Hémisynthèse des balsacones a, b, c et d’analogues à partir de précurseurs biosourcés

L’humanité tente depuis longtemps de lutter contre les infections avec les moyens dont elle dispose, selon l’époque. À l’ère médiévale (du 5e au 15e siècle), l’hospitalisation d’un soldat était souvent plus dangereuse qu’une bataille au front. Un patient avec des blessures mineures pouvait facilement contracter une infection mortelle due aux conditions d’hygiène médiocres et aux risques élevés de propagation entre les individus. Le nettoyage des instruments chirurgicaux était inexistant, six patients pouvaient occuper un même lit d’hôpital et les traitements favorisaient la propagation des infections virales et bactériennes. C’est seulement au début des années 1900 que l’hygiène fut grandement améliorée. Durant cette époque, la santé publique a effectivement pu jouir de multiples avancements, tels que l’utilisation du savon devenant répandu, la pasteurisation du lait, l’apparition de systèmes de traitement des eaux et des égouts ainsi que le début de la chloration des réserves d’eau potable. Les travaux de Robert Koch sur l’anthrax prouvèrent que les bactéries sont des agents infectieux spécifiques. Le concept d’aseptisation chirurgicale, introduit par Joseph Lister, fait chuter le taux de mortalité post amputation de 45 à 15 %. Le nettoyage des hôpitaux, de même que le lavage des mains et des nouveaux patients deviennent des pratiques courantes. Malgré ces nombreux avancements, le taux de mortalité des patients ayant contracté une pneumonie, la tuberculose ou une infection des plaies, reste relativement élevé (Smith et al. 2012; Wright 2019).

En 1928, Alexandre Fleming découvre le potentiel antibactérien d’une souche rare de moisissure de Penicillium notatum; ultérieurement le principe actif fut identifié comme étant la pénicilline. Cette découverte mena à l’ère des antibiotiques au cours des années 40 avec le développement de nombreux antibactériens (Landmarks 1999). Malheureusement, certaines souches de bactéries ont développé des mécanismes de résistance au cours des années d’utilisation d’antibiotiques classiques. Ces mécanismes variés sont, par exemple, la destruction de la partie active des antibiotiques β-lactame par l’action de β-lactamases, l’apparition de pompes permettant l’évacuation des médicaments à l’extérieur des bactéries, la formation d’une barrière protectrice extracellulaire par sécrétion, etc. (Aminov 2010). Bien que ces phénomènes de résistance soient un processus naturel, la mauvaise utilisation d’antibiotiques chez l’homme et les animaux accélère leur apparition. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) stipule que le phénomène de résistance antibactérienne augmente de façon alarmante partout à travers le monde. Des maladies infectieuses, précédemment enrayées, refont surface et deviennent de plus en plus difficiles à traiter avec des antibiotiques auparavant efficaces (WHO 2019). Au Canada, depuis 2019, 26 % de toutes les infections sont devenues résistantes aux antibactériens et les projections prévoient une hausse jusqu’à 40 % d’ici 2050. Il s’agit d’une forte augmentation qui pourrait avoir un impact négatif sur la santé publique, la qualité de vie ainsi que sur l’économie (Wright 2019).

L’une de ces bactéries particulièrement résistantes est le Staphylococcus aureus. Cette bactérie peut causer des infections de la peau, des tissus mous et des voies respiratoires pouvant mener à un choc septique ou même à la mort (Nichol et al. 2011). En effet, S. aureus était à l’origine de nombreux décès avant l’avènement des antibiotiques avec un taux de mortalité des patients infectés de l’ordre de 80 % (Sheagren 1984). La commercialisation de la pénicilline enraya le problème pour une courte durée. Cependant, dès 1942 les premières souches résistantes à la pénicilline ont été identifiées comme produisant la pénicillinase (enzyme nommée la β lactamase). Pour lutter contre ces nouvelles souches, une pénicilline semi synthétique résistante aux pénicillinases fut mise au point en 1960, la méticilline. Mais dès 1961, des souches de SARMs firent leur apparition. Ces souches se sont dotées d’une protéine de liaison aux β-lactamines, la PLP2a (protéine de liaison à la pénicilline) qui inhibe tous les antibiotiques à noyaux β-lactames disponibles en 2010. Les infections de SARMs doivent être traitées avec des antibiotiques moins efficaces, entre autres la vancomycine (Tattevin 2011), ce qui provoque un temps d’hospitalisation plus long, de même qu’une augmentation du coût des traitements et du taux de mortalité par rapport aux souches non résistantes de S. aureus (Cosgrove et al. 2005).

De nouvelles classes d’antibiotiques doivent être découvertes afin de lutter efficacement contre la menace grandissante des bactéries multirésistantes. Plusieurs plantes et animaux sont actuellement à l’étude pour tenter de trouver des antibactériens qui pourraient offrir de nouveaux mécanismes d’action, induisant l’apparition de souches résistantes à une vitesse inférieure à celle des antibiotiques actuellement disponibles (Coates et al. 2011).

L’une des plantes récemment étudiées est le peuplier baumier (Populus balsamifera L., figure 1), qui est un grand arbre feuillu de la famille des salicacées et qui peut atteindre 35 m de hauteur (Marie-Victorin et al. 2002). Il s’agit d’un arbre indigène de l’Amérique du Nord à croissance rapide, préférant les sols humides et possédant une excellente tolérance au froid. Considéré comme étant le feuillu le plus nordique, sa longévité moyenne est de 70 ans et il peut tolérer le sel et la pollution (Pépinière Aux Arbres Fruitiers, 2019). Ses feuilles vert foncé sont largement ovées, sa floraison est printanière et ses bourgeons sont volumineux, glabres et résineux. La résine de ses bourgeons dégage une odeur aromatique (Marie-Victorin et al. 2002). Son bois mou est utilisé pour la fabrication de matériaux de construction et par l’industrie forestière. Ses bourgeons étaient utilisés par plusieurs tribus amérindiennes pour traiter différentes maladies de la peau ou pour soigner les coupures, les plaies et les ecchymoses (Moerman 2009; Uprety et al. 2012). La présence de divers flavonoïdes dans la composition de propolis, échantillonnées aux quatre coins du globe, suggère l’utilisation des bourgeons de peuplier pour la fabrication de la propolis (Vardar-Ünlü et al. 2008; Salatino et al. 2011). La propolis est un sous-produit des abeilles utilisé pour assainir la ruche et lutter contre les envahisseurs (Salatino et al. 2011). Ces différentes utilisations par les peuples autochtones ainsi que par les abeilles ont suggéré la présence de composés antibactériens dans les bourgeons de peuplier (Moerman 2009; Uprety et al. 2012).

C’est à la suite de ces constats que les chercheurs du Laboratoire d’analyse et de séparation des essences végétales (LASEVE) se sont intéressé à l’identification des métabolites secondaires responsables du potentiel antibactérien des bourgeons de Populus balsamifera L. Le LASEVE s’est donné comme mission la découverte des principes actifs à l’origine de l’usage thérapeutique traditionnel des plantes boréales. En 2013, les travaux du laboratoire ont permis l’identification de trois nouveaux dérivés dihydrochalcones (DHCs), principaux responsables de l’activité antibactérienne des bourgeons de peuplier baumier. Ces composés, nommés balsacones (figure 2) A (1), B (2) et C (3), ont montré une forte activité contre le Staphylococcus aureus avec des concentrations minimales inhibitrices (CMI) variant de 3,1 à 6,3 μM (Lavoie et al. 2013). La poursuite de ces travaux a permis au LASEVE de découvrir 19 autres dérivés DHCs, présents en plus faibles quantités dans les bourgeons, mais dont près de la moitié ont montré des activités contre le S. aureus et/ou différentes souches de SARMs (Simard 2013; Simard et al. 2016).

Il y a plus de 50 ans, (Eyton et al. 1965) avaient proposé une voie de biosynthèse pour la formation des néoflavonoïdes. Cette voie passait notamment par l’alkylation d’unités phénoliques, par des pyrophosphates cinnamiques (ou leurs équivalents biologiques), au lieu de l’acylation impliquant la cinnamoyl co-enzyme A, suggérée précédemment (Harborne 1964; Eyton et al. 1965). Vingt-cinq ans plus tard, (Conserva et al. 1990) proposaient la cinnamylation directe de DHCs par des alcools allyliques pour expliquer la biosynthèse de la balsacone B (2) ainsi que plusieurs flavonoïdes présents dans différentes parties de Iryanthera laevis Markgr. Conserva et ses collaborateurs (Conserva et al. 1990) avaient soupçonné l’existence de la balsacone B (2) sans avoir été en mesure de l’isoler. Suivant la découverte des balsacones A (1), B (2) et C (3) présentes dans les bourgeons de P. balsamifera, (Lavoie et al. 2013) proposent également la cinnamylation des DHCs comme voie biosynthétique possible de ces composés (Conserva et al. 1990; Lavoie et al. 2013).

Les alcools allyliques aromatiques sont des métabolites secondaires possédant une fonction alcool située sur le carbone voisin (dénommé carbone allylique) d’une double liaison C=C (Gunawardena 2019); celle-ci est conjuguée avec le cycle aromatique. Les alcools allyliques aromatiques ou dérivés cinnamiques , également appelés monolignols, sont principalement utilisés par les plantes pour la fabrication des lignines par polymérisation (Boerjan et al. 2003). Ces polymères sont utilisés pour solidifier les parois cellulaires végétales et pour les rendre imperméables; elles protègent les polysaccharides des parois contre la dégradation microbienne et procure une résistance à la pourriture. Leur biosynthèse est également stimulée par des stress biotiques et abiotiques (Vanholme et al. 2010). Les alcools cinnamylique (9), p-coumarylique (10), coniférylique (11), synapylique (12) et p-méthoxycinnamylique (13) sont rarement présents à l’état d’alcools libres dans les plantes, malgré que (10) à (12) sont des monomères des lignines. On retrouve plutôt leurs acides correspondants, soit les acides : cinnamique (4) (Hoskins 1984); p coumarique (5) (Pei et al. 2016); férulique (6) (Silva et Batista 2017) sinapique (7) (Chen 2016) et plus rarement p-méthoxycinnamique (8) (Hidalgo et al. 2015). Ces acides sont présents dans différents fruits, légumes et céréales (Hoskins 1984; Chen 2016; Pei et al. 2016; Silva et Batista 2017). Plusieurs de ces acides ont des activités thérapeutiques variées telles que antioxydantes, anti-inflammatoires, antimutagènes, anti-ulcères et anticancéreuses (Chen 2016; Pei et al. 2016; Silva et Batista 2017).

Table des matières

CHAPITRE 1 – INTRODUCTION
1.1 PROBLÉMATIQUE
1.2 OBJECTIFS
CHAPITRE 2 – REVUE DE LITTÉRATURE
2.1 RÉTROSYNTHÈSE EXPLICATIVE
2.2 LES ACIDES ET ALCOOLS ALLYLIQUES
2.2.1. Considérations générales
2.2.2. La biosynthèse des alcools allyliques
2.2.3. Stratégie de synthèse des alcools allyliques
2.3 LES DIHYDROCHALCONES
2.3.1. Considérations générales
2.3.2. La biosynthèse des DHCs
2.3.3. La synthèse totale des DHCs
2.3.4. Les DHCs de la forêt boréale
2.4 LES ALKYLATIONS DE FRIEDEL-CRAFTS
2.4.1. Considérations générales
2.4.2. Stratégie de synthèse des balsacones et leurs analogues par alkylation de
Friedel-Crafts
CHAPITRE 3 – ARTICLE SCIENTIFIQUE
3.1 RÉSUMÉ DE L’ARTICLE
3.2 ARTICLE – EXPLORING THE BIOMASS-DERIVED CHEMICAL SPACE
EMERGING FROM NATURAL DIHYDROCHALCONES THROUGH THE
SINGLE-STEP HEMISYNTHESIS OF ANTIBACTERIAL BALSACONES
CHAPITRE 4 – PARTIE EXPÉRIMENTALE
4.1 GÉNÉRAL
4.1.1. Matériel végétal
4.2 EXTRACTION ET ISOLATION DES DHCS
4.3 EXTRACTION ET ISOLATION DE L’ASÉBOTINE (34)
4.4 HYDROLYSE DE L’ASÉBOTINE (34)
4.5 SYNTHÈSE DES ALCOOLS ALLYLIQUES DÉRIVÉS CINNAMIQUES
4.6 SYNTHÈSE DES BALSACONES ET ANALOGUES
4.7 TESTS ANTIBIOTIQUES
CHAPITRE 5 – CONCLUSION

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