Le transfert horizontal, la clé de l’évolution bactérienne
Le transfert horizontal correspond à l’acquisition d’information génétique provenant d’un organisme pouvant être éloigné phylogénétiquement, sans en être le descendant direct, par opposition au transfert vertical qui correspond à l’héritage de l’ensemble de l’information génétique de la cellule mère. Chez les bactéries, ce phénomène constitue un mécanisme rapide d’évolution et d’innovation génomique permettant d’acquérir des fonctions adaptatives et peut être impliqué dans la spéciation [71, 90, 100, 148, 215, 408]. La dissémination des gènes de résistance parmi la population bactérienne est l’exemple le plus connu d’acquisition rapide d’ADN exogène par les bactéries [417]. Les bactéries ont également la capacité d’acquérir par transfert horizontal des fonctions leur permettant de métaboliser de nouveaux nutriments, de dégrader des polluants ou encore d’acquérir de nouveaux facteurs de virulence (Tableau 1) [137]. Il a été montré que 18% du génome de E. coli avait été ainsi acquis par transfert horizontal durant les 100 derniers millions d’années, permettant à cette espèce de coloniser de nouvelles niches écologiques [228].
Un concept plus large voudrait que le transfert horizontal offre aux bactéries une capacité illimitée à s’adapter aux modifications de leur environnement et d’en changer [98, 290]. Le génome bactérien complet ou « pan » génome peut ainsi être décomposé en « core » génome qui contient les informations génétiques vitales pour la fonction cellulaire et en génome « flexible », acquis par transfert horizontal et qui contient des informations génétiques supplémentaires permettant le plus souvent d’augmenter la valeur sélective de l’hôte [98]. Les régions génomiques appartenant au génome flexible peuvent être détectées in silico puisqu’elles présentent des caractéristiques telles qu’un pourcentage en G+C et une utilisation des codons qui divergent de ceux du « core » génome et peuvent être comprises entre des séquences d’ADN répétées [98]. Initialement, le séquençage était une technique coûteuse donc son utilisation était limitée. Le séquençage à haut débit, devenu depuis quelques années beaucoup plus abordable, permet d’accéder à un nombre de séquences de génomes bactériens croissant. Le développement de cette technique a révolutionné la recherche fondamentale et appliquée en ce qui concerne la connaissance des bactéries d’intérêt. Il a permis notamment de promouvoir le développement de mise au point de vaccins. Le séquençage à haut débit a également permis d’améliorer la détection des évènements de transfert horizontal de gènes par le développement de la génomique comparée de souches. En effet, la détection de régions génomiques acquises par transfert horizontal est rendue possible par la comparaison du génome de différentes souches d’une même espèce. Par conséquent, avec les connaissances actuelles en ce qui concerne le transfert horizontal, le séquençage d’une seule souche bactérienne par espèce paraît obsolète pour une interprétation générale des mécanismes étudiés [400].
Acquisition, intégration et maintien de l’ADN exogène
Le processus de spéciation peut commencer uniquement quand l’échange de matériel génétique est interrompu entre des populations d’une même espèce. Le degré d’isolement génétique entre espèces dépend de différents facteurs comme leur microenvironnement et l’utilisation des codons. Ces facteurs sont autant de barrières à l’acquisition de matériel génétique exogène chez les bactéries [403]. La cause majeure de la limitation des échanges inter-espèces reste l’intégration et la conservation de l’information génétique acquise. En effet, le degré de similarité des séquences va influencer l’activité de l’enzyme qui contrôle la fidélité de la recombinaison et par conséquent le taux de transfert [268, 284]. La recombinaison homologue est un mécanisme d’intégration qui nécessite une grande homologie de séquences mais peut s’effectuer entre des séquences d’ADN présentant jusqu’à 25 % de divergences [78]. Afin de franchir cette barrière, beaucoup d’éléments génétiques mobiles s’intègrent par d’autres mécanismes tels que la recombinaison hétérologue, l’intégration site spécifique ou encore par l’intermédiaire de séquences d’insertion répétées conservées. Par ailleurs, les éléments génétiques mobiles sont fréquemment retrouvés au niveau de gènes de ménage conservés chez les bactéries et au niveau de sites qui ont peu ou pas d’influence sur la physiologie de l’hôte. Dans des conditions environnementales où l’ADN subit des dommages et/ou la réplication est perturbée, le système SOS est induit ce qui augmente la capacité de réparation de l’ADN tout en induisant des variations génétiques [268, 284].
Le substrat pour l’activation de RecA et du système SOS est l’ADN simple brin. Ces systèmes sont ainsi induit lors des transferts d’ADN impliquant un ADN simple brin, ce qui favorise les échanges génétiques [268]. Une fois l’ADN intégré, pour que le transfert soit considéré comme efficace, les gènes acquis doivent pouvoir s’exprimer correctement chez son hôte et ne pas coder de composés néfastes pour celui-ci. En effet, il a été mis en évidence des gènes considérés comme inclonables. Ce phénomène pourrait être lié à une toxicité conférée par les gènes acquis vis à vis de la souche hôte [378]. Récemment, une étude a mis en évidence que l’utilisation différente des codons selon les espèces bactériennes constituait une autre barrière aux évènements de transferts horizontaux. En effet, les échanges de gènes entre organismes sont positivement corrélés avec leurs éventails d’ARN de transfert (ARNt). De plus, les organismes qui évoluent dans les mêmes niches écologiques possèdent un éventail d’ARNt similaire et ceci augmente la probabilité d’échanges génétiques stables [412]. D’autre part, afin de se maintenir après acquisition, les éléments génétiques mobiles ont développé des systèmes d’addiction (systèmes de restriction-modification ou des systèmes impliquant une toxine et une antitoxine) qui entraînent la mort, ou un ralentissement significatif de la croissance de la cellule qui le perd. Un système toxine-antitoxine peut être défini comme un système d’addiction puisqu’il code un système protéique où l’antitoxine instable neutraliserait la toxicité de la toxine stable.
Les systèmes CRISPR : protection contre l’ADN exogène Une infime partie seulement de l’ADN acquis par les bactéries va leur conférer un avantage sélectif tout en n’altérant pas la physiologie cellulaire. Pour cette raison, les bactéries ont développé des mécanismes leur permettant de limiter le transfert horizontal [260]. Les bactéries possèdent ainsi des systèmes de restriction-modification et des systèmes d’exclusion de surface limitant l’entrée d’ADN étranger. Par ailleurs, un système génétique de défense contre l’intégration d’éléments mobiles et l’ADN étranger issu de phages et de plasmides, le système CRISPR-Cas (CRISPR pour Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats et Cas pour CRISPR associated proteins), a été mis en évidence et est présent chez environ 40 % des espèces bactériennes [22, 180, 203, 245]. Ce système fonctionne par l’intermédiaire de petits ARN non codants de manière similaire aux ARN interférants chez les eucaryotes. Initialement décrit comme ayant un rôle dans la réparation de l’ADN, le système de défense CRISPR-Cas a, en plus, la capacité d’incorporer de courtes séquences de matériel génétique étranger nommées espaceurs (« spacers »). Les espaceurs s’intègrent au niveau de loci au sein des CRISPR qui sont composés de séquences répétées palindromiques [180]. La longueur des répétitions peut varier de 21 pb à 48 pb tandis que les espaceurs ont une taille 26 pb à 72 pb [22, 180, 203].
Chez la plupart des organismes possédant ce système, les espaceurs sont transcrits constitutivement à faible niveau et transformés en petits ARN non codants. En collaboration avec les protéines Cas, codées par des gènes qui sont situés à proximité immédiate des loci CRISPR, les ARN non codants peuvent se lier à l’ADN ou à l’ARN étranger et entraîner leur dégradation [180]. Les loci CRISPR constituent ainsi une mémoire génétique qui permet le rejet ou la dégradation de molécules d’ADN [260]. Lorsqu’une infection par un phage se produit, la transcription des CRISPR est induite [22]. Le système CRISPR qui est composé de séquences hypervariables, confère une immunité contre l’ADN viral et plasmidique. Les protéines du complexe Cas sont impliquées dans l’acquisition de nouveaux espaceurs, dans la transformation des transcrits primaires des CRISPR, voire dans la reconnaissance et la dégradation du matériel génétique étranger. Des loci CRISPR sont présents sur toutes les familles des éléments génétiques mobiles décrits. Ceci suggère fortement que les systèmes CRISPR-Cas sont capables de se transférer horizontalement [22, 203]. L’impact de la présence des loci CRISPR sur des éléments mobiles reste mal compris mais ils pourraient leur conférer un avantage face à l’invasion d’autres éléments [203]. Beaucoup de facteurs de virulence et de facteurs apportant un avantage sélectif aux bactéries sont portés par des éléments génétiques mobiles. En conclusion, les CRISPR pourraient limiter la dissémination de tels facteurs au sein des populations bactériennes [260].
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