Des signes apparents de la crise en éducation

Des signes apparents de la crise en éducation

Dans le domaine de l’ éducation, la rupture de la tradition et la disparition de l’autorité ont donné lieu à un enthousiasme quasi aveugle envers les théories modernes de l’éducation.  Ont ainsi été adoptées – dans le système scolaire américain dont discute Arendt, mais aussi par bien des systèmes scolaires occidentaux, y compris ceux du Québec – des mesures pédagogiques catastrophiques et inefficaces qui ont précipité la crise, selon Arendt.

Ces mesures reposent sur trois postulats de l’éducation moderne que la philosophe remet en question dans la seconde partie de son essai « La crise de l’ éducation» : l’ apprentissage fondé sur le savoir-faire ou sur le jeu plutôt que sur le savoir, la priorité de la formation pédagogique des maîtres sur leurs connaissances disciplinaires, l’acceptation d’ un monde des enfants où ceux-ci se gouverneraient eux-mêmes.

« La prise de conscience de l’aspect destructeur de ces idées », de même que la tentative évidemment infructueuse de ramener l’ école à ce qu’elle était autrefois, forment le contexte dans lequel cette crise apparaît à Arendt à la fin des années 1950. C’ est qu’ en fait ces idées, qui ne sont que l’application dans le domaine de l’ éducation d’ une conception de l’ homme moderne, conduisent à se méprendre totalement sur ce qui est l’essence même de l’éducation: la natalité et la responsabilité des adultes à cet égard. Nous nous proposons de jeter un regard sur ces trois postulats de l’éducation moderne avant d’ étudier .

L’apprendre par le faire 

Le premier postulat dont l’ application serait à l’origine de la crise de l’éducation aux ÉtatsUnis est le remplacement de l ‘apprendre par le faire. On ne saurait comprendre, selon un tel postulat, que ce que l’on a fait soi-même.   Comme Arendt s’est attachée à le montrer dans Condition de l ‘homme moderne, ce postulat n’est pas une idée du XXe siècle. il tire son origine de la révolution scientifique moderne qui a entraîné non seulement le doute radical cartésien, mais, plus fondamentalement encore, le rejet de la contemplation dans l’ ordre de la connaissance et sa substitution par lefaire. Si « l’ on ne peut connaître la vérité comme une chose donnée et révélée, l’ homme du moins peut connaître ce qu’ il fait lui-même ». Selon Arendt, c’est ce nouveau concept de vérité qui « pousse depuis plus de trois cents ans les générations l’une après l’ autre dans une cadence toujours accélérée de découvertes et de progrès » . Aussi était-il pratiquement inévitable que ce nouveau concept de vérité fût, tôt ou tard, mis en pratique en éducation.

Arendt affirme que l’éducation moderne est allée encore plus loin dans cette idée jusqu’à délaisser la notion d’ effort pour celle du jeu. L’élève doit apprendre «comme en jouant et sans rompre la continuité de son existence habituelle  » . Bien que le jeu soit « le mode d’expression le plus vivant et la manière la plus appropriée pour l’enfant de se conduire dans le monde   », adopter cette méthode en éducation conduit, selon Arendt, à valoriser la condition infantile de l’ enfant au lieu de le préparer au monde adulte. Sous prétexte de respecter sa nature, cette méthode maintient l’enfant dans une relation artificielle avec le monde et contredit les conditions mêmes de l’éducation, qui consistent à apprendre et à enseigner.

La subversion de l’éducation par la pédagogie 

Le deuxième postulat qu ‘Arendt juge dévastateur pour l’éducation – et qui n’est, au fond, que la suite logique de la première idée – est l’ existence d’ une science de l’enseignement en général. La maîtrise de cette science éducative permettrait de «s’ affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pense-t-on, celui qui est capable d’ enseigner. .. n’ importe quoi.  » Comment ne pas voir dans cette formule pourtant ironique d’Arendt l’orientation qu’allait prendre la formation des maîtres au Québec dans les décennies suivantes?  La pédagogie importe plus que les contenus de savoir.   Avec l’idée moderne selon laquelle la vérité ou la connaissance ne s’ acquiert que par le faire, un pilier de la structure scolaire s’est effondré: la possibilité de la transmission. En conséquence, le savoir, qui est la source d’autorité la plus légitime du professeur, fut discrédité et remplacé par une pléthore de méthodes de gestion de classe et d’ habilités didactiques.

L’autorité du monde de l’enfance 

Le troisième postulat à l’ origine des mesures éducatives qui ont entraîné la crise de l’éducation consiste à croire qu’ il existerait un monde de l’ enfance, un monde où les enfants forment un groupe autonome qui détient l’ autorité. L’éducateur y est laissé de côté, son rôle se réduisant à n’ être qu’ un assistant.  La pédagogie moderne vise à mettre l’ enfant au centre du système afin d’ assurer son bien-être, de le respecter en tant qu’ individu et de lui permettre de cultiver sa « différence ».

Or, souligne Arendt, sous prétexte de libérer l’enfant de l’ autorité de l’ adulte et de l’aider à se créer une identité propre, l’élève se retrouve dirigé par les forces tyranniques du groupe des enfants. Parce que la tyrannie du groupe est plus écrasante que le pouvoir d’un seul individu, le transfert de l’ autorité de l’ adulte vers les enfants et le postulat d’ un monde de l’enfance autonome contribuent à asphyxier la spontanéité et la liberté de l’ enfant.   En permettant l’ instauration d’ un tel monde, les adultes ont détruit les conditions nécessaires à la sécurité et au développement de l’enfant. Un tel manque de protection, loin de permettre à l’enfant d’affirmer son individualité, le conduit plutôt à agir par conformisme ou à dévier dans la délinquance juvénile.  Cette situation laisse à l’ enfant encore moins de chance de se différencier par rapport à la norme, de prendre des initiatives, qu’ une situation où l’éducateur détient l’ autorité.

Bien que l’enfant soit un être vivant à part entière, il est un être humain incomplet, en devenir, et qui a besoin qu ‘on le protège du monde des adultes en même temps qu’ on l’aide à y entrer, en lui inculquant bien sûr des connaissances, mais aussi des codes, des règles, des représentations et des symboles, bref tous les repères qui vont lui permettre plus tard de s’ inscrire dans le monde et, éventuellement, de le transformer en y laissant sa marque. L’enfant affranchi de l’autorité des adultes subit finalement une situation beaucoup plus aliénante qui menace sa possibilité de devenir un adulte libre en le plongeant dans une infantilisation dont il ne peut se sortir sans l’aide des adultes. Le problème n’ est donc évidemment pas de reconnaître les particularités de j’enfance, mais d’y transférer l’autorité.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 LES GRANDES RÉFORMES DU SYSTÈME D’ÉDUCATION
QUÉBÉCOIS
1.1 Introduction
1.2 La réforme Parent (1961-1966)
1.2.1 Laïcisation et démocratisation
1.2.2 Un nouvel humanisme
1.3 Le rapport Parent comme entrée dans la modernité
1.4 Après le rapport Parent
1.5 Les États généraux sur l’éducation 1995-1996
1.6 La réforme des curriculums
1.6.1 Rehausser intellectuellement et culturellement les curriculums
1.6.2 Recentrer l’école sur les savoirs essentiels
1. 7 Vers le renouveau pédagogique
1.7.1 Le virage
1. 7.2 Critiques du renouveau pédagogique
1.8 Conclusion du premier chapitre
CHAPITRE II FERNAND DUMONT ET L’ÉDUCATION
2.1 La théorie de la culture de Fernand Dumont
2.2 La place de l’école dans la théorie dumontienne de la culture
2.3 La crise de la culture québécoise
2.4 Le système scolaire en crise
2.5 L’ école et le dépassement de la crise
2.5.1 Une pédagogie de la pertinence
2.5.2 Retrouver une conscience historique
2.5.3 La société scolaire
2.6 De la culture scolaire à la culture québécoise
CHAPITRE III HANNAH ARENDT ET L’ÉDUCATION
3.1 La crise du monde moderne
3.1.1 La rupture de la tradition
3.1.2 La perte du monde commun
3.1.3 La disparition de l’ autorité
3.2 Des signes apparents de la crise en éducation
3.2.1 L’ apprendre par le faire
3.2.2 La subversion de l’ éducation par la pédagogie
3.2.3 L’autorité du monde de l’enfance
3.3 L’ éducation : faire naître au monde
3.3.1 Natalité
3.3.2 Liberté
3.3.3 Prendre soin du monde: la responsabilité
3.4 Pour l’amour du monde – Conclusion
CONCLUSION

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