passées à Musica Vitale (elle y a déjà participé à plusieurs reprisessans jamais gagner). Ses motivations : pour elle, c’est surtout un « moyen de publicité » bien que « les der-nières fois, cela ne lui ait finalement pas apporté de nouvelles dates ». Elle faitaussi cela « pour faire plaisir à Anette » [Heit], son amie. Côté financier : elle ne gagne pas d’argent. La somme symbolique de 150 Euros versée à chaque groupe sera partagée entre le bassiste et le batteur à qui elle « ne peut demander de jouer sans les payer un minimum ». Nous parlons des attentes du jury : selon elle, « le jury attend des groupes de folklore », des « musiques typiques » comme cela a toujours été le cas par le passé. Quand je parle ’dun groupe de hip-hop programmé le samedi soir, elle fronce les sourcils, a l’air surprise. Nous parlons de la notion de Weltmusik enfin, dont elle apprécie « l’ouverture » mais dont elle se demande si elle n’est pas « simple-ment synonyme de musique ? ».
Retrouvailles avec Martin Greve (15 octobre)
Martin est ethnomusicologue, spécialiste des musiques de Turquie (Cf. Greve 1995 et 2003), journaliste et conseiller pour diverses institutions (Philharmonie de Berlin, compétition Jugend Musiziert, World Music Academy CODARTS de Rotterdam). C’est un de ces passeurs sans lesquels la musique turque ne pourrait pas exister dans les institutions d’Europe99. Il est aussi directement impliqué dans la manifestation Creole : il a rédigé le texte de présentation figurant sur le site internet à partir d ’octobre 2006 (cf. supra). Il a participé au jury de la première session régionale, leCreole Rhénanie Westphalie, qui a eu lieu au début du mois de septembre à Dortmund. Enfin, il a assisté en tant que spectateur à plusieurs sessions passées de Musica Vitale. Lorsque nous nous retrouvons quatre jours avant le début du Creole de Berlin, j’ai tellement de choses à lui demander que je renonce à établir une liste de questions. Je ne juge pas non plus adéquat de l’enregistrer et me contente de prendre des notes.
Martin commence par me raconter comment il est devenu juré de Creole. Andreas Freudenberg (directeur de l’Atelier des Cultures) l’a appelé. Au départ, il ne voulait pas, il était même très contre. Quelques années plus tôt, il avait écrit un article dansZitty pour dénoncer la catégorie de Weltmusik. Aujourd’hui, il n’est plus aussi négatif que par le passé : selon lui, il y a désormais moins d’exotisme » et « davantage de connexions » entre les répertoires. Cela peut aussi poser un problème parce qu’en valorisant les mélanges, on met de côté la « musique des migrants» (Migrantenmusik) : par exemple les musiques de mariage ou d’autres genres dont l’audience est majoritairement turque. C’est le problème avec la catégorie deWeltmusik, me dit Martin : « elle n’est pas tendue vers ce qui existe déjà dans la société mais vise à créer autre chose » (il ne pré-cise pas quoi). Finalement, malgré ces réserves, il a accepté de participer à unury,j ne serait-ce que pour peser dans ces choix. Et il ne le regrette pas. Il parle du festival de Dortmund avec enthousiasme. Selon lui, j’ai à coup sûr raté « le meilleur Creole » ! Le « niveau est bien plus haut en Rhénanie-Westphalie qu’ailleurs ».
Martin me relate le travail des jurés et les critiques qui ont suivi l’énoncé des verdicts (les jurés auraient délibéré trop vite, ils auraient choisi intentionnellement « un groupe par soirée », ce qui n’est pas vrai). De toute manière, pense-t-il, « ces décisions ne peuvent jamais être tout à fait justes ». Il y a les problèmes que pose le règlement de la compétition (à son avis, il est injuste de retenir trois groupes dans chaque région, étant donné les différences dans le nombre de candida-tures et dans le niveau des groupes) ; la dynamique des délibérations (comment « les ritèresc se sont transformés petit à petit, au fil des cas »); les problèmes que pose un « prix du public » (ceux qui amènent le plus de fans gagnent). Il pense que cela va être encore plus difficile à Ber-lin : comment Tobias Maier (Radio Multikulti), fan de hip hop, et Chérif Khaznadar (Maison des Cultures du Monde de Paris), défenseur des patrimoines musicaux traditionnels, pouraient-ils se mettre d’accord ?
Enfin, nous parlons de « l’accompagnement scientifique » (wissenschaftliche Begleitung) que Martin compte organiser pour la finale de Creole : un séminaire avec les étudiants de la Musik-hochschule de Cologne, débouchant sur un rapport formulant des recommandations aux organi-sateurs et musiciens.
En m’en remettant à mes « contacts » – soit à des personnes que j ’ai identifiées comme potentiellement concernés par le festival Creole – je découvre donc que l’appartenance au réseau ne suffit pas pour se sentir concerné (Turgay), que le soupçon à l’égard de la notion de Weltmusik (présent chez Turgay, Anastacia, Martin) n’empêche pas que ’lon participe soi-même à un festival de Weltmusik – quitte à ce que cette expérience nous fasse changer d’avis (Martin). Enfin, ces cas montrent aussi combien les attentes des participants à l ’égard d’un même événement peuvent être différentes selon la position’ilsquoccupent dans le « système de places » (Favret-Saada 1977) du festival (organisateur, expert, juré, musicien et/ou spectateur) et selon leur régime d’engagement actuel100 : selon qu’ils rédigent un projet (tel que le texte de présentation rédigé par Martin), qu’ils se trouvent en situation de concert ou qu’ils en parlent après coup.
Du coup, la question se déplace de la seule information (qui est au courant ?) à celle du concernement101 et aussi à celle, plus complexe encore, de l ’articulation entre les expériences manifestation nous renseigne sur le projet des organisateurs et sur un certain public visé conçu comme une communauté regroupée autour de valeurs communes et consensuelles. Mais il ne permet pas de rendre compte des attentes effectives de tous les spectateurs qui donnent sens (ou non) à leur participation en s ’appuyant sur la mémoire de leurs expériences passées : ce qu’ils connaissent de Musica Vitale, de Creole, de l’Atelier des Cultures, de la Weltmusik à Berlin et ailleurs. De leur point de vue, Creole n ’est pas simplement un événement inédit mais il est perçu en continuité et/ou en rupture par rapport à une série d événements antérieurs une histoire de Musica Vitale, une histoire de la Weltmusik, une vision du « monde global » marquée par le paradigme des « tournants ». Alors que le discours d’escorte officiel tend à minimiser cette profondeur historique en mettant en avant une vision projective et instantanéiste de l’événement, mes interlocuteurs perçoivent celui-ci en l’articulant, de manières diverses, aux expériences passées : Turgay connaissait bien Musica entièrement déterminé mais il trouve son moteur et son unité conceptuelle dansle « jugement sur l’action », c’est-à- dire dans l’exercice d’une réflexivité en situation qui rend l’action irréductible à un modèle mécanique. L’auteur distingue entre trois régimes d’engagement, selon le degré de généralité des catégories de jugement mobilisées: le régime de justification (qui obéit à un principe général), le régime du plan (où il s’agit de montrer que l’on suit un projet), le régime de familiarité (reposant sur une large part d’implicites).
La notion de concernement « provient du terme Betroffenheit dont les Allemands usent fréquemment dans le contexte de la sociologie des mouvements sociaux. (…) Se sent concernée, en effet, toute personne qui se sent affectée par des situations voire qui adhère à des modes de vie qu’elle cultive. (…) La notion de concernement est indissociable, par conséquent, de l’intentionnalité de l’action et des finalités que les hommes poursuivent. » (in Gendron C., Vaillancourt J.G., Claeys-Mekdade C., Rajotte A., Environnement et sciences sociales, Laval, Presses Universitaires Laval, 2007, p. 120).
Vitale et cette expérience évaluée posteriori de manière déceptive explique son désintérêt actuel pour Creole. Selon Anastacia, Creole est un Musica Vitale de plus soit « un moyen de publicité » et une occasion de « faire plaisir à Anette ». Selon elle, le nom ne change rien aux attentes du jury et notamment de ce membre permanent du jury qui vient depuis plusieurs années à Berlin et est connu pour être un fervent défenseur des musiques traditionnelles: Chérif Khaznadar . Pour Martin, c est parce que la Weltmusik a changé quon peut désormais s’y intéresser : Creole n’a plus grand-chose à voir avec ce qu ’il imaginait et critiquait initialement sous l’appellation « Weltmusik ». Rien à voir avec du « folklore » ou des « raretés exotiques ». L’heure est à la connexion généralisée et à la mise en question des catégories musicales. Or cette multiplicité ’dinterprétations n’est pas seulement le fruit d’un arbitraire subjectif. C’est le discours d’escorte du festival qui fournit une multiplicité de prises dont l’efficacité tient précisément à leur caractère ouvert («Weltmusik », « Creole »), à leur portée générale (« le monde devenu global, créolisé » etc.) et aux justifications plurielles (estéhtiques, politiques, économiques, sociales…) auxquelles elles s’adossent. Loin de garantir l’établissement d’un horizon d’attente commun, ce discours d’escorte contribue déjà à organiser une prolifération d’interprétations différenciées (Fabiani 2007 ; Laborde 2000).
Résumons le parcours effectué jusqu’ici. Nous sommes partis d’un lieu de concert et des représentations qui y sont associées (« Berlin », « Hermannplatz », « interculturel », etc). De là, nous en sommes venus aux supports annonçant un événement, diffusés au sein d’un réseau d’acteurs qui se conçoit comme une communauté unie autour d’un enjeu commun dont les membres ont néanmoins des conceptions plurielles. Mais ce discours d’escorte et ces dynamiques de concernement ne constituent qu’un aspect du processus de réalisation de l’événement. Pour que le festival ait lieu, il faut aussi ’linscrire dans ce cadre ritualisé qui organise la rencontre entre les musiciens et les spectateurs : le cadre du concert. Je dois pour cela quitter le registre de l’analyse discursive et inviter le lecteur à observer le cours des actions qui concourent à fabriquer ce moment public : ce que Denis Laborde appelle le « second concert »106.
Directeur de la Maison des Cultures du Monde de Paris, Chérif Khaznadar s’est illustré en France dans le débat autour des musiques du monde en prenant fermement position contre la world music (entendue au sens d’une entreprise commerciale d’uniformisation des cultures du monde) et pour « les musiques traditionnelles ».
Avant les concerts : la fabrique collective d’un son de Weltmusik
Anette Heit me propose de venir à l ’Atelier des Cultures trois jours avant le début du festival (programmé du 19 au 22 octobre) pour assister aux séances de réglage que’onl désigne en Allemagne par le terme anglais de «Soundchecks »107. De cette manière, me dit-elle, je pourrai m’entretenir avec les musiciens avant ou après leur tour de passage. D’emblée, le lieu assigné pour mener mon observation est donc la salle de concert, au deuxième étage de l’Atelier des Cultures. Du lundi 16 octobre au jeudi 19 octobre, j’observe la fabrique de Creole depuis ce site particulier. D’autres espaces échappent à mon observation : les bureaux des membres de l’Atelier des Cultures situés au rez-de-chaussée dans lesquels règne une activité intense – coups de téléphone, imprimantes et fax en marche, accueil des arrivants (journalistes, musiciens) – dont je ne perçois que quelques bribes passage n est pas le même que celui des concerts . Je laisse Anette à ses occupations et monte à la salle de concert.
Cinq techniciens s’activent aux divers points de la salle, dont quatre sont chargés du son : deux sur la scène, circulant dans un enchevêtrement de câbles rouges, bleus, noirs, de micros etde hauts-parleurs reliés à une table de mixage disposée à l’arrière de la scène (pour les réglaes des « retours ») ; deux autres dans la salle, dont l’un (Robert) dirige les opérations et pilote le son de la salle depuis une autre table de mixage disposée au milieu des rangées de sièges de specta-teurs. Le cinquième technicien, Angelo, est chargé des lumières : il disposed’un pupitre au fond de la salle et dun échafaudage mobile permettant d’accéder aux projecteurs.
La première séance de réglage est prévue pour 11h avec Radio MarrakeshLes. musiciens d’un autre ensemble, Nakisa, sont arrivés quatre heures trop tôt : leur soundcheck a lieu à 14h et non 10h comme ils le pensaient. Anette les conduit dans une salle du premier étage où ils s’installent pour répéter. Je m’entretiens avec Shoreh Giassi, la chanteuse originaire d’Iran, qui s’empresse de rectifier les informations du programme : l’ensemble ne s’appelle pas « Nakisa » mais « Raha » (« libre » en iranien), les noms des musiciens ne sont pas les bons et la photogra-phie choisie par les organisateurs ne convient pas non plus (« elle n’est pas belle »). A cela s’ajoute le fait que Shoreh est grippée et qu’elle ne peut pas chanter (« espérons que ma voix revienne d’ici vendredi ! »). Les musiciens répètent des compositions du répertoire classique iranien, accompagnées à la guitare (Slamak Aslani) et aux percussions daf et tombak (Moham-med Mortazavi).
Retour à la salle de concerts. Les musiciens de l’ensemble Radio Marrakesh attendent sur le côté de la scène. Avec Dirk Engelhardt, nous parlons des différences entre lesmusiques du monde à Paris et la Weltmusik à Berlin. Dirk, qui joue d’ordinaire dans des festivals de jazz, n’aime pas le Carnaval des Cultures. Il y a trop d’amateurs, les musiciens ne sont pas payés, cela ne leur apporte rien en terme de publicité. Il espère tout le contraire de Creole. Vers 11h, les musiciens montent sur scène pour le soundcheck. Ils profitent de l’occasion pour répéter leurs morceaux dont je reconnais certains : Lama Bada (un air très connu en Egypte) et un air à quatre temps arabo-andalou, agrémentés d’arrangements jazz. A la fin de la séance de réglage, Angelo (le technicien chargé des lumières) fait une photo pour mémoriser les emplacements des musiciens et des micros.
12h45 : Pendant que les musiciens de Nomad Sound System disposent leurs instruments et leurs chaises sur la scène, je discute avec Anna, leur productrice. Elle m’explique que le groupe n’a pas participé à Musica Vitale les années précédentes parce qu’ils étaient « trop modernes pour ce concours ». Ce qu’ils font, un mélange de raï et de musique électronique correspond selon elle beaucoup mieux au profil recherché pour Creole. Les réglages commencent avec du retard, cause d’un problème de branchement de l’ordinateur Mac du DJ. De nouveaux instruments qui n’étaient pas indiqués sur la fiche technique font leur apparition sur scène : un accordéon, des percussions, une guitare basse. Les techniciens plaisantent, l’ambiance est détendue. A la fin du soundcheck, je note que le son est « très fort, assez confus ». Les musiciens ont l’air satisfait.
Fin de la séance à 14h30.
14h45 : les musiciens de Raha (annoncé sous le nom de Nakisa) montent sur scène. Il n’y a pas de fiche technique. Ils s’installent et jouent sans regarder les techniciens : c’est la suite de la répétition qui a commencé ce matin. A la toute fin, les techniciens découvrent qu’il y aura un quatrième musicien lors du concert dont Shoreh explique qu’il joue une « sorte de violon » (un kementche). Elle donne un enregistrement à Robert pour que celui-ci puisse entendre le son de l’instrument. 15h40. Trio Fado. Les musiciens sont quatre (une chanteuse, un chanteur et guitariste, un joueur de guitare portugaise, un violoncelliste). Ils connaissent bien la salle et l’équipe technique. Pas question dans leur cas de « répéter», il s’agit de profiter de l’occasion du soundcheck pour tester dont les différents paramètres du son. Les musiciens essaient plusieurs micros, circulent à tour de rôle dans la salle pour donner leur avis (le « son du violoncelle est trop lou rd, il faut réduire les basses », «on n’entend pas assez la guitare », la « voix est trop agressive » etc). Ils font aussi (ce sont les premiers à le faire) des recommandations au technicien charg é des lumières, Angelo, et lui donnent un plan du concert. Pour le dernier morceau, ils viendront sur le devant de la scène pour chanter a capella et demandent donc aux techniciens d’ajuster les micros et les projecteurs. A la fin du soundcheck, tout le monde a l’air satisfait : les musiciens qui sont contents du résultat, les techniciens qui trouvent «l’ensemble superbe » (Robert) et Anette Heit, qui est venue saluer ces musiciens qu’elle connaît bien et qui applaudit avec enthousiasme le morceau de clôture et son effet de surprise (le guitari ste maîtrise la technique du chant diphonique !). […]
