Du paradigme de la dualité au modèle de l’interculturalisme

Kymlicka et les droits des minorités

Je m’appuierai sur la théorie de Will Kymlicka dans La citoyenneté multiculturelle afin de mieux catégoriser les groupes minoritaires et les demandes de droits ({ spécifiques ». L’auteur canadien est l’un des pionniers de la théorie des droits accordés aux groupes minoritaires et sa catégorisation des groupes minoritaires est très pertinente pour notre propos. Kymlicka différencie deux formes de diversités, deux sources du pluralisme: celle issue de l’intégration territoriale des cultures sociétales, que forment les minorités nationales, et celle issue de l’immigration, c’est-à -dire celle que forment les groupes minoritaires religieux ou ethniques. Dans le premier cas, la diversité culturelle ({ [ … ] résulte de l’intégration, dans un État devenu plus vaste, de cultures auparavant autonomes et territorialement délimitées. »7 Ces cultures ainsi englobées dans un État plus large, Kymlicka les nomme ({ minorités nationales ». Les minorités nationales cherchent, tout comme la majorité, à préserver leur manière de vivre, leur culture, leur langue, leur territoire. Kymlicka, dans Mu/tieu/tura/ Odysseys8, fait une distinction entre deux types de « homeland minorities »9.

Il différencie les minorités nationales sub-étatiques, comme le Québec, la Catalogne ou l’Écosse, et les minorités « indigènes », lesquelles représentent les peuples autochtones. Ce sont deux types de minorités nationales (homeland) qui cherchent une certaine autonomie par rapport à l’État dans lequel elles résident. Elles ont souvent été incorporées à l’État multinational par conquête ou par colonisation. Elles n’ont pas voulu être minoritaires. Il ne s’agit pas d’un choix. Un État peut devenir multinational de diverses manières. La plus fréquente est la colonisation ou la conquête, tel est le cas des États-Unis et du Canada. La cohabitation des nations peut aussi être consensuelle, comme la Belgique ou la Suisse. Une chose reste pour tous ces groupes nationaux minoritaires: le refus de l’assimilation et le souhait d’instaurer, ou préserver, une société distincte et parallèle.

La seconde manière d’entrevoir la diversité concerne l’immigration. Les pays comme le Canada, l’Australie et les États-Unis ont été bâtis par les vagues d’immigrants et, encore aujourd’hui, « [ … ] plus de la moitié de l’immigration légale dans le monde converge vers l’un de ces trois pays. » 10 Il y a, dans le fait d’immigrer dans un autre pays, une volonté de s’établir dans un nouveau pays et ainsi s’arracher à sa culture d’origine. Contrairement aux minorités nationales, les minorités polyethniques ne cherchent pas à recréer une société distincte et parallèle à celle de la majorité. Elles cherchent simplement à préserver leurs particularismes identitaires tout en cherchant à s’intégrer pleinement à leur société d’accueil. Par exemple, les individus immigrants au Canada ne parlant ni le français ni l’anglais demanderont très rarement des droits linguistiques auprès des institutions afin d’échanger dans leur langue maternelle. Ils se plieront aux exigences linguistiques de leur société d’accueil afin d’y participer pleinement. Ils peuvent, cependant, exiger des accommodements en ce qui concerne leurs convictions profondes, comme les croyances religieuses, par le biais de droits « spécifiques» aux groupes. Kymlicka fait une distinction entre les droits « spécifiques» qui s’appliquent précisément à la diversité polyethnique et ceux qui s’appliquent à la diversité multinationale.

Il distingue trois types de droits « spécifiques» qui s’appliquent aux différentes formes de diversité. Le droit à l’autodétermination est le premier droit spécifique aux groupes. Il s’agit d’une continuité du Droit des peuples proposé par la Société des Nations. Selon la Charte des Nations unies, toutes les nations ont un droit d’autodétermination. Ce droit « spécifique» est aussi accordé aux minorités nationales. Les minorités nationales ne souhaitent pas renoncer à leur autonomie. Elles souhaitent conserver leur manière de vivre, leur culture et continuer leur histoire. Il ne s’agit pas d’arrangement temporaire et « [ … ] on estime que ces droits sont « inhérents» et, par conséquent, permanents (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les minorités nationales veulent que ces droits figurent dans la Constitution.). »11 Les droits polyethniques sont nés de la remise en cause du modèle de l’Ang/o-conformité. « [L]es groupes issus de l’immigration ont, au cours des trente dernières années12 , réussis à vaincre le modèle de l’Anglo-conformité, qui exigeait d’eux qu’ils abandonnent tous les aspects de leur héritage ethnique pour adopter les normes et coutumes culturelles de la majorité. »13 Au début, le but des droits polyethniques visait la simple reconnaissance du droit à l’expression de la diversité sans craindre les préjugés ou la discrimination. Par la suite, les revendications ont été beaucoup plus étendues et ont porté notamment sur l’insertion socio-économique, la participation à la vie politique et sociale ou encore l’accès égal à l’emploi, pour ne nommer que ceux-ci. Parmi les revendications les plus controversées, on retrouve les demandes concernant le contour des lois et règlements qui font préjudices à leur situation. Les sociétés démocratiques libérales ont répondu à ces demandes en codifiant et en amendant les droits et libertés individuels afin de limiter la discrimination et favoriser l’insertion de ces groupes au sein de la société.

Paradigme de l’Homogénéité

Le paradigme de l’ homogénéité fut l’un des premiers auxquels les sociétés modernes adhérèrent. Ce paradigme peut être associé à un concept unitaire et renvoie fréquemment à la notion de l’État-nation. Selon Gérard Bouchard, il « [ … ] affirme fondamentalement une indifférenciation ethnoculturelle au moins dans la vie publique, et parfois également dans la vie privée. »17. Ce paradigme dénote l’importance des similarités chez les citoyens, et non la promotion de la diversité. Autrement dit, l’important est que, pour participer à la société, il faut se conformer, parfois même dans notre vie privée, aux normes de la majorité. Le Canada d’avant 1960-70 s’est rapproché, sinon même adopté, les grandes lignes directrices d’une telle conception. Le modèle de l’Ang/o-conformité était la norme pour ce qui est de la gestion de la diversité dans ce pays. Dans ce paradigme, la stabilité politique est plus importante que le respect de la diversité. Au Canada du 1ge et début du 20e siècle, « on estimait [ … ] que l’assimilation était un facteur essentiel de stabilité politique, en se fondant sur des arguments entachés d’ethnocentrisme et sur le dénigrement des cultures étrangères. »

Les politiques d’immigration favorisaient les ressortissants des colonies britanniques. Vers la fin du 1ge siècle et jusqu’au milieu du 20e siècle, « the majority of English-speaking Canadians regarded Canada as a  » British » nation and asserted that its culture and society, and its legal and political institutions, could be appreciated only within the context of its lengthy past as a British settlement. » 19 En d’autres mots, il faut être britannique pour comprendre, s’intégrer et participer à la société canadienne. Cela implique, notamment, une marginalisation des immigrants autres que britanniques. Dans les années 1920, en Colombie-Britannique, l’intolérance envers les Asiatiques culmine alors que la ville de Penticton propose un rassemblement intitulé « Keep Penticton White ». Ce rassemblement visait directement les communautés asiatiques et Alexander M Manson, ministre du Travail et procureur général de la province, en 1922, propose l’exclusion des Asiatiques pour ce qui a trait à l’immigration.20 En 1923, le gouvernement fédéral, fortement appuyé par le premier ministre de la Colombie-Britannique, passe le Chinese Immigration Act, limitant officiellement l’entrée des immigrants chinois au Canada. En 1946, le Citizenship Bill est déposé par le secrétaire d’État Paul Martin. « Martin also made clear that the proposed citizenship legislation would still incorporate Canadians’ status as British subjects. »21

Les politiques d’assimilation déployées par le Canada dans ces années, couplées aux différentes politiques restreignant l’immigration asiatique et à la définition du « citoyen canadien », montrent clairement le désir d’une population homogène. « Anglocentrism required migrants to abandon the traditions and cultures of their homelands and instead adopt the values and behaviours of English-speaking Canadians. »22 Les immigrants n’ont d’autres choix, pour participer à la vie sociale et politique canadienne, que de renoncer à leurs particularismes identitaires et culturels et s’assimiler au groupe culturel majoritaire. Le Canada, poussant la logique de l’assimilation encore plus loin, refusait l’entrée à certains groupes ethnoculturels parce qu’ils étaient jugés inassimilables. Dans le paradigme de l’homogénéité, les minorités polyethniques n’ont pas d’autres choix que d’abandonner leur identité et faire face à la marginalisation qui, comme le montre le rassemblement de Penticton, peut aller jusqu’à la discrimination raciale et systémique. La France et les États-Unis sont aussi des exemples de sociétés ayant géré la diversité ethnique dans le paradigme de l’homogénéité. Les Révolutions française et américaine, au 18e siècle, avaient toutes deux au sein de leur idéologie cette idée républicaine d’universalisme civique, où chaque citoyen peut être considéré comme égal aux yeux de la loi.

À l’inverse du modèle de l’Anglo-conformité canadien, où le citoyen doit se conformer aux normes ethnoculturelles, ces sociétés prônent un égalitarisme ancré dans la constitution, indépendant de ces normes ethnoculturelles. Une telle conception a l’avantage de vouloir inclure tous les citoyens et d’endiguer le plus possible les conflits ethnoculturels. Cependant, un État ne peut être entièrement séparé de son héritage culturel, il favorisera toujours une certaine culture plutôt qu’une autre. Inévitablement, le gouvernement devra prioriser une langue plutôt qu’une autre, un calendrier plutôt qu’un autre, ce qui l’amènera, volontairement ou non, à favoriser une conception ethnoculturelle plutôt qu’une autre. L’État qui présente une citoyenneté entièrement coupée de toutes références ethniques propose une utopie. Les groupes polyethniques les plus affectés par la neutralité culturelle de l’État sont les groupes religieux. La neutralité culturelle de l’État exige aussi la séparation de l’État et de l’Église. Une neutralité stricte implique une limitation de l’expression du religieux à la sphère privée. Les groupes ethniques issus de l’immigration ont choisi de s’intégrer à une nouvelle culture, ils ne s’attendent donc pas à ce que la société hôte protège leur culture d’origine. Il n’en est pas de même pour les groupes religieux, lesquels voient leurs religions comme une obligation et non un choix. Un manque de protection de la part d’un État laïc, comme la France, peut marginaliser ou défavoriser les membres de ces groupes minoritaires. Par exemple, le fait de ne pas leur octroyer de droits polyethniques pour leurs rituels ou pour le port de signes religieux pourrait avoir comme conséquence qu’ils n’aient pas la même accessibilité à l’emploi. En d’autres mots, sans protections externes contre les choix de la majorité, les nouveaux arrivants peuvent être plus réticents à s’intégrer à leur nouvelle société.

Table des matières

REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – LES PARADIGMES
1.1 Kymlicka et les droits des minorités
1.2. Paradigme de l’Homogénéité
1.3. Paradigme de la Bi- ou Multipolarité
1.4. Paradigme de la Mixité
1.5. Paradigme de la Diversité
1.5.1. Les faits historiques
1.5.2. La notion de citoyenneté
1.5.3. Le multiculturalisme
1.6. Paradigme de la Dualité
1.7. Entre le paradigme et le modèle de gestion de la diversité
Conclusion
CHAPITRE 2 – DU PARADIGME DE LA DUALITÉ AU MODÈLE DE L’INTERCULTURALISME
2.1. Des années 1960 à 1990
2.2 Le Contrat moral
2.2.1 L’impératif d’intégration
2.2.2 La réintroduction de la dimension culturelle dans la démarche gouvernementale: le retour à la culture publique commune
2.3 L’interculturalisme
2.3.1 Le respect des droits et libertés
2.3.2 Le français comme langue commune
2.3.3 La reconnaissance de la dualité
2.3.4 L’intégration
2.3.5 Rapprochements et interactions
2.3.6 Une culture commune
2.3.7 La culture nationale
2.4 Le concept de Laïcité
2.4.1 La laïcité républicaine
2.4.2 La laïcité inclusive
Conclusion
CHAPITRE 3 – LES CRITIQUES ADRESSÉES À L’INTERCULTURALISME
3.1. Interculturalisme et Républicanisme
3.2. Multiculturalisme et Interculturalisme
3.2.1. La réalité sociologique du Québec
3.2.2. Les politiques linguistiques
3.3. Critique de l’interculturalisme
3.3.1. Critiques d’ordre civique ou juridique
3.3.2. Critiques d’ordre culturel
3.3.3. Conclusion des critiques prises en compte par Bouchard
3.4. Examen de certaines critiques non prises en compte par Bouchard
3.4.1. L’approche instrumenta liste
3.4.2. L’approche humaniste
3.4.3. L’approche étatique
3.4.4. Le projet politico-identitaire
Conclusion
CONCLUSION

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