De la défense de la « liberté d’expression » comme fétiche disciplinant 

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« On peut plus rien dire » n’est pas une formule

Pour ce travail de recherche, je me suis énormément nourri des travaux d’Alice Krieg-Planque et du concept de « formule » (Krieg-Planque, 2009), tel que défini dans son ouvrage La notion de formule en analyse du discours comme suit :
« Un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que des expressions contribuent dans le même temps à construire »
Krieg-Planque A. (2009). La Notion De Formule En Analyse Du Discours. Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté. Introduction générale
J’ai trouvé dans cette approche, et dans la méthodologie définie par Alice Krieg-Planque dans les chapitres suivants de son ouvrage, une façon de donner corps à mon analyse de discours. Cette notion m’a en effet permis de m’inscrire dans une certaine filiation entre les sciences du langage et les SIC, assumant le parti-pris qu’un travail de recherche en SIC prend souvent corps dans l’analyse discursive. En effet, beaucoup de travaux en SIC s’appuient sur les sciences du langage, dans lesquelles les chercheurs en communication trouvent des méthodes d’analyse propices à leur champ de réflexion. On observe ainsi de nombreux « ponts » (Escande-Gauquié, 2009) entre les deux disciplines, qu’il me parait intéressant d’embrasser. Les pages qui suivent retracent donc le cheminement méthodologique de l’usage des sciences du langage et de l’analyse du discours dans mon analyse, notamment à travers la notion de « formule ». Cette partie est aussi marquée par une part importante de réflexivité, afin de faire état de ma posture de chercheur et son évolution, au fil de l’avancée de mon travail.

De la genèse du projet d’étudier la circulation d’une formule virale

Il me parait important de rappeler brièvement la façon dont ce projet a pris corps au fil des mois, à partir d’une seule phrase que j’avais le sentiment d’entendre partout : « de toute façon, aujourd’hui, on peut plus rien dire ! ». L’obsession que j’ai eu pour ces quelques mots, pendant les mois qui ont précédé la rédaction de ce travail, est, pour moi, constitutive de la problématisation et de la méthodologie de mon enquête. Un premier temps dans l’élaboration de mon objet de recherche a été de comprendre en quoi mon « objet concret » (Davallon, 2004) m’affectait ; et comment je pouvais relier cette « trajectoire personnelle » (Le Marec, 2002) à un « terrain d’enquête » stable, systémique et objectivement observable. Ma question de recherche s’est donc orientée progressivement vers un double mouvement sur la circulation de la formule19 et la manière dont elle m’affectait en tant que chercheur. A la suite de plusieurs échanges avec les professeurs et professeures d’université du Gripic, j’ai tenté d’élaborer différents corpus à partir de la formule « on peut plus rien dire ». Ce présupposé de qualifier mon objet d’investigation comme une « formule » m’a ainsi amené à le transformer en un outil méthodologique. J’ai par exemple, dans un premier temps, tenté de capter toutes les occurrences à cette formule par des « Google Alerts ». Cette méthode, bien que louable dans l’intention de vouloir automatiser ma collecte d’occurrences à cette expression, n’a évidemment pas été concluante pour plusieurs raisons, que je vais rappeler ici :
Figure 1 – Capture d’écran des « Google Alerts » reçues dans la boîte mail chaque jour
Dans un premier temps, il faut dire que j’ai été submergé de résultats de recherche en tout genre (tweet, webTV, bout d’article de la presse généraliste, régionale ou en ligne, etc.) Il m’était donc compliqué de délimiter des « champs d’observation privilégiés » à la circulation de mon énoncé (Krieg-Planque, 2009). Néanmoins, cette submersion de résultats de recherche entrait pour moi en résonance avec ce qu’Alice Krieg-Planque notait sur le caractère discursif de la formule et la nécessité de travailler sur un corpus saturé d’énoncés pour en comprendre l’usage. En revanche, j’ai été heurté à un autre problème méthodologique dans la distinction qui s’opérait entre « on peut plus rien dire » et « on ne peut plus rien dire ». En effet, comme on le voit sur la figure ci-dessus, les seules occurrences de l’expression sans la double négation sont lorsque des propos sont rapportés dans un contexte de citation, au discours direct. En dehors de cela, les médias semblent toujours appliquer le « ne » à l’expression, comme pour l’éditorialiser et rendre l’expression plus grammaticalement correct20. Or, si l’expression n’est pas figée en une forme syntaxique et grammaticale arrêtée, cela remet en question son statut de formule, comme nous allons à présent l’expliciter.

En quoi « on peut plus rien dire » ne peut être considéré comme une formule

Selon Alice Krieg-Planque, pour qu’une expression puisse être appelée « formule », elle doit remplir quatre critères (2009, 63) : présenter un caractère figé (a), s’inscrire dans une dimension discursive (b), fonctionner comme un référent social (c) et comporter un aspect polémique (d). Dans quelle mesure ces quatre critères peuvent-ils s’appliquer à l’expression « on peut plus rien dire » ?
Nous l’évoquions plus tôt, le caractère figé (a) de l’expression « on peut plus rien dire » est assez discutable. Dans un premier temps, nous avons pu constater que la double négation n’était pas nécessairement arrêtée et que cela dépendait des usages et des milieux dans lesquels l’expression surgissait. En ce sens, « on peut plus rien dire » ne peut être comparée à la formule « purification ethnique » étudiée par Alice Krieg-Planque, caractérisée par sa fixation sémantique. De plus, selon l’auteure, le caractère figé de l’expression dépend aussi de sa concision, comme condition de circulation de la formule. A cet égard, il convient d’admettre que les cinq mots de nature grammaticale différente que nous étudions, ne sont pas caractérisés par leur concision lorsqu’ils sont mis ensemble. En fait, nous avons plus une phrase verbale à l’étude, qu’une expression comme celles étudiées par Alice Krieg-Planque. A notre connaissance, l’auteure n’a d’ailleurs pas étudiée de groupes verbaux ; et se concentre exclusivement sur les groupes nominaux. Quoiqu’il en soit, « on peut plus rien dire », par son inconcision (sa forme verbale) et sa labilité sémantique (sa double négation variable) ne remplit pas le critère du figement sémantique. En revanche, « on peut plus rien dire » peut, dans une certaine mesure, répondre aux autres critères qui définissent une « formule ». Je pense en effet que l’expression que nous étudions réponde notamment à un critère de notoriété. La période pendant laquelle j’ai travaillé sur cette expression m’a permis de voir à quel point ces quelques mots, lorsqu’ils étaient mis ensemble, faisaient sens pour beaucoup. La fréquence et la notoriété de cette expression peuvent donc, comme l’indique Alice Krieg-Planque, l’inscrire comme référent social (c). De plus, je suis convaincu qu’ « on peut plus rien dire » soit marquée par une certaine propension à la polémique (d). D’abord, en raison de sa polysémie sociale. Pour l’auteure, ceci est déterminant dans la caractérisation d’une « formule » : « Ce qui caractérise la formule en tant que référent social, ce n’est pas l’unanimité qu’elle provoque (au contraire) mais c’est qu’elle constitue à un moment donné, un passage obligé » (Krieg-Planque, 2009, 58). Sur ce dernier point, il me parait pertinent de rappeler ce que Dominique Maingueneau (2012, 88) écrivait, dans son chapitre sur « les petites phrases », qui deviennent, par leur circulation, le support infini de commentaires. Pour le linguiste, celles qu’il appelle plus généralement les « phrases sans texte » sont caractérisées par une panopharisation : fondée sur le double radical « pandémie » et « aphorisme », la panaphorisation désigne la manière dont une expression est sujette à la viralité dès lors qu’elle est détachable de l’énoncé dans lequel elle est prononcée. Ainsi, celle-ci se prête particulièrement à l’univers et à la machine médiatique. Pendant une période donnée, on la verra circuler de manière démesurée sur tout un ensemble de plateaux télévisés et rédactions de journaux. Par conséquent, la « phrase sans texte » et la « petite phrase » ne peuvent être détachées de l’univers médiatique dans lequel elles circulent au point de devenir le fruit d’une « co-énonciation » entre son orateur et le formatage médiatique (Boyer et Gaboriaux, 2018) : la « petite phrase » est inséparable des moyens de communication avec lesquels elle devient viral. Cette aphorisation est alors, dans certains cas, issue d’une stratégie discursive de la part de son auteur. La « petite phrase » ne peut donc être pensée en dehors des médias qui participent à sa production. Alice Krieg-Planque, citée par Dominique Maingueneau dans son travail, évoque à ce propos le lien entre la « petite phrase » et le modèle économique du journalisme : « Cette attirance des médias pour les petites phrases correspond à leur évolution générale, qui tend vers des formats plus courts et vers des mises en page plus fragmentées. Elle convient bien également aux changements dans le travail des journalistes, qui disposent de moins en moins de temps : il est plus facile et rapide de reproduire une expression frappante dans un discours que de lire ce discours en entier et d’en faire un résumé »
On trouve ici une opposition fondamentale entre la « formule » et la « petite phrase » puisque la première permet plutôt d’envisager les médias comme des champs d’observation privilégiés, responsables de la diffusion, promotion et amplification des formules ; mais seulement comme des plateformes, et non comme des co-énonciateurs. A titre personnel, je pense qu’une seconde distinction peut s’observer dans l’interprétation qui est faite du caractère polysémique d’une expression. Pour Alice Krieg-Planque, la « formule », par sa polysémie, est intrinsèquement politique. A l’inverse, pour Dominique Maingueneau, la « phrase sans texte » est en réalité plus asémantique que polysémique : l’absence de sens est en partie constitutive de sa circulation dans les médias. C’est donc plutôt à la forme qu’il faut prêter attention en critère premier de définition : la
« phrase sans texte », bien qu’elle soit une phrase, est avant tout parémique. Il s’agit d’un énoncé bref, universalisant, stable et favorable à une forme de memoria antique dans la mesure où elle est facile à mémoriser. De plus, la « phrase sans texte » doit être détachable du discours dans lequel elle est énoncée en présentant une certaine « saillante textuelle » (Maingueneau, 2012, 12). Elle doit constituer une parole isolable du propos général, et pouvant condenser la thèse défendu par l’énonciateur. C’est, me semble-t-il, complètement le cas de l’expression « on peut plus rien dire » qui, non seulement condense l’impossibilité de discourir (la thèse du propos général) mais qui semble également prélevée d’un énoncé plus long. Enfin, Dominique Maingueneau avance l’idée que la « phrase sans texte » est très souvent métadiscursive en ce qu’elle montre l’auteur en train de dire : « L’aphorisateur est un dénonciateur qui prend de la hauteur ; avec l’ethos d’un homme autorisé, il affirme des valeurs pour la collectivité. Non seulement il dit, mais il montre qu’il dit » (Maingueneau, 2012). Ce dernier point est à mon sens déterminant dans le choix que j’ai fait d’écarter la notion de « formule » pour définir le « on peut plus rien dire » qui, pour toutes les raisons évoquées plus haut, s’apparente a priori plus à une « phrase sans texte » qu’à une « formule ». Néanmoins, s’arrêter à ce travail définitionnel ne suffit pas et nous allons à présent relier plus concrètement cette explicitation méthodologique à notre objet d’étude.

« On peut plus rien dire » : un discours fait de formules et de phrases sans texte

J’ai, paradoxalement, longtemps été bloqué par ce travail définitionnel que je viens d’exposer plus haut. En effet, consacrer une étude à la circulation d’ « on peut plus rien dire » en tant que « formule » ou « phrase sans texte » supposait que je me cantonne aux occurrences de cette expression dans la constitution de mon corpus. En effet, comment pouvais-je analyser la circulation de « on peut plus rien dire » si mon corpus était constitué d’énoncés dépourvus de son occurence textuelle ? J’ai donc cherché à constituer un corpus d’articles de presse dans lesquels l’expression apparaissait mais cela ne me convenait pas pour deux raisons principales. La première est que la recherche d’articles par mot-clé sur la base Europresse faisait ressortir un tas d’articles qui n’avaient rien à voir avec mon sujet et dans lesquels un locuteur prononçait les mots « on peut plus rien dire » généralement suivi d’un contexte hors de mon objet d’étude (exemple : « on peut plus rien dire sur le taux d’imposition »). Ainsi, alors que l’étude de la circulation d’une formule devait me permettre de circonscrire un périmètre d’analyse précis, ces résultats me forçaient à exclure des articles de mon corpus, de manière plus ou moins arbitraire, selon qu’ils entraient ou non dans mon champ d’observation. La seconde raison est l’opposée de la première : cette recherche ne faisait pas surgir d’articles mobilisant la défense de la « liberté d’expression ». Cette impasse m’a alors mis face à un présupposé définitionnel dans lequel je m’étais donc lancé tête baissée, et sur lequel je basais toutes mes analyses empiriques. « On peut plus rien dire » constitue moins une « formule » ou une
« phrase sans texte », qu’un type de discours sur la restriction de la « liberté d’expression ». C’est finalement moins son apparition textuelle qui compte, que ce que certains discours sur la restriction de la « liberté d’expression » ont en commun. D’ailleurs, bien que nous ayons choisi de ne pas étudier les occurrences à l’expression « on peut plus rien dire » sur les réseaux sociaux numériques (RSN), il est intéressant de noter la façon dont la catégorisation du « on peut plus rien dire » – comme un discours – entre en résonance avec l’usage qui est fait de l’expression sur ces plateformes. En effet, un certain nombre de militants antiracistes, féministes ou LGBT+ utilisent le « on peut plus rien dire » pour catégoriser un type d’individu considérant la « libération de la parole » des « minorités » comme un danger pour leur « liberté d’expression »21. Dans ce cas précis, on ne se place plus seulement au niveau de l’apparition textuelle, mais au niveau des discours, dont on cherche à recenser les constantes. Sans cette considération, « on peut plus rien dire » apparait comme une phrase sortie de son contexte et dont on attend la fin. On cherche le sujet sur lequel on ne peut plus s’exprimer, alors qu’en réalité, cet énoncé peut se suffire à lui-même en tant que catégorie opératoire d’un discours sur la « liberté d’expression ». De plus, parler d’un discours « on peut plus rien dire » nous permet d’entrer dans la complexité de ce qui le compose, notamment par un nouvel usage de la notion de « formule » que nous avons évoqué plus haut. Enfin, abandonner la formule « on peut plus rien dire » m’a permis de sortir de ce flou définitionnel que je viens d’exposer, nécessaire, certes, mais tournant à vide dans le cadre de cette recherche.
Après ce travail définitionnel, je me suis rendu compte que si la notion de « formule » ne s’appliquait pas à « on peut plus rien dire », elle s’appliquait néanmoins beaucoup plus à des expressions comme « liberté d’expression » et « politiquement correct ». Celles-ci font d’ailleurs beaucoup plus écho aux formes grammaticales des formules étudiées par Alice Krieg-Planque (« développement durable » ; « épuration ethnique », etc.) dans ses travaux ; là où « on peut plus rien dire » faisait un peu tâche dans la forme. J’ai donc choisi de considérer « liberté d’expression » et « politiquement correct » comme des formules d’escortes du discours « on peut plus rien dire ». En effet, elles l’accompagnent, le composent et le justifient. Elles fondent ce discours sur une opposition manichéenne entre liberté de s’exprimer et contrôle ou interdiction posée sur les modalités de l’expression. D’ailleurs, si nous décortiquons l’énoncé « on peut plus rien dire » en deux parties : la première formule pourrait être incarnée par le « on peut » signifiant la « liberté » ; et la seconde dans le « plus rien » renvoyant à « l’interdiction », et donc nous le verrons au « politiquement correct »22. Mais nous reviendrons sur cette opposition plus tard.
Pour l’heure, j’aimerais conclure cette première sous-partie réflexive sur l’élaboration de mon terrain d’enquête à partir de la notion de « formule », en montrant comment son usage peut permettre de construire un corpus d’articles sur une base de recherche fonctionnant par mots-clés. Le fait de repérer où se situaient la (ou les) formule(s) dans mon objet d’étude m’a permis de définir une méthodologie de recherche systématique. En effet, c’est en considérant « liberté d’expression » et « politiquement correct » comme des formules (figées, discursives, socialement polysémiques et polémiques) que j’ai pu choisir d’en faire des « mots-clés » de recherche dans la base Europresse ; car j’ai fait l’hypothèse qu’ils constituaient des « passages obligés » (Alice Krieg-Planque, 2009, 58) du discours que j’étudiais. Dans cette perspective, la notion de « formule » mériterait d’être plus souvent associée aux outils de recherche comme Europresse, fonctionnant par recherche par mot-clé. En effet, je pense que l’outil Europresse peut aider à la constitution d’un corpus dont le but sera d’étudier la circulation d’une « formule ». La base de données va pouvoir répertorier et restituer un certain nombre d’articles, sur une période donnée, comportant une occurence de la formule à l’étude. De plus, dans le cas d’une analyse de discours, cette recherche par mot-clé sur Europresse, peut s’apparenter (comme dans le cas de mon corpus), à une recherche automatisée des occurrences de la formule. Le mot-clé en question est la formule qui circule textuellement dans les articles de presse répertoriés sur la plateforme. La recherche sur Europresse (ou Factiva) peut donc présenter un outil méthodologique assez pratique pour le chercheur travaillant sur la circulation d’expressions dans les médias et sur des méthodes d’analyse de discours. Inversement, la notion de « formule » peut constituer un élément de justification au recours d’une base de données comme Europresse ; et peut donc, de facto, participer à une explicitation problématisée du choix des mots clés inscrits dans la barre de recherche de la plateforme, pour constituer son corpus.
La notion de « formule » en analyse de discours constitue un point d’entrée intéressant pour un travail définitionnel de l’objet d’étude, mais également un outil méthodologique pour l’analyse et la constitution d’un corpus médiatique. Pour autant, en testant la façon dont « on peut plus rien dire » répondait aux critères fixés par l’auteure de la notion, il semble vain et réducteur de vouloir définir cette expression en tant que « formule ». Nous avons au contraire pris le parti de la qualifier comme une catégorie de discours sur la restriction de la « liberté d’expression ». Toutefois, ce discours est lui-même environné de deux formules escortes qui le fondent sur une opposition binaire entre « liberté d’expression » et « politiquement correct », dont nous allons nous servir à titre méthodologique, dans le repérage des discours « on peut plus rien dire » pour la constitution de notre corpus. Cette expression étant par ailleurs purement métalangagière sur la forme, il convient de voir dans quelle mesure le discours qu’elle caractérise l’est également, sur le fond.

« On peut plus rien dire » : un discours de la prétérition

De la même manière que la prétérition, « on peut plus rien dire » consiste à dire une chose tout en postulant qu’on ne la dit pas. La formulation de l’expression est donc doublement tautologique dans la mesure où elle tourne autour de l’action de discourir et son interdiction, mais aussi autour de l’énonciateur et son incapacité à énoncer. De la même manière que la figure de style de la prétérition est utilisée pour l’analyse de textes littéraires ; l’étude de son usage dans les discours sociaux, peut permettre de déterminer les motivations de son énonciation. Le paradoxe soulevé par le fait de dire qu’on ne peut pas dire, interroge sur le sens de cette antinomie, mais aussi sur la stratégie discursive motivant la prise de parole métadiscursive. Les pages qui suivent proposent une réflexion sur « on peut plus rien dire » comme un métadiscours sur le discours et sa censure. Nous nous appuierons, pour cette partie, sur deux focus de notre corpus de 680 articles, sur deux numéros de Valeurs Actuelles dont le titre était « on ne peut plus rien dire ! » ; mais également sur une interview de Mathieu Bock-Côté extraite de Le Point.

Un discours sur le discours : le métadiscours

On parle moins souvent de métadiscours que de métalangage. Le second est une notion empruntée à l’analyse linguistique ; et défini par Josette Rey-Debove comme un « un langage dont le signifié [serait] un langage, un autre ou le même » (1997, 19). Le métalangage est donc celui qui se prend lui-même pour objet. Pour l’illustrer, on cite souvent comme exemple, l’élève de primaire dont le professeur d’école lui demanderait de donner la nature grammaticale des mots qu’il voit au tableau. Le métalangage désigne donc tous les termes qui vont renvoyer à l’usage de la langue ou du langage : « verbe », « adjectif », « nom », etc. Il se distingue en ce sens du métalinguistique qui va plutôt s’intéresser aux comportements et usages de la langue. De ces deux notions est cependant né tout un champ d’étude en SIC relatif au métadiscours. On peut notamment citer l’exemple de Stéphanie Kunert, dans un article sur « Les métadiscours pornographiques », qui propose une définition de cette notion, en reprenant celle de Josette Rey-Debove sur le métalangage : « le métadiscours est un discours dont le signifié est un discours, un autre ou le même » (2014, 138). Dans cet article, il est également intéressant de reprendre comment Stéphanie Kunert relie la métadiscursité à la réflexivité. Nous pourrons ainsi conclure que tout métadiscours serait à la fois tautologique (puisqu’il se prend pour objet), mais aussi réflexif (puisqu’il réfléchit au fait de se prendre comme objet). Cela semble être le cas du « on peut plus rien dire » : on prend l’énonciation du discours comme objet, tout en s’interrogeant sur la manière dont ce processus énonciatif est en fait contrait par une force extérieure.
Pour voir dans quelle mesure cette théorie peut s’appliquer au discours que nous étudions, prenons une interview extraite de notre corpus23, du sociologue et chroniqueur québécois Mathieu Bock-Côté, auteur de l’ouvrage L’empire du politiquement correct, publié aux Editions du Cerf en 2018. Dans cette interview, l’intéressé parle du « politiquement correct » à la fois comme d’une langue (« qui relève de la novlangue à l’état pur »), mais aussi comme d’un discours (« c’est une nouvelle tentation totalitaire qui se déploie. Mieux encore : en plus de multiplier les étiquettes infamantes pour disqualifier moralement ses contempteurs, le régime diversitaire a ce culot de vouloir censurer ceux qui décrivent en temps réel la portée de la révolution anthropologique qu’il impose »). On voit bien à travers cette deuxième citation, la façon dont l’auteur parle du discours sur le « politiquement correct » comme d’un régime de censure. Autrement dit, le discours cité est une critique du discours « politiquement correct » qui, selon Mathieu Bock-Côté, est fondé sur un
« régime » de mise sous silence du discours de l’autre. « On peut plus rien dire » désignerait donc un métadiscours qui, en creux, ferait la critique d’un autre discours que le sien. Cet autre discours étant le censeur du « on » de « on peut plus rien dire ». Il s’agit donc, non seulement, d’un discours sur le discours, mais aussi d’un discours sur l’impossibilité de discourir le discours que l’on tient au moment de l’énonciation. Mathieu Bock-Côté opère ici une forme de prétérition, soutenant qu’il est dans l’impossibilité de dire ce qu’il dit. On retrouve alors ce que nous avons interprété de l’approche de Stéphanie Kunert sur la métadiscursivité : entre un discours qui porte sur lui-même, mais également marqué par une certaine réflexivité dans la façon dont le discours en question fait lui-même l’objet d’une critique. En effet, de la même manière qu’un énoncé épistémologique fait la critique de la science, le métadiscours porte, non seulement, sur le discours, mais se veut aussi analyse du discours. « On peut plus rien dire » désigne donc non seulement un discours se prenant pour objet, mais également un discours sur la critique du discours.

Table des matières

Introduction
Avant-propos sur la posture du chercheur
PARTIE I : « On peut plus rien dire » : de l’abandon de la formule à la caractérisation du discours sur la restriction de la « liberté d’expression » 
I.1. « On peut plus rien dire » n’est pas une formule
I.1.A. De la genèse du projet d’étudier la circulation d’une formule virale
I.1.B. En quoi « on peut plus rien dire » ne peut être considéré comme une formule
I.1.C. « On peut plus rien dire » : un discours fait de formules et de phrases sans texte
CONCLUSION
I.2. « On peut plus rien dire » : un discours de la prétérition
I.2.A. Un discours sur le discours : le métadiscours
I.2.B. De la mauvaise foi ?
I.2.C. Un discours contre la censure
CONCLUSION
I.3. « On peut plus rien dire » : un type de discours fustigeant le « politiquement correct » et se revendiquant du parti de la défense de la « liberté d’expression »
I.3.A. Un discours venu des Etats-Unis : le débat sur les universités
I.3.B. L’ennemi à abattre : la « tyrannie des minorités »
I.3.C. L’inversion de la rhétorique des rapports de pouvoir
I.3.D. Un marronnier médiatique
Conclusion générale
PARTIE II : Le traitement médiatique et l’éditorialisation des discours fustigeant le « politiquement correct » : une controverse en faux-semblant 
II.1. Méthodologie de la recherche sur Europresse et présentation des méthodes d’analyse
II.1.A. La base de données Europresse et les limites de faisabilité
II.1.B. Du bricolage avant toute chose : définition des mots-clés, critères de recherche et sélection des titres de presse
II.1.C. Superposition des focales d’analyse en « corpus saturé » : média, date, auteur et genre journalistique
CONCLUSION
II.2. Y a-t-il un parti-pris médiatique dans la « mise en controverse » des discours sur le « politiquement correct » et la « liberté d’expression » ?
II.2.A. La répartition du traitement médiatique par titre de presse
II.2.B. Le rubriquage comme positionnement éditorial
II.2.C. Des médias qui s’engagent contre la « bien-pensance »
CONCLUSION
II.3. Peut-on parler de « controverse » sur la « liberté d’expression » ? Une polémique camouflée en controverse
II.3.A. L’analyse du traitement médiatique en « controverse » : le cas de Charlie Hebdo
II.3.B. Une chronologie rythmée d’affaires médiatiques : quand la « liberté d’expression » devient polémique
II.3.C. « Libération de la parole » contre « liberté d’expression » : un débat médiatique sur la langue ?
Conclusion générale
PARTIE III : De la défense de la « liberté d’expression » comme fétiche disciplinant 
III.1. La posture médiatique de l’énonciateur du « on peut plus rien dire » : la figure néoréactionnaire
III.1.A. La notion de « posture » en SIC
III.1.B. « On peut plus rien dire » : le « on » de l’éditorialiste
III.1.C. L’éditocrate en médiacratie : « un poisson dans le bain des médias »
III.1.D. L’héroïsme néo-réactionnaire : le briseur de tabous
CONCLUSION
III.2. La « liberté d’expression » en péril : un discours universaliste
III.2.A. Liberté d’expression et « droite décomplexée »
III.2.B. Liberté d’expression et universalisme républicain
III.2.C. Liberté d’expression et universalisme blanc
CONCLUSION
III.3. Penser la « liberté d’expression » comme un dispositif
III.3.A. La sacralisation de la « liberté d’expression » : un « sens commun »
III.3.B. Le fétichisme de la « liberté d’expression » comme stratégie de domination
III.3.C. « La liberté d’expression » : un dispositif de pouvoir
Conclusion générale 
Conclusion et perspectives de recherche
Bibliographie 
Table des annexes
ANNEXES 

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