La danse dans le contexte du patrimoine culturel immatériel

La danse dans le contexte du patrimoine culturel immatériel

La danse contemporaine présentée dans l’exposition Corps rebelles s’inscrit dans une réflexion globale sur ce qu’est le patrimoine vivant. Telle que nous l’avons vu plus tôt, elle a été conçue pour offrir une réflexion sur la patrimonialisation de l’art vivant, autant chez les professionnels du milieu de la danse que chez les publics en général, voire pour tester le positionnement de l’exposition en situation performative. S’impose alors de s’arrêter sur la question du patrimoine culturel immatériel, dans et hors du contexte du musée. Cette réflexion nous permettra d’apporter un éclairage sur son usage au musée, mais également sur la réception qu’en font les publics. Durant le vingtième siècle, les termes « material culture» et « material culture studies » ont émergé des disciplines de l’archéologie et de l’anthropologie (Hicks, 2010, p. 25). Ceci dans la lignée des grandes explorations ayant mené aux origines connues de la muséologie; les cabinets de curiosité. Longtemps, les expositions développées, d’abord par certains particuliers puis pour le public, feront l’apanage d’artefacts sacralisés mis en vitrine.

Progressivement, les professionnels des musées chercheront à enrichir l’exposition en mettant ces objets en relation avec leurs usages sociaux ou bien leurs modes de fabrication. Bref, en mettant en lumière leur caractère résolument ethnologique. En ce sens, les chargés de projet chercheront à intégrer « l ‘histoire de l’objet» en collectant les propos des protagonistes étant en relation avec ceux-ci. Comme l’indique Côté: À partir des années 1950, la notion de patrimoine s’est élargie et a pris de plus en plus en compte l’homme (sic) et son environnement. La matérialité comme condition de préservation du patrimoine ne suffit plus, l’immatériel s’impose alors et offre les perspectives d’une représentation universelle et globale de la notion de patrimoine. Au seuil du XXIe siècle, le patrimoine est devenu tout ce qu’un groupe décide d’intituler de la sorte. (2015, p. 58) Le dialogue objet-musée tiendrait donc aujourd’hui davantage vers un triptyque matérialité-immatérialité-musée. L’institution étant devenue « ce lieu où l’identité et la mémoire collective sont recueillies et mises à la vue du public» (Blanchet-Robitaille & Mariani, 2012, p. 57). Selon nous, le Musée de la civilisation devient un exemple important du développement et de la « muséalisation » du patrimoine culturel immatériel (PCI) québécois.

Le patrimoine culturel immatériel révèle ici un caractère identitaire fort : Le PCI [patrimoine culturel immatériel] comprend des artéfacts, mais aussi des pratiques vivantes et des connaissances transmises de génération en génération, par lesquelles une communauté, un groupe exprime son identité. Un renversement s’opère alors: la pratique et non plus l’artéfact devient l’objet patrimonial par excellence. La mémoire ne s’incarne plus uniquement dans la matière, mais dans des pratiques sociales et culturelles. L’attention se porte ainsi sur le processus et, [ … ] sur les porteurs de traditions, tout comme leur habitus. (Côté, 2015, pp. 58-59) Par exemple, dans la lignée de ces réflexions, des expositions comme Diane Landry – Correspondances et L’univers de Michel Tremblay ont été présentées respectivement au Musée en 2012 et en 2013. Dans chacune d’elle, l’artefact « objet» était réduit au minimum pour laisser place à une mise en scène résolument contemporaine, qui prenait la direction d’une installation immersive. Ces expositions, bien que traitant de sujets patrimoniaux ou d’une culture partagée, misaient davantage sur l’expérience du visiteur et sur la pratique que sur la présentation d’objets.

Pourtant, parfois encore associé à une vision folkloriste et à la seule culture populaire, le patrimoine culturel immatériel s’articule donc dans une pluralité de dérivés culturels qui, comme le croit Roland Arpin, ancien directeur du Musée de la civilisation, placent la créativité humaine au coeur de l’activité muséologique : Et si nous forcions légèrement la sémantique pour avancer l ‘hypothèse que dans certains musées le principal artefact, phénomène humain avant tout, est immatériel puisqu’il intègre au coeur de toute manifestation muséologique, comme premières richesses à découvrir, l’intelligence humaine, la sensibilité, l’imagination, la créativité? (2002, p. 68) En poussant cette logique, on peut penser que « L’exposition en soi devient un « objet » (ethnographique) ou un « artefact » » [traduction libre] (Bernier & Viau-Courville, 2016, p. 8). La mise en exposition du patrimoine immatériel comme mode de transmission cherche dans ce cas à démontrer, voire à développer, le caractère social du musée à travers cette créativité humaine.

Dans cette optique, « le rôle social du musée pourrait être de soutenir et d’alimenter la créativité dans la communauté. Pour ce faire, il utilise du matériel ethnographique afin de mettre en valeur et présenter l’intangible en partenariat avec les artistes» [traduction libre] (Bernier & Viau-Courville, 2016, p. 1). Selon cette vision, la mise en exposition du patrimoine immatériel soutient des préoccupations qui dépassent les limites pérennes du musée et s’inscrivent dans la communauté. L’exposition devient un prétexte de valorisation identitaire d’un groupe, souvent minoritaire, qui donne une « voix» à celui-ci, qui lui permet d’exister sur la scène publique. Comme le croit Turgeon : Ce n’est pas un hasard si les musées de société qui font largement appel à l’immatériel se sont développés chez les francophones de l’Amérique du Nord [ … ]. Le patrimoine immatériel n’est pas juste un pis-aller, un substitut au bâti. Il est un puissant moyen de montrer et d’affirmer l’existence des groupes, surtout ceux qui sont en situation minoritaire. (2010, p. 395)

résidences artistiques Il est important de souligner que la communauté de la danse contemporaine a été fortement impliquée à la création et à la recréation constante de l’exposition à travers les résidences de création et les performances en son sein. Le Musée de la civilisation s’impose ici comme lieu temporaire de production artistique et de création. Le Musée, cherche ainsi à briser les codes de son propre usage en ouvrant ses espaces et ses collections autant aux communautés de la danse qu’à ses visiteurs: Certains des projets récents du MCQ [c’est le cas pour l’exposition Corps rebelles] réexaminent l’utilisation de l’espace d’exposition muséale, à travers l’expression artistique, la participation de la communauté et le changement social. Inspirées par des projets similaires en Europe, certaines expositions ont testé la possibilité de procurer aux artistes québécois et internationaux un accès aux espaces et collections du MCQ. [traduction libre] (Bernier & Viau-Courville, 2016) Plus spécifiquement, l’exposition est composée d’un espace marqué dans lequel s’organise une programmation de résidences d’artistes. Cet espace ouvert de création offre une possibilité de médiation inédite entre le musée et les artistes qui y performent ainsi qu’avec le public. Il est possible de penser que par cette situation d’ouverture, le musée s’ouvre au changement que lui propose la communauté artistique invitée. «L’objectifvise alors à faire des artistes et des visiteurs des participants actifs qui contribuent collectivement à réinterpréter et transformer les conceptions de la performance et ce faisant qui provoquent des changements dans le musée» comme le suggèrent Bernier et Viau-Courville (2016, p. 2).

Par ses résidences artistiques situées à même l’exposition Corps rebelles, l’équipe du Musée de la civilisation brouille l’espace périphérique entre matérialité et immatérialité, le public alternant de l’un à l’autre selon le dispositif de médiation. En ce sens, il amalgame les corps vivants, et donc matériels, à un propos intangible, immatériel. Le visiteur est donc en relation avec l’oeuvre visionnée et avec ses interprètes. L’acte serait, dans le contexte du spectacle vivant, une mise en relation élaborée, ici, par le musée: [ … ] là où nous sommes sollicités de façon croissante pour une dépense solitaire de la culture, le spectacle vivant pose la question de la proximité avec les artistes mais aussi avec les autres spectateurs. Il affirme une pratique autre qui demande un minimum de présence physique et l’intégration d’un minimum de règles du jeu, une disponibilité partagée entre acteur et spectateur. (Saada, 2011, p. 37) Quel impact a cette initiative sur l’objet qui nous intéresse? Participe-t-elle, à travers ses visées de démocratisation culturelle, à modifier le discours des visiteurs ou, au contraire, rebute-t-elle les gens, les figeant ainsi dans leurs représentations premières de la danse? La réception du public face à cette présence inhabituelle au musée nous interpelle particulièrement.

Définir les représentations sociales

D’où viennent les représentations sociales et comment s’articulent-elles? Pour Delouvée, on peut puiser l’origine des racines de cette théorie dans «la conception durkheimienne des représentations collectives s’élaborant en opposition aux représentations individuelles» (2016, p.40). Après une certaine période de latence, plusieurs disciplines issues des sciences humaines s’approprieront cette théorie. C’est toutefois à la psychologie sociale et plus précisément à l’auteur Serge Moscovici que l’on renvoie lorsqu’on pense aux origines de la réactualisation de la théorisation des représentations sociales. Inspiré par la notion de «représentations collectives» de Durkheim, qui définissait celles-ci comme « des systèmes cognitifs partagés au sein même d’une communauté, comme les religions et les mythes» (Lalancette, 1998, p.34), Moscovici s’ intéressera au processus de construction d’un savoir commun, qui découle en une représentation sociale. Il travaillera d’ailleurs beaucoup sur les processus de conformité et d’innovation, qui sont pour lui «deux processus fondamentaux en psychologie sociale» (Moscovici, 2005, p. 17).

Il érigera surtout les bases de la définition de représentation sociale, selon les principes suivants résumés par Moliner (2001) : La représentation sociale est une passerelle entre l’individuel et le collectif. La représentation est alors sociale parce que son élaboration repose sur des processus d’échange et d’interaction qui aboutissent à la construction d’un saVOIr commun. Elle oriente les conduites et les décisions individuelles. Ce sont des connaissances collectivement produites selon des processus socialement déterminés. Elle oriente les perceptions de l’environnement, les actions individuelles et collectives ainsi que les communications. (p. 8) Pour revenir à l’ idée de connaissances collectivement produites citées plus haut, il importe de souligner l’importance qu’accordait l’auteur à la médiation du contenu. Revenons à Delouvée qui propose que : La connaissance sociale a très rapidement été pour Moscovici une cIef de lecture de la psychologie [ … ], ce qui permet de comprendre l’importance qu’il a attachée à la communication et à la diffusion du savoir dans l’élaboraÜon de sa théorie des représentations sociales. On ne connaît un objet qu’à travers notre rapport médié à autrui [ … ]. (2016, p. 43)

Table des matières

Sommaire
Liste des tableaux
Remerciements
Introduction
Problématique
La danse contemporaine, un objet d’étude
La danse dans le contexte du patrimoine culturel immatériel
La danse dans le contexte du musée
Les publics du musée
Appropriation et création de sens : la réception d’une exposition muséale
L’exposition Corps rebelles
Les résidences artistiques
Le studio Danser Joe
Appréhender la réception: le rôle des représentations sociales
Définir les représentations sociales
Les représentations sociales: «comment ça marche?
Représentations et réception
Des questionnements de recherche qui se précisent
Approche méthodologique
Le choix de l’analyse qualitative
La méthode choisie: l’entretien semi-dirigé
Stratégie d’analyse : tendance vers la MTE
Le visiteur de Corps rebelles, qui est-il?
Analyses
Représentations de la danse contemporaine : de la liberté à
l’incompréhension
Représentations et réactions face à la proposition muséale
Représentations de la danse contemporaine et rapports au corps
Des facteurs émergents
Des référents à la culture populaire
Des facteurs d’influence de la réception
De l’expérience signifiante à l’apprentissage
Dispositifs musé aux et représentations
Aspects techniques
Représentations et intentions du Musée
Représentations du rôle du musée et sa volonté de conservation du
patrimoine de la danse
Conclusion
Limites
Ouvertures
Références
Appendice A. Grille d’entrevue
Appendice B. Fiche d’identification

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