La causalité dans les sciences de la population : retour sur le principe de l’action humaine

La causalité dans les sciences de la population : retour sur le principe de l’action humaine

La causalité : Les atouts de la synthèse moderne

« Comme un malade qui se sent perdu, elle ne demandait plus de remèdes, qu’elle cherchait encore des explications » — M. Yourcenar (2006/1939), Le Coup de Grâce, p. 52.
Il s’agit de Sophie, amoureuse à mauvais escient d’Éric, ami d’enfance devenu militaire antibolchévique. Cela se finit mal. Mais si on abstrait des éléments logiques de cette phrase (en ignorant l’histoire de ces jeunes gens), on peut entrevoir deux idées très importantes pour la pensée contemporaine sur la causalité dans le domaine des sciences sociales.
Au premier plan il y a la distinction entre deux problèmes : mesurer les effets des causes, et déterminer les causes des effets. Cette distinction se montre nettement pour la première fois dans Holland (1986). Lecoutre (2004, p. 224), à propos de Dawid (2000), la capte bien :
distinguer l’inférence sur les effets des causes, qui consiste à comparer les conséquences attendues de différentes interventions possibles dans un système, et l’inférence sur les causes des effets, où l’on cherche à comprendre la relation causale entre un résultat déjà observé et une intervention antérieure. [C]es deux types d’inférences, qui correspondent à deux types de questions différentes, sont tous deux valides et importants, mais qu’ils nécessitent des analyses différentes, bien que liées : par exemple des résultats d’enquêtes épidémiologiques, qui sont directement pertinents pour les questions relevant des effets des causes, sont souvent utilisés de façon inappropriée pour répondre à des questions sur les causes des effets, sans prêter suffisamment d’attention à la différence entre les deux types de questions.
Comme Sophie, les démographes sont surtout les chercheurs des explications : La fécondité, pourquoi a-t-elle baissé en Afrique (Fall et Ngom 2001) ? Pourquoi le nombre d’avortements n’a-t-il pas baissé en France (Bajos, Moreau, Leridon et Ferrand 2004) ? Est-ce que c’est le système de santé américain qui est la cause de l’espérance de vie relativement basse aux États-Unis (Preston et Ho 2009) ?
Sur le plan philosophique et statistique, les effets des causes font partie du passé au sens qu’ils constituent une analyse rétrospective (Holland 2008, p. 197) dans laquelle il faut supposer que les effets des causes sont les mêmes pour toutes les unités de la population (Lecoutre 2004, p. 225) afin de savoir si une réponse observée peut être attribuée après coup à un traitement spécifique[1] (Dawid 2000, Lecoutre 2004, pp. 230-234) ; et au fur et à mesure que la connaissance s’approfondit, on élabore de plus en plus les variables qui s’enchainent en tant que « les causes réelles » (Holland 1986, p. 959). Par exemple — et par rapport à ce dernier point — la précision biologique, mathématique, et statistique des déterminants proches de la fécondité (Bongaarts 1978, Bongaarts et Potter 1982) est un vrai triomphe de la démographie, mais la capacité de quatre mesures fondamentales (l’âge au mariage [ou d’activité sexuelle], la durée de l’allaitement maternel [en combinaison avec l’abstinence sexuelle postpartum], la pratique de la contraception, et le niveau d’avortement) à expliquer la plus grande part de la variation dans les taux de fécondité ne signifie pas à considérer que ces quatre mesures sont « les réelles causes ». Plus on retourne vers les variables socioéconomiques et psychosociologiques (Leridon 2002, pp. 265-267) et, avant elles, vers les facteurs institutionnels de la fécondité (de Bruijn 2002, p. 418), plus on se rend compte que « les réelles causes » n’existent pas. Tout dépend de la résolution, de l’optique.
Il ne faut pas pousser. Si pour les statisticiens, l’inférence statistique (voire l’inférence statistique causale) se fond sur les « concepts hypothétiques (par exemple celui de population) » (Lecoutre 2004, pp. 194-195 et 204), dans l’optique des démographes il s’agit des populations qui se montrent plus proches de la « réalité », avec l’inférence statistique causale n’étant qu’une partie d’une trousse à outils qui se justifie dans la mesure où l’emploi a des bons rendements. En conséquence, on peut imaginer un haussement d’épaules collectif face aux exigences d’usage qui contreviennent au bon sens. On comprend qu’il y a une différence entre la recherche des facteurs qui expliquent l’augmentation du divorce dans une population (les causes d’un effet) et la question de ce qui va arriver dans la foulée d’un changement législatif qui libéralise l’accès au divorce (l’effet d’une cause) (e.g., Festy 2002, pp. 23-24).
Mais à la différence de Sophie, quand on continue de chercher des remèdes, on tombe forcément sur les effets des causes… « Et si… ? »
En bref, pour l’unité u, il existe deux résultats potentiels :
· Yt(u) est la réponse (valeur ou résultat observé) à la suite d’un traitement t
· Yc(u) est la réponse à la suite d’un autre traitement, e.g, c, une condition de contrôle
et l’on définit Yt(u)-Yc(u) comme l’effet causal du traitement t (par comparaison au témoin c) pour l’unité u. Rubin (2005) aborde l’histoire et explique la nouveauté de cette notation. On a déjà parlé du problème fondamental de la causalité — comment observer tous les deux, Yt(u), Yc(u) — mais pour l’instant il vaut mieux reconnaitre qu’en situant la définition de l’effet au niveau de l’unité, cette définition, d’ailleurs assez simple, a mis en exergue l’hétérogénéité « du » soi-disant effet causal.

[1] À notre époque, on peut à peine parler de la causalité sans tomber dans un « langage expérimental » ; voir plus ci-dessous.

Pas de causalité sans intervention ?

« Je le dis d’une façon la plus brusque et la plus argumentative possible, que les causes ne sont que ces choses qui pourraient être, au moins en principe, les traitements dans un essai randomisé » — Holland (1986, p. 954)[1]
« L’intervention en tant que critère d’inférence causale a été difficile de digérer au sein d’une discipline qui d’habitude fait connaitre les effets causals surtout du sexe, de la race, et de l’âge sur plusieurs phénomènes » — Smith (1997, p. 336)[2]
Dans son article canonique sur la causalité et la statistique, Holland (1986, p. 959) a mis en exergue — littéralement : en lettres majuscules — le slogan « pas de causalité sans intervention ».[3] L’idée, au moins au début, était que si les caractéristiques alternatives d’une unité n’étaient pas celles dont on peut manipuler — c’est-à-dire, assigner par hasard, en réalité ou en concept — elles étaient effectivement les traits immuables. Et les traits immuables ne peuvent pas être les causes. Pourquoi pas ? Car leur immuabilité signifie qu’il n’y a aucune possibilité d’action, d’intervention… du moins au niveau où les réponses ou les résultats s’attachent à ces caractéristiques. Le lien entre le potentiel pour intervention (la réflexion, l’intervention, la manipulation, l’immuabilité) et la causalité se voit clairement au sein de Holland (2008), très dubitatif sur la race (soi-disant) comme une « cause » de n’importe quoi. On a déjà mis en valeur la question qui s’accorde à la définition d’un effet d’une cause : « … on cherche à savoir l’effet de quelque cause ou intervention qu’on pourrait envisager de faire » (Holland 2008, p. 197).
Bien évidemment, Holland (1986) a voulu provoquer ses collègues, et il a réussi. Ils se sont révoltés pour la plupart contre les entraves d’une éthique trop étroitement associée avec le modèle d’un essai randomisé contrôlé. La révolte s’est annoncée très forte chez les démographes, une tribu qui aborde les sujets qui n’admettent pas souvent l’expérimentation. On peut lire, par exemple, Ní Bhrolcháin et Dyson (2007, p. 3), qui pestent contre un illogisme perçu :
Par conséquent, et pour la plupart, on ne peut pas démontrer, par l’intermédiaire de l’expérimentation ou de l’intervention, que les facteurs qui priment pour les démographes sont des causes. Pourtant, pour prétendre que cela signifie qu’elles n’ont pas la capacité d’être les causes impliquent que la plupart des phénomènes sociaux et démographiques n’ont pas de causes — une position inadmissible. La capacité pour la manipulation, en tant que critère d’exclusion, est également fautive dans la science de la nature. Par exemple, si on y croit, c’est d’écarter la lune en tant que la cause des marées.[4]

[1] “Put as bluntly and as contentiously as possible, in this article I take the position that causes are only those things that could, in principle, be treatments in experiments.”

[2] “The manipulability criterion for causal inference has been difficult to assimilate in a discipline that routinely reports measurements of the causal effects of sex, race, and age, inter alia, on various phenomena.”

[3] “NO CAUSATION WITHOUT MANIPULATION”
[4] “Hence, in the main, the factors of leading interest to demographers cannot be shown to be causes through experimentation or intervention. To claim that this means they cannot be causes, however, is to imply that most social and demographic phenomena do not have causes—an indefensible position. Manipulability as an exclusive criterion is defective in the natural sciences also. For example, adherence to it would rule out the moon as the cause of the tides.”

Action sociale intentionnelle

Qu’est-ce que c’est l’action sociale ? Ce n’est pas la randomisation, ni l’intervention de l’extérieur, dans le sens de l’expérimentateur (ou la loterie, ou un séisme) en tant que l’agent (celui qui agit).
Les gens font beaucoup de choses. Ils votent. Ils vont à l’école pour se faire scolariser. Ils se droguent. Ils s’accouplent et ils se marient. Quoi qu’il en soit, les gens —les individus — choisissent ce qu’ils vont faire, sujet des contraintes qui constituent une grande partie de notre monde social. C’est également vrai que les gens ont tendance à se comporter d’une telle manière afin de contredire une supposition de base du modèle expérimental pour l’attribution de la causalité (du moins au niveau de l’individu) : que les réponses de l’un, réalisées ou potentielles, ne dépendent pas des états des autres (soit assignés, soit choisis). Au moins sur cet aspect, nous ressemblons aux héros grecs : Les actions de l’un décident souvent de celles de l’autre. Nos choix et nos désirs et, par conséquent, les résultats des actions entreprises suite à ces mobiles, se conditionnent mutuellement. Cette interférence entre les unités est en effet ce qui définit la société, la politique, l’économie (Smith 2003, p. 463). De cette manière, la manipulation, dans le sens de l’affectation au hasard des individus aux conditions dites « traitements » n’a pas tendance à créer les répartitions de traitements et de réponses qui ressemblent beaucoup à l’action et aux conséquences de cette action dans le monde social.
Dans cette optique, les « vraies » causes sont les états alternatifs qui nous contraignent, qui conditionnent nos choix, nos décisions, nos comportements ; et, surtout, qui peut changer grâce à nos actions (soit individuelles, soit collectives). Ils sont réels et ils sont flous. Ils sont les politiques, qui sont mises en œuvre d’une façon diffuse. Ils sont les lois et les règlements qui sont peut-être appliqués et respectés… et peut-être pas. Ils sont les coutumes et les mœurs où il y a plus d’honneur à les enfreindre qu’à les observer. Ils sont les formes d’organisation qui ne résistent à l’examen. Ils sont les systèmes de santé et d’assurance tellement complexes qu’on peut à peine les définir (Sekhon 2010). Ils sont les prix dans le marché. Et leurs contrefactuels ? Ils sont d’autres politiques, d’autres lois et règlements, d’autres mœurs et coutumes, d’autres formes d’organisations, d’autres systèmes, d’autres plans. À nous de choisir. Comme l’a dit Holland (2008, p.102), à l’égard de la causalité et la discrimination :
Si la race n’est pas une variable, comment effectuer des analyses du problème de la discrimination raciale sur le plan de la causalité, le cas échéant ? C’est sûr que nous réfléchissons à la discrimination raciale sur le plan de causalité parce que nous sommes beaucoup à croire que la discrimination raciale est quelque chose qui peut être changée, diminuée, ou autrement corrigée. Il y a ceux qui songent au jour où la discrimination raciale tombera dans l’oubli. C’est quoi qui doit changer ? Évidemment, ce n’est pas la couleur de peau des gens, ou une autre caractéristique physique. Il est clair que la discrimination est un phénomène social, que l’on apprend, qui est enseignée et nourrie par un système social dans lequel elle joue un rôle complexe. De cette manière, quand nous envisageons un monde sans discrimination nous envisageons un système social entier qui doit s’opposer de plusieurs façons à celui qui est en face à notre époque. On doit presque imaginer un monde parallèle, pour ainsi dire, dans lequel les choses sont tellement différentes que celle que nous pouvons identifier comme la discrimination dans notre propre monde n’existe plus dans ce monde parallèle.[1]
À nous d’agir. Mais comment créer des autres mondes ? L’essai éponyme sur le l’action sociale intentionnelle commence par le constat que :
D’une façon ou d’une autre, le sujet des conséquences inattendues de l’action intentionnelle a été abordé par virtuellement tous les grands participants à la longue histoire de la pensée sociale (Merton 1936, p. 894).[2]

[1] “If race is not a causal variable, how do we analyze issues of racial discrimination in causal terms, if at all? We certainly do think of racial discrimination in causal terms because many of us think racial discrimination is something that could be changed, reduced, or in some way altered. There are those who dream of a day when racial discrimination is a thing of the
past and long forgotten . What is it that has to change? Certainly not the color of people’s skin or some other physical characteristic. Clearly discrimination is a social phenomenon, one that is learned; it is taught and fostered by a social system in which it plays a complex part . When we envision a world without racial discrimination we thus envision it as a whole
social system that must be different in a variety of ways from what we now see before us. One almost has to envision a parallel world, so to speak, in which things are so different that what we recognize in our own world as racial discrimination does not exist in this other parallel world.”

[2] “In some one of its numerous forms, the problem of the unanticipated consequences of purposive action has been treated by virtually every substantial contributor to the long history of social thought.”

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