La CPI au cœur du contrat social

La CPI au cœur du contrat social

Le contrat social global, fondé sur la spécificité du droit de punir, semble être la seule réponse envisageable à la rigidité dichotomique de la théorie de la souveraineté et de son contrepoint anarchiste. Parce qu’il n’envisage pas les étapes transitoires du passage d’un état de nature à l’état de droit, Hobbes postule que soit une entité souveraine existe et s’impose absolument, soit l’état de nature – c’est-à-dire le retour des échelons inférieurs, féodaux, religieux, claniques – prévaudra. Les partisans d’une redéfinition de la forme étatique comme ceux d’un dépassement, ou d’un contrôle de celle-ci, visent tous à construire cet entre-deux manquant. La Cour pénale internationale apporte une réponse nuancée à cette aporie paradigmatique tout en restant compatible avec le système actuel de la souveraineté (A), qui constitue une novation sans précédents dans la construction institutionnelle de la mondialisation (B), mais qui n’en interroge pas moins sur ses limites (C). Il nous faudra donc mettre en question la pertinence d’un tel projet et, si celui-ci devait être admis, à quelles conditions il pourrait l’être (D).

Le dépassement de Hobbes par lui-même : l’instrument de la CPI

 Toutes les tentatives précédentes à la Cour pénale internationale ont échoué à apporter une réponse systémique au problème que nous venons d’exposer. Les conventions touchant aux droits de l’homme, pour essentiel que soit leur rôle, restent des instruments fragiles, facilement dérogeables et trop incantatoires, rappelant à bien des égards les alliances et contre-alliances mises en œuvre par les individus dans l’état de nature. Longtemps, la démocratisation puis la constitutionnalisation ont permis d’établir des limites à la souveraineté plénipotentiaire et westphalienne, mais sans que l’état de droit ne progresse au niveau externe, limitant les développements du droit public à des avancées noncontraignantes, et ne permettant pas d’éviter les crimes de masse de l’époque contemporaine. Ainsi, la charte de l’ONU elle-même, pourtant perçue comme un grand progrès, réaffirme le principe de primauté de la souveraineté des États et celui de non-ingérence, faisant de l’intervention l’exception, et pour des raisons d’ordre purement interétatiques. Pierre Hassner, dans La Violence et la paix,laissait entendre que l’équilibre des puissances était le pendant international de la limitation du Léviathan, avec les conséquences que l’on sait en ce qui concerne les conflits périphériques1010. C’est ce qui expliquerait le gel transitoire de toute véritable évolution de la gouvernance mondiale, non pas tant du fait de l’impossibilité de s’accorder sur un modèle commun, mais par l’absence de nécessité de celui-ci. Cet état ne sera de toute façon plus retrouvé. Dans cette quête effrénée d’ordre qui angoisse les différents acteurs des relations internationales, la CPI est apparue comme une solution acceptable, permettant de dépasser le Léviathan sans y substituer un nouveau, plus imposant encore, ni atteindre son souverain fondement, contournant ainsi les principales difficultés que nous avons évoquées. Cette évolution est permise par ce qui constitue la véritable novation du Système de Rome : la reconnaissance mutuelle d’un droit pénal universel, calqué sur le droit naturel hobbesien et ne tolérant aucune exception. C’est bien ce droit qui donnera naissance à une communauté, et non une hypothétique communauté préexistante qui aurait donné naissance à la Cour. En s’attaquant aux acteurs de la souveraineté, ceux qui personnifient l’État, plutôt qu’aux États eux-mêmes, la CPI reprend à son compte la séparation entre les deux corps du souverain. Elle permet ainsi d’envisager un contrôle « doux » et limité de l’exercice de la souveraineté qui viendrait compenser l’évolution des systèmes politiques depuis la théorisation hobbesienne et empêcher les violations les plus exagérées, imprévisibles à l’époque de la rédaction du Léviathan, du droit naturel par les puissances souveraines. Cette évolution est notamment le fait de la matérialisation implicite par l’institution du « droit de résistance collectif » nié par la théorie hobbesienne. La CPI créé une situation intermédiaire dans les relations entre souverain et sujets : si un souverain ne garantit plus l’exécution des droits « naturels » de ses sujets, à savoir assurer des conditions matérielles et de sécurité suffisantes à la préservation de leur vie, elle permet, au lieu de replonger dans l’état de nature par une rupture légitime du contrat social et la dissolution de la puissance civile, une déchéance « partielle » et personnalisée. C’est en cela qu’elle forme une réponse directe à l’aporie hobbesienne qui empêchait toute remise en cause collective du souverain : excluant de son champ d’action les violations isolées des droits individuels, contre lesquelles les hommes ont par nature un droit de résistance individuel, elle n’entre en action que lorsqu’un crime « suffisamment grave », et donc d’essence politique et collective, est commis, ouvrant ainsi le droit à une reconnaissance « collective » des victimes, et par voie de conséquence au renversement, ou plutôt au dessaisissement temporaire, du souverain criminel . La Cour trouve ainsi en elle-même le fondement de son action lui permettant de s’attaquer à des entités – fruit d’un héritage hobbesien – pourtant a priori immunes à toute poursuite ou renversement légitime autre que celui inscrit dans le pacte social. 

La novation dans la mondialisation 

La valeur interne de la Cour pénale internationale s’évalue dans un cadre idéologique précis, faisant de l’ordre et de la préservation de la vie, coûte que coûte, le fondement de la société. Dans cette perspective, l’introduction d’un lien direct avec les individus, qui ne pouvait être envisageable que par le droit de punir, est une première bienvenue pour une institution non-étatique permanente et universelle. Cette spécificité est déterminante pour valider la légitimité, au regard des attentes formulées par une certaine opinion, de l’institution. Nous l’avons dit, la Cour pénale internationale ne peut être considérée comme le support d’un contrat social global seulement dans la mesure où elle a in fine pour objectif de servir les individus et non les souverains. Ainsi, dès lors qu’il a été déterminé que le contrat social est établi par les acteurs de la souveraineté en représentation des individus restés détenteurs de la souveraineté, il est de première importance que ce contrat social soit établi, si ce n’est exclusivement, du moins tout autant en faveur des populations et individus que de leurs représentants eux-mêmes, sans qu’il ne soit à aucun moment envisageable que la Cour puisse agir « négativement », c’est-à-dire à l’encontre des intérêts immédiats des populations. C’est-à-dire que la Cour ne peut exister que parce qu’elle ne peut pas prendre pour cible les populations, et là peut-être aussi pourquoi l’affaire Katanga peut susciter un tel malaise, comme si celui-ci était tombé dans une trappe qui n’aurait jamais du l’attraper. La décision d’autoriser la CPI à exercer des attributions essentielles de la souveraineté individuelle, dont nous avons vu qu’ « elle » n’avait pas été effectivement transférée dans son essence aux États mais seulement dans sa potentielle mise en œuvre, ne peut se faire à l’attention exclusive de la puissance souveraine représentante et de ses intérêts, fussent-ils indirectement ceux de ses sujets, au risque de voir l’autorité des premiers immédiatement remise en cause par les seconds. Ainsi, tout rebelle qui prétendrait représenter d’une meilleure façon les intérêts des populations que le  chef d’État en exercice ne pourrait se voir disqualifier par l’institution que s’il commettait des actes suffisamment graves pour menacer la sécurité dans son ensemble des populations, se disqualifiant de fait lui-même de son propre combat. Cela pourrait sembler suffire, si cette impossibilité théorique ne masquait pas le puissant effet de la fiction dominante imposée par la Cour, imposant une perspective vitaliste, dans le sens le plus simplement charnel du terme, à la politique, et rendant théoriquement impossible la remise en cause de pouvoirs qui ont eu le privilège d’imposer leur fiction par le sang et de le maintenir par l’effet de sidération alors provoqué, ainsi que par les structures de pouvoir chargées de l’alimenter depuis. Cette objection, pour inaudible qu’elle soit à l’heure où nos sociétés se sont éloignées de leurs origines sacrificielles et ont fait de la mort un interdit, n’est contestable qu’à la condition de considérer que nos modèles politiques actuels offrent des bénéfices suffisamment importants pour compenser une inamovibilité obtenue de facto par la combinaison de l’ensemble de ces facteurs. Une fois ce premier préalable accepté, l’efficacité de la CPI à cet égard ne peut qu’être louée. Le modèle institutionnel de la Cour pénale internationale est un élément essentiel participant de la capacité positive de cette dernière à établir une société mondiale – allant au-delà d’un cosmopolitisme des chefs.

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