Dépôt de films d’oxyde de silicium par vaporisation sous vide

Un verre de lunettes est un matériau composite complexe [1]. Il est constitué d’un substrat de quelques millimètres d’épaisseur, recouvert de plusieurs revêtements, dont notamment des couches anti-chocs et anti-rayures de quelques micromètres d’épaisseur, d’un traitement antireflet d’environ 200 nm et d’une protection anti-salissures de quelques angströms .

Aujourd’hui, la plupart des substrats sont produits à partir de matériaux organiques, qui ont l’avantage d’être légers et de bien résister aux chocs. Le substrat est fabriqué en injectant dans un moule un liquide qui est ensuite durci. Par exemple, on peut utiliser des résines thermodurcissantes, qui sont un mélange de monomères dont la polymérisation est activée par irradiation de rayons ultraviolets. On peut aussi utiliser une résine thermoplastique, le liquide est un polymère chauffé, qui se solidifie à température ambiante. Le solide obtenu est ensuite usiné, poli et éventuellement coloré. Son indice de réfraction et sa forme vont assurer la fonction de correction optique. Un autre constituant participe à la correction optique : le traitement antireflet. Il est composé en moyenne de 4 couches minérales, déposées par évaporation sous vide. Son rôle est de réduire les réflexions et d’augmenter la transmission de la lumière. Pour assurer cette fonction, les couches doivent former un système interférentiel : il faut donc déposer en alternance des films de haut et de faible indice de réfraction. On utilise typiquement des alternances de zircone (nZrO2=2.2) et de silice (nSiO2=1.5). Il est possible d’atteindre ainsi des coefficients de transmission de 98%, contre 90% sans traitement.

Ces deux composants, le substrat et le traitement antireflet, ne suffisent pas pour avoir un verre ophtalmique fonctionnel. En effet, pendant toute sa durée de vie, un verre est soumis à de nombreuses sollicitations qui peuvent altérer ses propriétés optiques ou l’endommager. Parmi les aggressions, l’abrasion par frottement de particules fines de poussière et les chocs avec des objets pointus sont particulièrement critiques. Comme le verre est recouvert du traitement antireflet, qui est dur, il ne craint pas trop l’abrasion par les particules fines. Par contre, les agressions causées par des chocs, par exemple, peuvent facilement l’endommager. En effet, la réponse du verre à de telles sollicitations est pilotée par l’élément le plus volumique, en l’occurence par le substrat organique ; comme ce dernier est mou, il va imposer une grande déformation au traitement antireflet, qui lui est rigide et cassant et donc risque d’être endommagé. La solution utilisée pour remédier à ce problème est de déposer entre le substrat et le traitement antireflet des couches aux propriétés mécaniques intermédiaires : les couches antichoc et anti-rayures. Le traitement anti-rayures, par exemple, est un vernis nano-composite de particules minérales nanométriques dans une matrice organique. Il est déposé par trempage ou centrifugation.

Une autre source de dégradation des propriétés optiques est la sallissure. En effet, la surface du traitement antireflet est hydrophile et présente des lacunes dans lesquelles les molécules aqueuses et lipidiques s’accrochent facilement. Si le verre est sali, une partie de la lumière incidente est diffusée, ce qui gêne la vision du porteur. Pour remédier à ce problème, le traitement antireflet est recouvert d’un film de quelques nanomètres, qui va repousser les saletés (graisses,…) et recouvrir les micropores. Ce film peut être déposé par trempage ou par évaporation sous vide. Il est est par exemple composé de chaînes de polysilazanes fluorés. Ces chaînes sont constitués à la fois de radicaux qui adhèrent bien à la dernière couche de silice du traitement antireflet, et d’atomes de fluor, hydrophobes et oléophobes.

On voit bien qu’un verre ophtalmique fonctionnel, résistant et durable ne peut être obtenu que par la combinaison d’un ensemble de matériaux aux propriétés très différentes, parfois même incompatibles. Pour parvenir à agencer tous ces composants de manière optimale, il est indispensable de maîtriser chacune des étapes de la fabrication du verre.

Parmi ces étapes, le dépôt des matières minérales du traitement antireflet est particulièrement complexe. Le principe est de faire croître une phase solide par condensation d’atomes ou de molécules issus d’une phase vapeur (c’est le seul procédé adapté ici parce que les énergies de cohésion des minéraux sont bien plus élevées que celles des autres constituants du verre de lunette). Ce procédé est très différent de la solidification d’un liquide par refroidissement, et la structure finale du matériau obtenu n’a rien à voir avec celle résultant par exemple d’une trempe. C’est d’autant plus vrai que les films minéraux du traitement antireflet doivent être déposés à température ambiante pour ne pas endommager les composés organiques du substrat, de sorte qu’ils croissent dans un état hors d’équilibre.

Une première conséquence est qu’il est impossible de se référer à une description appuyée uniquement sur la thermodynamique d’équilibre, par exemple à des diagrammes de phase, pour prévoir des propriétés aussi simples que la composition chimique ou la masse volumique des films. Une deuxième conséquence est que les solides obtenus présentent des structures complexes, avec des hétérogénéités qui sont absentes dans les solides obtenus par trempe. Ainsi, les films de l’antireflet sont amorphes et ont une structure souvent localement hétérogène, avec notamment des nanopores. Ils sont le siège de contraintes résiduelles de grandes intensités, qui continuent parfois d’évoluer après le dépôt. Cette difficulté explique que de très nombreux travaux aient été réalisés pour caractériser les films déposés sous vide : des mesures de porosité à l’échelle nanométrique, de densité, de contraintes résiduelles, de conductivité thermique,… Cependant, il est souvent difficile de comparer les films produits dans différentes expériences, tant les paramètres susceptibles d’affecter leur croissance sont nombreux. Outre la technique de dépôt utilisée, citons la composition du matériau déposé, le substrat sur lequel le dépôt est réalisé, sa température, la composition et la pression du gaz dans l’enceinte de dépôt. De plus, des aspects aussi pratiques que la taille de l’enceinte ou la forme du contenant dans lequel se trouve le matériau à déposer peuvent avoir une importance considérable et sont rarement précisés dans les travaux sur ce sujet. En conséquence, notre compréhension théorique du procédé reste trop limitée pour aider efficacement la fabrication des films minces. Devant cette complexité, il est crucial de mieux comprendre comment les paramètres du process déterminent les mécanismes à l’œuvre lors de la croissance d’un film.

La mise en œuvre de simulations numériques est connue pour apporter des réponses à ce type de questions, mais les travaux portant sur le dépôt de films minces optiques restent très rares. Le premier objectif de ce travail sera de construire un modèle numérique du dépôt de films par évaporation sous vide de silice. Pour ce faire, on va commencer par passer en revue l’ensemble des procédés de dépôt en phase vapeur, avec comme objectif d’identifier les spécificités du procédé utilisé pour les couches optiques. Ensuite, on analysera les conditions expérimentales de ce procédé afin de proposer un modèle physique des conditions de dépôt au niveau de la surface en train de croître. On s’intéressera tout particulièrement aux méthodes d’évaporation des oxydes de silicium, au gaz résiduel dans l’enceinte de dépôt et aux échelles de temps des processus de condensation, relaxation ou diffusion au niveau d’une surface du film. Dans l’optique de produire des films par simulation numérique, on consacrera un chapitre aux descriptions existantes des interactions entre les atomes de silicium et oxygène. Une fois le modèle physique et les potentiels d’interaction en main, on aura les outils pour mettre en place un protocole numérique de depôt, qu’on testera en produisant des films dans des conditions aussi variées que possible. L’analyse des films produits par simulation numérique mettra en évidence le rôle crucial joué par la méthode d’évaporation du matériau source. Remarquons à cet effet que l’évaporation sous vide elle-même est un processus hors d’équilibre et que les paramètres du modèle physique, notamment la composition des particules évaporées ou leur énergie cinétique, ne peuvent donc pas être déduits d’une théorie d’équilibre. Pour valider les résultats numériques et tester les prédictions émises sur le rôle joué par les conditions d’évaporation, des expériences seront réalisées dans des conditions aussi proches que possible de celles de nos simulations. En plus de mettre très clairement en évidence le rôle clé joué par la méthode d’évaporation, ces expériences permettront d’identifier deux effets du gaz présent dans l’enceinte : il se condense sur le film et peut ainsi l’oxyder pendant la croissance ; il peut aussi ralentir les particules émises du creuset. Pour finir, on montrera comment organiser des résultats expérimentaux dans une représentation permettant de quantifier l’importance des différents effets physiques en jeu dans une expérience de dépôt et de comparer des expériences réalisées dans des conditions différentes.

Table des matières

Introduction
1. Déposition physique en phase vapeur de films de silice
1.1. Bref historique des débuts du dépôt en phase vapeur
1.2. Les dépôts physiques de films minces de silice
1.2.1. Évaporation sous vide
1.2.2. Pulvérisation par bombardement ionique
1.3. Les films d’oxyde de silicium déposés par évaporation sous vide
1.3.1. Évaporation de monoxyde de silicium
1.3.2. Vaporisation de dioxyde de silicium
1.4. Conclusions et questions posées par l’état de l’art
1.4.1. Structure et état de contrainte des films
1.4.2. Cohérence des résultats expérimentaux
1.4.3. Principales questions
2. Description physique du dépôt en vue de la construction d’un modèle numérique
2.1. Modèles numériques
2.1.1. Quelques études de dépôt
2.1.2. Principes de modélisation
2.1.3. Le dépôt de silice
2.2. Composition et énergie des particules incidentes
2.2.1. Particules issues du gaz résiduel
2.2.2. Particules issues de la source
2.3. Échelles de temps
2.3.1. Relaxation structurale
2.3.2. Diffusion en volume
2.3.3. Diffusion en surface
2.3.4. Espèces issues du gaz résiduel
2.3.5. Conclusion sur les échelles de temps
3. Potentiels d’interaction pour les oxydes de silicium
3.1. Potentiels de paires
3.1.1. Potentiel de BKS
3.1.2. Utilisation de rayons de coupure
3.1.3. Notre version de BKS pour SiO2
3.1.4. Potentiel de CHIK
3.1.5. Commentaires sur les potentiels de paires
3.2. Potentiels à plusieurs corps
3.2.1. Potentiel de Stillinger-Weber-Watanabe
3.2.2. Potentiel de Tersoff
3.2.3. Extension du potentiel de Tersoff à la silice
3.2.4. Notre version de Tersoff pour SiO2
3.3. Potentiels à charges variables
3.3.1. Potentiel COMB
3.4. Potentiels utilisés dans cette thèse
Conclusion

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