Description de la méthodologie de la théorisation enracinée

 Cadre conceptuel

Alors qu’ Internet a envahi le quotidien de la plupart d’ entre nous, il reste que, pour une femme victime de violence conjugale, il peut aussi être un outil d’ exclusion. Parce que le contrôle relationnel affecte habituellement toutes les sphères de la vie de la victime, l’ utilisation d ‘ Internet peut être difficile, voire impossible, en particulier si le but de la démarche est la recherche de soutien ou l’ émancipation de la victime. L’ utilisation d’ lnternet n’est pas anodine. Les personnes reconnaissent amsl l’ importance sociale de ce média. Même si de nombreuses embuches parsèment le parcours des victimes, elles ont considéré le Web comme un espace assez libre pour qu’ elles osent s ‘ exprimer, assez ouvert pour s’ adresser à une multitude de publics et assez accessible pour y parvenir. Ainsi, dans le fait qu’ une victime aille déposer son témoignage sur un site visant à les recueillir se trouve une multitude de concepts pouvant être étudiés. En effet, la personne peut être vue comme l’ émettrice d ‘ un message. En émettant ce message, elle a une intention communicationnelle. Elle vise un but et s’imagine un auditoire. Également, elle fait le choix de s’ adresser à autrui, mais en régulant le niveau de confidentialité qu’ elle souhaite.

Elle choisit consciemment de livrer ce message par un canal qui s ‘avère être un média de communication qui s’ adresse à tous, et elle espère et produit probablement un effet sur autrui ou à tout le moins sur elle-même. Ce média de communication requiert quant à lui l’utilisation d’un dispositif technologique (l ‘ outil physique, la connexion lnternet requise et le site Web choisi). Nous aurions pu nous concentrer sur l’ utilisation du site ou l’ appropriation de l’objet technique que représente Internet. Nous aurions pu évaluer l’ aspect sociotechnique de la communication ou l’intégration sociale des technologies de l’ information et de la communication (TIC). Nous nous sommes plutôt intéressée au vécu, à l’ expérience des personnes qui ont déposé un témoignage. Le contenant nous importait moins, sinon qu’ il nous était livré volontairement et d’une manière que nous nous sommes efforcée d’ analyser. Le contenu des témoignages nous informe sur la violence conjugale de multiples façons, autant dans la qualité de l’ information communiquée, dans la diversité des types d ‘ informations transmises, que dans la façon dont ces informations ont été véhiculées via le site.

Internet peut aussi être vu sous différents angles: un média de communication s’ insérant dans une tradition récente de communication publique, un dispositif technique, un outil de reproductions des inégalités sociales, un idéal de communication et de démocratie (par l’absence de hiérarchisation des données transportées et ses racines autodéterminées), une structure physique de transmission de données électroniques, une arène publique où l’on peut s’exprimer, etc. Nous avons choisi d’ancrer cette recherche en communication sociale pour plusieurs raisons. D’abord, le média utilisé (Internet ou le Web) est souvent problématisé en fonction de sa nature communicationnelle (Charest et Bédard, 2013). Ensuite, notre objet d’étude semble être à l’ intersection de plusieurs disciplines: communication, sociologie (des usages et de la technique) et psychologie. Enfin, le processus à être identifié dans le cadre de cette recherche semble avoir de nombreux liens avec la communication sociale.

Katambwe (2008) définit la communication comme « un processus dans lequel les gens utilisent des actes de langage pour agir les uns sur/contre/pour les autres» et l’ identifie ensuite comme une action nécessairement sociale. Afin de cerner notre objet d’ étude, soit les expériences ou les significations pouvant être dégagées par le biais des discours recueillis sur un site en ligne de témoignages pour les victimes de violence conjugale, nous nous devons de structurer la prochaine partie de ce travail en fonction des différents concepts qui permettront de l’analyser. Certes, les témoignages représentent autant de messages adressés à ceux qui voudront bien les consulter dans le cyberespace, mais le fait de les avoir inscrits sur le site semble porter des significations particulières que nous aimerions aborder. C’est pourquoi nous préciserons brièvement notre pensée sur le dispositif technique, soit Internet, et que nous axerons notre cadre conceptuel sur l’expression de soi en ligne. Comme le site est accessible sur le Web et compte tenu de la mutation rapide de ce média, nous croyons utile d’en retracer les origines.

Internet comme média

Les nouveaux médias, tout comme la communication, sont un concept très récent dont la problématique s’ancre habituellement dans les études de communications de masse (nées dans l’ intervalle de temps entre les deux guerres mondiales). Les premières recherches prêtaient de nombreuses vertus aux médias de masse, dont celle d’ influencer directement la population. Les études de réceptions subséquentes donnèrent plus d’ importance au phénomène du pouvoir des récepteurs. Mais l’ apparition d’un média aussi interactif qu’ Internet a nécessité l’ élaboration de problématiques qui rejetaient ces deux logiques déterministes (Jauréguiberry & Prou lx, 20 Il). Mais peut-être vaudrait-il mieux d’abord définir ce qu’est Internet. Internet est l’ensemble des réseaux informatiques mis à la disposition du public. Cette structure, fonctionnant par transfert de données via différents protocoles, permet ainsi d’accéder à une multitude de réseaux informatiques de par le monde. Son ancêtre, l’ARPANET, fut accessible dès 1980, mais il fallut attendre le développement d’ applications plus accessibles au grand public pour qu’ Internet connaisse un véritable essor (Charest et Bédard, 2013). C’est en 1994 que débute véritablement l’ intégration de cette technologie dans la sphère domestique, par le biais du World Wide Web, qui est l’ une de ses applications. Cette dernière est tellement répandue qu’ elle est fréquemment confondue avec le réseau et donc en général appelée Internet6 (Charest et Bédard, 2013). Utilisé d’abord par le seul truchement d’ ordinateurs, il est désormais accessible (moyennant un abonnement à un service d’accès ou via les réseaux sans fil fournis par différentes organisations, telles qu ‘hôtels, restaurants ou bibl iothèques, par exemple) à partir de téléphones dits intelligents, tablettes électroniques, ordinateurs portatifs, lecteurs numériques, etc.

Par ailleurs, certains chercheurs s’attarderont dès le début des années 90 à Internet et l’assimileront aux technologies de l’ information et de communication ou TIC (Chambat, 1994). Ces technologies de communication que certains auteurs ont qualifiées d’« objets techniques» ont apporté leur lot de questionnements quant à leurs apports, leur influence et leurs différents impacts dans les sociétés modernes (Chambat, 1994; Millerand, 1998; Rueff, 2012). Certains, tel Bardini (1996), croient que l’évolution d’ Internet dans la sphère sociale représente un intérêt scientifique particulier, car « technique et société se redéfinissent et se construisent simultanément» (Bardini, 1996, p. 144). Bien qu’il soit un peu tôt pour en déterminer la portée exacte, la diffusion et l’ utilisation d’Internet sont tout de même importantes dans le domaine sociologique (Proulx, 2004). Cette nouveauté amène son lot de difficultés, car, à l’instar de TurkIe (2011), nous croyons qu’étudier un phénomène relié à Internet équivaut à tenter d’atteindre une cible mouvante. Cette complexité (Flichy, 2001) n’en est toutefois que plus fascinante. En résumé, dix ans après son apparition dans la sphère sociale, le Web a tellement évolué (et les usages afférents par voie de conséquence) que Dougherty et O’Reilly (2004, cités dans Charest et Bédard, 2013), deux spécialistes informatiques, évoquent le terme Web 2.0 afin de cristalliser ces changements dans l’identité même de l’application. Internet, outil d’ouverture, franchit un échelon supplémentaire en permettant désormais le partage, le débat et l’expression d’ une manière inédite pour chaque internaute qui le désire. En effet, la production de contenus est facilitée, les interactions et les rétroactions souhaitées, et c’est dans cet esprit que se développent les réseaux sociaux (Charest et Bédard, 2013).

Le Web 2.0, le Web participatif ou le Web social.

Par ailleurs, au Québec, Millerand, Proulx et Rueff (2010) utilisent plutôt l’appellation « Web social» pour désigner ce nouvel état des choses. Ils énumèrent alors cinq caractéristiques de ce nouveau Web. 1) Dans le Web social, les usagers peuvent créer, transformer et relayer des contenus. 2) Les outils requis sont accessibles et faciles à manipuler, éliminant une barrière à la participation de plusieurs usagers. 3) La collaboration entre usagers est ainsi facilitée. 4) L’ agrégation de plusieurs contributions minimes démontrant la puissance du nombre bouleverse les modèles d’affaires qui sont ainsi appelés à s’adapter. Enfin, 5) le Web social décuple les possibilités d ‘ usages, mais également les façons de les multiplier, de les dévier ou de les transfigurer. C’est, entre autres, cette inventivité de l’usager qui rend l’étude du Web social si intéressante. En particulier, en ce qui concerne notre objet d’étude, nous constatons que le fait de pouvoir s’exprimer facilement, par le biais d’un espace simple d’utilisation, a certainement contribué à éliminer un obstacle possible à cette expression. Cet espace a également contribué à l’émergence d’ une communauté d’intérêts, un concept prédit par Licklider et Taylor (1968), pour désigner ces nouveaux espaces libérés des contraintes géographiques et temporelles.

Or, étant donné que le site a été construit de façon à générer un témoignage aléatoire sur la page d’accueil et qu’aucun commentaire ne peut être fait à propos de celui-ci, il ne représente en rien un groupe de discussion ou un site de réseautage. Le partage se fait en témoignant, mais sans se poursuivre dans une discussion. C’est pourquoi nous nous sommes attardée aux discours plutôt qu’au dispositif. Nous croyons que les personnes témoignant sur le site ont été amenées à le faire parce qu’elles se sentaient liées à la problématique et qu’elles ont souhaité contribuer à une meilleure connaissance du phénomène. Enfin, ajoutons que, si près de 300 personnes ont pris la peine d’inscrire un témoignage sur ce site, il a fallu qu’ elles aient déjà utilisé Internet et qu’elles connaissent assez bien ce dispositif pour y placer une certaine confiance. Nous savons désormais que l’ appropriation sociale d’ une technologie est facilitée par l’ intégration de celle-ci dans les pratiques existantes de l’usager (Mallein et Toussaint, 1994), ce que Pronovost (1994) nommera le continuum de pratiques. Par ailleurs, il est reconnu que l’ appropriation des objets techniques par les femmes s’effectue d’une manière plus lente (Jouët, 2003). Les témoignages peuvent également s’ insérer dans une logique de dévoilement de l’expérience qui s’ incarnera sur la toile afin de rejoindre le plus de victimes (actuelles ou potentielles) possible.

Table des matières

Sommaire
Liste des figures
Liste des tableaux
Liste des abréviations, des sigles et des acronymes
Remerciements
Introduction
Chapitre 1 : Problématique et cadre conceptuel
1.1. Origines de ce projet de recherche
1.2. Élaboration de la problématique
1.3. Problématique
1.3.1 . Pertinence scientifique
1.3.2. Pertinence sociale
1.3.3. Étendue à explorer
1.3.4. Cadre conceptuel
1.4. Objet et objectifs de la recherche
Chapitre II : Méthodologie
2.1. Posture épistémologique
2.2. Justifications du choix méthodologique
2.3. Description de la méthodologie de la théorisation enracinée
2.4. Description du corpus
2.5. Opérationnalisation de la recherche
2.5.1. Étapes de codage
2.5.2. Échantillonnage théorique et le codage sélectif
2.5.3. Catégorisation
2.5.4. Établissement de mémos
2.5.5. Construction théorique
2.5.6. Saturation théorique
2.6. Considérations éthiq ues
Chapitre III : Résultats
3.1. Remaniement des objectifs
3.2. Auditoire
3.2.1. Victime
3.2.2. Population générale
3.2.3. Intervenante/ressource
3.2.4. Agresseur
3.3. Les stratégies
3.3 .1. La description
3.3.2. La qualification
3.3.3. L’ appel à la mobilisation
3.3.4. Positionnement identitaire
3.4. Les conséquences anticipées
3.4.1. Augmenter les connaissances
3.4.2. Prévenir
3.4.3. Soutenir
3.4.4. Se libérer
Chapitre IV : Discussion
4.1. Le processus
4.2. Un cadre théorique renouvelé
4.2.1. Internet en tant qu’ outil d’émancipation
4.2.2. L’ identité en ligne
4.2 .3. Le détournement des usages
4.3. Implications pratiques
4.3.1. L’ utilité des RSN pour sensibiliser (et leurs limites)
4.3.2. Augmenter et adapter la présence en ligne des groupes d’entraide
Conclusion
Références
Annexe 1 – Communiqué de presse de la campagne
Annexe 2 – Exemples de témoignages extraits du site
Annexe 3 – Grille d’analyse final e
Annexe 4 – Différents types de mémos
Annexe 5 – Exemples de modélisations

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