Explorations sonores enquêtes de perception

 Explorations sonores enquêtes de perception

Objectifs et méthodologie d’enquête

Objectifs premiers des enquêtes sur la perception de séquences sonores

Les premières enquêtes menées dans le cadre de cette thèse étaient conçues en vue de répondre à plusieurs objectifs. Tout d’abord, elles tiennent pour ouverture des problématiques liées à la perception sonore. Faisant écho à ce qui a été décrit dans le chapitre précédent, leur vocation était tant de susciter et observer des verbalisations liées à la perception relative à des sujets percevants vis-à-vis de séquences sonores construites, que de servir la construction méthodologique et théorique d’une approche sémiotique de l’émergence du sens sonore, en vue de servir la problématique mémorielle. Elles ont été conçues dans le cadre de réflexion donné alors que les recherches étaient tout juste amorcées, c’est-à-dire à la fin de l’année 2015. C’est pourquoi certains choix n’ont plus la même pertinence après avoir considéré les projections temporelles à envisager pour la conception d’une mémoire durable. Rappelons à ce titre que la posture originale en fin d’année 2015 était celle d’une projection au long terme, faisant du marquage sonore une signalétique devant anticiper l’hypothèse de l’oubli et donc la disparition d’un code. Le sens d’une signalétique sonore devait donc avoir, dans l’idéal, une vocation universelle et atemporelle. Fondamentalement, l’objectif du projet de constitution d’une signalétique était de fabriquer des sons qui suscitent l’attention et font signe. Dans cette optique, nous souhaitions questionner la capacité informative du son : pouvait-il porter une information spécifique tout en étant détouré du contexte de perception globale dans lequel il sera très probablement immergé à terme ? Les objectifs principaux de ces enquêtes sont les suivants : – Savoir s’il peut exister, par-delà les variations d’âge, de catégorie socioprofessionnelle, d’expérience personnelle, et même de culture, une « assurance minimale d’intersubjectivité », en d’autres termes, un son peut-il avoir des effets communs sur des individus tout à fait différents ? Existe-t-il une expérience sensorielle commune ? Le son peut-il porter une signification partagée par des cultures, sociétés et individus variés ? – Savoir si le son est capable de porter une information spécifique. – Permettre de comprendre comment le son est décrit à travers la langue. Cela nous permettra d’identifier les catégorisations de sens (valeurs, oppositions sémantiques) qui sont aux fondements de l’émergence de la signification. Ces tests n’avaient pour but d’identifier des rapports de corrélation entre une morphologie ou une caractéristique sonore précise (attaque, déploiement, intensité, hauteur, etc.) et son ressenti ou sa « signification » directe. L’objectif est ici de recueillir les premiers éléments qui nous permettent de comprendre comment le son est appréhendé par l’homme – et ce en connaissance des limites de notre enquête, réalisée (i) sur des publics français, et (2) par des personnes ayant connaissance du projet et de l’application visée du son par l’Andra. Cela passe donc par des questions portant sur des jugements, orientés selon des oppositions Explorations sonores enquêtes de perception Paul Bloyer | Thèse de doctorat | Université de Limoges | 2021 258 Licence CC BY-NC-ND 3.0 sémantiques – des catégories de signification fondamentales – articulées autour d’une perception phorique ou affective et d’effets de nature sensorielle. Ces jugements sont mis en relation avec d’éventuels effets psychomoteurs (si la personne interrogée sursaute ou au contraire bat la mesure, danse ou bien serre les dents), ainsi que toutes les verbalisations qui décrivent le son perçu, en l’associant à un objet ou une situation, en décrivant les effets qu’il produit sur l’individu. Pour mener ces enquêtes, nous avons choisi un questionnaire constitué de questions fermées et de questions ouvertes. Le questionnaire qui a été élaboré a pour but de recueillir des réponses proprioceptives, c’est-à-dire essentiellement liées à la perception d’un individu au travers des sensations de son propre corps, de ses mouvements et réactions, qui une fois cumulées et analysées vont donner les bases d’une efficacité intéroceptive. Sémiotiquement, l’intéroceptivité regroupe « l’ensemble des catégories sémiques* qui articulent l’univers sémantique considéré comme coextensif à une culture ou à une personne » 603. En d’autres termes les catégories intéroceptives sont considérées comme des catégories de sens (i) abstraites, et (ii) génératrices d’une organisation du sens de telle sorte qu’elle dépasse la seule dimension subjective et individuelle. Courtés et Greimas ont montré que le champ sémantique recouvert par la notion d’intéroceptivité constitue « le lieu où se situe la problématique des universaux du langage » 604. C’est pourquoi le questionnaire est globalement destiné à mesurer des représentations qui nous renseigneront sur des lieux de perception et d’intériorités communes, autrement dit sur une « garantie minimale d’intersubjectivité » 605. Nous faisons là référence aux propos de Gérard Chandès qui explique que « Tout signe, message ou discours sonore doit satisfaire des conditions minimales d’intersubjectivité » 606, c’est ce que nous cherchons à observer, et si possible, identifier le moment pertinent pour cette intersubjectivité dans le déploiement du sens. Un champ assez vaste, donc, mais que l’on peut préciser en présentant la méthodologie de constitution des questionnaires. À la différence d’une situation prévisible in situ d’utilisation de la signalétique sonore, où des objets, textes, images, contribueront à la compréhension des signaux sonores en interaction avec elle, l’étude à laquelle nous procédons se déroule en situation rigoureusement acousmatique : c’est-à-dire hors contexte, le son étant détouré de son environnement de destination – il faut noter cependant que le public avait connaissance de la destination de ces séquences sonores. Ce choix a été explicité au chapitre I de la présente partie. Pour résumer, l’auditeur en situation d’écoute acousmatique ne peut pas voir la source du son : le référent est exclu de la perception afin que l’attention soit portée sur le son. Cette situation d’écoute a l’avantage de favoriser une perception de l’objet sonore en tant que phénomène, et donc une perception focalisée sur les qualités internes du son. Nous avons choisi la situation d’écoute acousmatique parce que nous cherchons à questionner la capacité informative du son, qui plus est selon une gradation informative donnée (informer, avertir, interdire). Le son est ainsi détaché d’un contexte de perception en vue de tester sa capacité à faire sens dans sa seule composante morphologique.L’enquête que nous avons menée est avant tout qualitative, bien qu’elle fonde ses analyses sur des données chiffrées. Ses méthodes et objectifs diffèrent donc d’une enquête quantitative à finalité strictement statistique. Aubin-Augeri, Mercier et Baumann nous disent que « L’approche quantitative vérifie une hypothèse ou décrit à partir d’un décompte réducteur basé sur un modèle classificatoire ex ante. L’approche qualitative recherche une hypothèse ou cherche à décrire en construisant, au fil de la recherche, un modèle classificatoire ex post »

607.Compte tenu du caractère radicalement nouveau de la question posée, et puisque nous ne disposons pas de modèle ex ante, c’est l’approche qualitative qui nous a paru l’axe de travail le plus pertinent. Par-delà ce statut spécifique, la nature qualitative tend à s’ajuster à l’observation du système de signification partagé par les individus sondés et utilisés pour décrire ou nommer les « images mentales », les concepts et les sensations liés à l’écoute d’un son, ou d’une scène sonore. Or la problématique du son est précisément que « Le sens n’est pas donné, il est caché »

  1. Nous devons alors chercher le moyen de faire émerger (i) le sens qui se dégage lors de l’écoute d’un son (et s’il existe un consensus), (ii) comment le sens émerge à l’écoute d’un son, comment le son fait sens. C’est pourquoi le questionnaire s’ouvre à des propos qui apparaissent hétérogènes – nous développerons ce point plus loin. Nous avons fait le choix, pour ces premiers tests, de nous focaliser sur les perceptions, émotions et sensations. Nous nous situons alors typiquement dans le cadre d’études sensorielles. Néanmoins il est nécessaire de trouver un lien entre la dimension sensorielle de la perception et l’étude linguistique des verbalisations convoquées.Nous exposerons dans un premier temps les choix de conception pour les séquences sonores ainsi que les conditions d’expérimentation avant d’observer les choix de conception du questionnaire. Nous observerons ensuite les résultats, lesquels seront suivis d’un commentaire critique sur la méthode de sondage. Enfin, ces résultats seront discutés notamment à travers un développement des orientation théoriques que nous préconisons pour les recherches sur le son.

Protocole expérimental

Conception des séquences sonores

Les séquences sonores, au nombre de six, ont été commandées à l’agence Life Design Sonore. Elles peuvent être écoutée via le lien suivant : https://soundcloud.com/paulbloyer/sets/sequences-sonores_2015/s-tM6omepNI6GLa commande a été résumée dans un article présentant les conclusions principales de l’analyse :

« Ces séquences sonores ont été réalisées selon l’idée 1. qu’elles doivent être dotés d’une intentionnalité, identifiables comme une production humaine volontaire ; 2. qu’elles doivent anticiper la dégradation du site de type creusement. De plus […] ces séquences ne devaient pas être assimilées à une pollution sonore. Elles avaient pour objectif de signaler trois niveaux d’information, selon une gradation dans l’expression de l’urgence (en corrélation avec l’idée d’expression d’un danger potentiel). » 609 Ces trois niveaux d’informations étaient fondés sur les distinctions abordées lorsque nous avons présenté les actes de langage étudiés par Sophie Anquetil et Vivien Lloveria610 : informer, alerter, et interdire. Les séquences étaient donc organisées en deux groupes de 3 séquences disposant chacune d’un degré d’urgence propre. Les morphologies sonores des séquences sont décrites en ces termes par l’agence de design sonore : « On part d’une structure élémentaire, qui va petit à petit s’accélérer, avec l’ajout d’occurrences de percussions pour suggérer l’urgence croissante. Niveau 1 : les percussions sont enchaînées simplement, à 1 seconde d’intervalle environ, soit une vitesse lente. La structure est très élémentaire. On perçoit bien l’intervalle entre deux éléments rythmiques. Niveau 2 : la simple note devient mélodie de quatre notes, très simple et qui se fait plus pressante, avec un effet de pic rythmique sur la première note, qui souligne l’urgence. Les fréquences fondamentales ont été haussées. La construction mélodique se base à la fois sur la répétition, et des intervalles successifs créés par des virgules rythmiques. La cadence est plus rapide que pour le niveau 1, avec une note d’attaque très pulsée et bien distincte. Niveau 3 : la rythmique est très rapide et plus aiguë : cette accélération du rythme signale une urgence avérée. La mélodie s’accélère encore et la superposition de deux sons différents renforce la dynamique rythmique. Il n’y a plus de virgule rythmique, la saturation est quasi-totale et donne l’alerte de niveau maximum. » 

Description morphologique des séquences

 Les spectrogrammes sont consultables en annexe 8. Les couleurs chaudes indiquent une intensité élevée (au maximum, elles prennent une teinte jaune à blanche), et les couleurs froides une intensité faible. Les valeurs visibles en bas sont relative au temps exprimé en millisecondes, celles exposées à droite à la hauteur, exprimée en Hertz. Nous regroupons ici les critères définis en chapitre I de la présente partie. Nous retrouvons alors sous la durée les critères de description du profil du son (de l’enveloppe sonore). La forme est complétée par les critères de mélodie, d’allure, de rythme et de tempo. La matière est constituée des critères de masse, de hauteur, de timbre et de grain. À noter que le timbre n’est pas décrit en détail pour deux raisons : – Il est en partie défini par les fréquences constitutives du son et leur hauteur, ainsi que par son attaque, qui sont décrites respectivement dans les critères de masse et dans le profil du son. – Sa perception, bien qu’elle puisse constituer un large consensus, est difficilement descriptible (i) en dehors de toute référence à la source (ce qui est ici impossible, car  il n’existe pas de référent à proprement parler puisque les sons ont été générés numériquement), et (ii) de manière objective.

 Séquence 1.1 Son tonal (tonique dans la terminologie de Michel Chion612). – Durée : Son itératif avec une attaque abrupte, un corps moyen et une chute modérée. – Variations d’intensité : nulle. – Masse et hauteur : Son tonal, masses multiples, avec une zone distincte dans les bas médiums (de 500 Hz à 1 500 Hz) se prolongeant dans la durée du corps ; associée à l’attaque seulement à une occupation de fréquences aiguës dans les plages 9 000- 9 500 Hz et 14 000-16 000 Hz. – Mélodie : inexistante. – Timbre : résonnance avec vibration du corps, et grain lisse. – Allure : léger tremolo (variation d’intensité) rapide, d’origine mécanique. – Rythme : une seule note répétée. – Tempo : lent, environ 60 Bpm.

 Séquence 1.2 – Durée : Son itératif avec attaque abrupte, corps moyen et chute modérée. – Variations d’intensité : nulle. – Masse et hauteur : Son tonal, base commune avec le son 1.1, hauteurs décrites dans mélodie. Occupation du spectre à l’attaque plus large (jusqu’ 22 000 Hz). – Mélodie : Sur quatre notes en « vagues » (ascendante puis descendante), les notes étant fondées sur des harmoniques de la tonique (par conséquent, peu de surprise tonale au niveau de la perception). Les notes concernées ont une chute très rapide. – Timbre : idem. – Allure : Très léger tremolo. – Rythme : Quadruplé, régulier (quatre demi-croches). – Tempo : 60 Bpm – ressenti 115 du fait du groupe de quatre notes. 

Séquence 1.3 – Durée : Itératif, attaques multiples abruptes, corps maintenu par l’itération, pas de chute hormis pour les fréquences les plus aiguës. – Variations d’intensité : nulle. – Masse et hauteur : Son tonal, base commune avec 1.1 et 1.2. Occupation large du spectre, ajout de notes plus riches en fréquences. – Mélodie : Quatre premières notes descendances sur les harmoniques. – Timbre : Résonance, avec un grain qui apparaît du fait des notes rapides (hachure). – Allure : Très léger tremolo. – Rythme : Doublé (huit notes réparties sur une « mesure ») – Tempo : Idem. 

Séquence 2.1 – Durée : Son itératif avec attaque abrupte, corps moyen et chute modérée à rapide – Variations d’intensité : le son est composé d’une itération, répétée à la manière d’un écho (ou delay), dont l’intensité fait baisser le signal au fil des répétitions (quatre très audibles). – Masse et hauteur : Occupation des zones fréquentielles restreinte et délimitée. Le son peut être considéré comme un accord, avec quatre zones distinctes dont les fréquences fondamentales se situent respectivement dans les 650 Hz, 1 750 Hz, 3 250 Hz , et 4 900 Hz. Un pic d’attaque dans les 6 300 Hz qui disparait très rapidement. – Mélodie : Inexistante, seules quelques variations harmoniques viennent briser une matière quasi-identique entre les itérations. – Timbre : Non descriptible objectivement. – Allure : Très léger tremolo (à peine perceptible) – Rythme : Écho régulier. – Tempo : Écho à 115 Bpm ; itération des impulsions de base espacée d’environ 2 secondes. 

Séquence 2.2 – Durée : Impulsions : son itératif avec attaque abrupte, corps bref et chute rapide. Répétitions composées d’une impulsion avec son écho de type « slapback » 613, euxmêmes répétés entre 8 et 10 fois pour disparaitre comme un écho/delay classique. – Variations d’intensité : variations doubles. L’une est relative à la baisse d’intensité de l’écho. L’autre à des variations aléatoires avec des pics non anticipables au sein de l’écho. – Masse et hauteur : deux plages principales sont distinctes : l’une occupée par des notes dans les fréquences basses (700 Hz, 1750 Hz), l’autre par des notes en fréquences hautes (4 500 Hz, 4 800 Hz). – Variation de masse : les harmoniques des notes sont soumises à une variation, faisant que le son oscille entre une ouverture des harmoniques (les aigus sont présents) et une fermeture (les aigus disparaissent). – Mélodie : Deux groupes de notes perceptibles formant un accord : le groupe grave alternant entre un Do et un Si (intervalle d’1/2 ton, soit une seconde mineure), le groupe aigu alternant entre un Sol et un Fa# (seconde mineure également). Le Do et le Sol forment une quinte juste, tout comme le Si et le Fa# . – Timbre : Non descriptible objectivement. Grain lisse. – Allure : Nulle. – Rythme : Régulier (répétition de l’ensemble [impulsion-slapback]), avec un peu moins d’une seconde entre les groupes d’impulsion. – Tempo : 120 Bpm.

Cadre d’enquête et conditions d’écoute

Les enquêtes ont été menées auprès de 249 personnes, et ce en deux temps. La première séquence a été menée à l’occasion des journées portes ouvertes du site de l’Andra à Bure, le 27 septembre 2015, plus exactement dans une réplique de galerie souterraine. Des groupes d’une vingtaine de personne se sont succédés dans la galerie, en tout 86 personnes ont été interrogées. Le deuxième temps de l’enquête a été mené auprès de plusieurs groupes de salariés de l’Andra et de membres des groupes mémoire, sur les différents sites gérés par l’Agence, du 7 au 11 décembre 2015 ; 163 personnes ont été interrogées pour un total de 249. Dans le premier ensemble, un dispositif sonore amplifié moyen de gamme a été utilisé, les sujets étant disposés face à aux enceintes – à une distance variable allant de 1,5 à 6 mètres. Les parois circulaires généraient une légère réverbération. Dans le second ensemble, les systèmes de diffusion du son utilisés étaient ceux disponibles dans les salles de conférence des structures de l’Andra. Les séquences sonores étant diffusées par le plafond de manière homogène, du fait de la répartition des haut-parleurs sur l’ensemble de la salle, avec une réverbération nulle ou quasi-nulle. Les enquêtes consistaient à écouter deux séries comprenant trois séquences sonores chacune, notées 1.1, 1.2, 1.3 ; puis 2.1, 2.2, 2.3. C’est sur la base de cette écoute que les questions ont été formulées. Point important, le sondage visait un public hétérogène (âge, classe sociale, genre, niveau socioculturel, etc..), nécessaire lorsque l’on s’interroge sur une projection temporelle impliquant une incertitude sur le profil des futurs auditeurs. En cela, il sort des canons protocolaires propre aux enquêtes qualitatives ou quantitatives. On ne cherchait pas ici à tirer une représentation précise d’un profil socio-culturel donné, mais à observer s’il était possible de relever une perception partagée malgré les différences de profils, d’âge, de genre, etc. Cette idée de perception partagée malgré l’hétérogénéité des profils individuels fait notamment écho à un ancrage théorique spécifique, que nous développerons ci-bas. 

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