La construction du paradoxe de la légitimité de l’audit

La construction du paradoxe de la légitimité de l’audit

La diabolisation morale des auditeurs

 Nous l’avons vu, lorsque les accusations réciproques s’intensifient et qu’on se rapproche de la crise tant redoutée, la guerre de tous contre tous tend à se transformer en une lutte de tous contre un : le groupe des auditeurs légaux. Il s’agit ici de comprendre le processus qui conduit à une telle polarisation. De leur côté, les acteurs pensent réellement focaliser leur hostilité sur les commissaires aux comptes en vertu des crimes dont ils les croient coupables. Bien sûr, cette culpabilité peut être réelle. Mais, comme le souligne Girard (1982, p.33), même si les distorsions persécutrices ne sont pas incompatibles avec la vérité littérale de l’accusation : La représentation des persécuteurs reste irrationnelle. Elle invertit le rapport entre la situation globale de la société et la transgression individuelle. S’il existe entre les deux niveaux un lien de cause ou de motivation, il ne peut procéder que du collectif à l’individuel. La mentalité persécutrice se meut en sens contraire. Au lieu de voir dans le microcosme individuel un reflet ou une imitation du niveau global, elle cherche dans l’individu l’origine et la cause de tout ce qui la blesse. Réelle ou non, la responsabilité des victimes subit le même grossissement fantastique.Autrement dit, les commissaires aux comptes peuvent avoir commis les crimes dont on les accuse, ils peuvent être portés au mercantilisme. Ils peuvent être en partie responsables des scandales qui leur sont imputés. Mais en partie seulement. Avant de stimuler la violence que les acteurs s’infligent les uns les autres, une faillite médiatisée en est d’abord le résultat ; si les auditeurs ont transgressé certaines règles fondamentales, ils ne sont pas les seuls coupables : les violences ont été réciproques, et les torts ne peuvent être que partagés. Ce fait, bien sûr, n’est pas ignoré. Dès le départ, lorsque tous s’accusent mutuellement, chacun énonce une parcelle de vérité, et une fois la mise en cause des auditeurs passée, d’autres acteurs attirent à nouveau les critiques. Les managers frauduleux, par exemple, ne tardent jamais à se voir poursuivis, et nous verrons plus loin que la raison de leur incrimination dépasse elle-même le simple souci de rendre la justice. Mais il reste que dans la plupart des cas, les auditeurs finissent, à un moment ou à un autre, à polariser la méfiance. Comme si leur commercialisme avait causé celui de tous les autres acteurs. Comme toute victime sacrificielle, ils possèdent en effet, plus que les autres, les caractéristiques susceptibles d’attirer la violence collective. 

Des caractéristiques des auditeurs à leur immoralité supposée

Le commissaire aux comptes comme substitut 

A mesure que la guerre de tous contre tous s’exaspère, les membres de la communauté sont plus que jamais les « jumeaux » de la violence. Or, explique Girard (1990, p.121) : Si la violence uniformise réellement les hommes, si chacun devient le double ou le « jumeau » de son antagoniste, si tous les doubles sont les mêmes, n’importe lequel d’entre eux peut devenir, à n’importe quel moment, le double de tous les autres, c’est-à-dire l’objet d’une fascination et d’une haine universelles. Une seule victime peut se substituer à toutes les victimes potentielles, à tous les frères ennemis que chacun s’efforce d’expulser, c’està-dire à tous les hommes sans exception, à l’intérieur de la communauté. Les auditeurs n’échappent pas à la règle. Ils participent aussi à la ronde des accusations réciproques, et pris dans le jeu de la violence, ils ressemblent à tous les autres. Eux-mêmes se font accusateurs. Pour cette raison, ils peuvent se substituer à toutes les victimes potentielles. De fait, les signes victimaires qu’ils possèdent les conduisent effectivement à être soupçonnés d’immoralité.

Les signes victimaires des auditeurs perçus comme marques de culpabilité

Nous l’avons vu, les auditeurs possèdent des signes victimaires. Or, lorsqu’un système social et ceux qui le composent s’écartent de leur normalité, tout acteur atypique est vite soupçonné d’avoir communiqué au groupe sa bizarrerie, perçue comme monstruosité. Leur statut, notamment, éveille tout à coup la méfiance. Dans notre monde libéral, lorsque des dérèglements économiques sont observés, les professionnels en général, et donc les auditeurs en particulier, sont souvent soupçonnés d’utiliser leur monopole à des fins purement égoïstes (Freidson, 2001, p.3). Leurs hauts revenus sont alors réinterprétés comme la preuve d’une opulence usurpée. On se souvient alors du passé de transgresseurs de ces structures, presque oublié, mais que les scandales précédents – se dit-on maintenant – avaient pourtant révélé. Rapidement, le souci de l’intérêt général qu’on prêtait aux commissaires aux comptes se voit donc questionné. Ce souci passe désormais pour n’être plus qu’une fable destinée à dissimuler la cupidité de ces praticiens, leur commercialisme. En bref, la courbe de légitimité morale des auditeurs s’effondre en même temps que s’envole celle de leur diabolisation, et ce mouvement s’accentue lorsque, suspectés d’immoralité, les commissaires aux comptes se voient accusés de fautes graves (voir la figure n°7.2 placée en début de section). 

Des crimes attribués aux auditeurs à la croyance en leur totale responsabilité 

Parce qu’ils soupçonnent les auditeurs de commercialisme, c’est-à-dire du mal qui ronge la communauté toute entière, les acteurs ont tôt fait de penser que ces praticiens n’ont que faire de l’indépendance et sont versés à la négligence. Or, comme nous l’avons vu, ces crimes sont finalement aussi commodes à invoquer que difficile à réfuter. Ils tiennent plus du domaine de la croyance que de celui de la démonstration logique. Autrement dit, ils offrent aux persécuteurs la possibilité de blâmer, en cas d’urgence, les commissaires aux comptes, dont on n’a pas vraiment repéré les activités criminelles. De plus, ces crimes, qualifiables d’indifférenciateurs, permettent aux acteurs de s’expliquer comment les auditeurs peuvent à eux seuls causer tant de dégâts. Ils conduisent donc les persécuteurs à voir dans leurs victimes les principaux responsables des scandales déplorés. La légitimité morale des commissaires aux comptes n’en finit alors pas de chuter, mais leur légitimité technique, elle, aurait plutôt tendance à croître.  

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