La guerre, l’homme et la religion

L’homme et la guerre

Dans un premier temps, nous nous attacherons à délimiter le concept de guerre ; ensuite, nous évoquerons les doctrines philosophiques qui la justifièrent ou la condamnèrent ; enfin, nous présenterons les théories sociologiques dont la principale problématique fut le questionnement sur la nature normale ou non de la guerre.

Délimitation du concept de guerre

Nous ne prétendrons pas donner ici une définition exhaustive et définitive de la guerre, néanmoins, nous délimiterons ce concept en appuyant notre démonstration sur les analyses pertinentes produites par la polémologie. Il s‟agira notamment de mettre en relief les spécificités du phénomène guerre.

Définition de la guerre et polémologie
Les phénomènes sociaux aussi universels que la guerre sont rares. Il n‟y a pas un peuple à travers le temps et à travers le monde qui méconnaisse ce phénomène. Notons que même les Esquimaux, considérés comme le peuple le plus pacifique, l‟ont pratiquée, et cela même si ce fut de manière fort épisodique . Les enfants, quelles que soient leurs origines, leur culture ou leur éducation, la vivent d‟instinct et l‟imitent ou la recréent dans leurs jeux . Qui n‟a pas dans son enfance joué aux cow boys et aux indiens ? Quel enfant n‟a pas fabriqué des arcs et des flèches ou imité le bruit d‟un fusil en brandissant un simple bout de bois ? Ou bien qui n‟a pas singé une mort héroïque sur un champ de bataille imaginaire ? Pour le théoricien français Proudhon, personne n‟a besoin qu‟on lui explique ce qu‟est physiquement ou empiriquement la guerre, « tous, dit-il, en possèdent une idée quelconque : les uns pour en avoir été témoins, d‟autres pour en avoir eu maintes relations, bon nombre pour l‟avoir faite » . Cette idée, datant du XIXe siècle, est confirmée aujourd‟hui à l‟ère des chaînes satellitaires et de l‟internet qui nous montrent tout des conflits, même leurs aspects les plus sordides.

Les guerres sont indissociables de l‟histoire des hommes, elles sont nos points de repères chronologiques les plus évidents qui marquent les grands tournants des événements . C‟est par la guerre que les sociétés et les États ont vu le jour, par elle qu‟ils ont disparu pour céder la place à d‟autres institutions condamnées elles aussi à subir le même sort . Pour Gaston Bouthoul, la guerre joue un rôle essentiel dans les transformations sociales, de même qu‟elle oblige les États les plus fermés à s‟ouvrir. Par ailleurs, elle est probablement la forme la plus énergique et la plus efficace de contact des civilisations et elle rompt par la force l‟isolement psychologique . À ce sujet, nous verrons plus loin dans notre démonstration comment les croisades firent se découvrir deux civilisations qui jusque-là, au mieux s‟ignoraient, au pire haïssaient une image mythifiée d‟un Autre inconnu.

La guerre semble donc être la plus remarquable de toutes les formes de passage de la vie sociale. Elle apparaît comme le résultat d‟un déséquilibre. Les perturbations provoquées par un conflit rendent souvent impossible le retour à l‟état antérieur, donc la paix impose, même à ceux qui n‟en avaient pas l‟intention, d‟inventer de nouvelles formes sociales . En d‟autres termes, nous pouvons affirmer avec Karl Marx que « la violence est accoucheuse d‟histoire » .

Le mot « guerre » vient de l‟ancien mot germanique « werra » (qui serait un cri guerrier guttural) d‟où sont venus l‟allemand « wehr », l‟anglais « war » et le bas-latin « guera » qui est passé dans l‟italien ou le français  . L‟étymologie latine « bellum » est présente dans les adjectifs tels que « belligérant », « belliciste », « belliqueux » ou encore « belligène ». Quant à l‟étymologie grecque « polemos », qui signifiait la guerre avec l‟étranger (barbaros), la seule autorisée, voire encouragée, se distinguait de « stasis », la guerre civile, à éviter à tout prix, et à laquelle était parfois assimilée la guerre entre cités grecques. On retrouve polemos dans les mots français « polémique », « polémiste » ou encore dans le néologisme forgé par Gaston Bouthoul « polémologie ». Notons que l‟invention tardive de cette science (au milieu du XXe siècle), qui prétend étudier la guerre en tant que phénomène d‟ordre social et psychologique, apporta des éclairages nouveaux sur une pratique aussi vieille que l‟humanité mais très peu conceptualisée ou analysée. D‟ailleurs, Bouthoul constate que le XXe siècle a vu pulluler les laboratoires consacrés à l‟étude du cancer, de la tuberculose et autres épidémies, mais il s‟interroge et se demande pourquoi la guerre, qui fait à elle seule bien plus de victimes que toutes ces calamités réunies, n‟a-t-elle pas suscité jusqu‟au milieu de ce siècle le moindre institut de recherche ? Le manque a donc été comblé, et les études polémologiques ont dès lors eu l‟ambition de décrypter les doctrines philosophiques et théologiques des guerres, leurs aspects économiques, psychologiques ou démographiques. Décryptage qui n‟a d‟autre but que de comprendre ce qui pourrait soigner les facteurs belligènes et donc faire de la paix une réalité durable, en cela la sentence célèbre attribuée à Végèce, « si vis pacem, para bellum » (« si tu veux la paix, prépare ou connais la guerre »), peut illustrer les desseins de la polémologie.

Pour les polémologues, l‟une des grandes caractéristiques de la guerre est la violence. La mise en valeur de ce qui semble être un truisme, qu‟on retrouve d‟ailleurs dans la définition de la guerre du grand théoricien de la stratégie militaire Carl von Clausewitz (1780- 1831) pour qui « la guerre est un acte de violence dont l‟objet est de contraindre l‟adversaire à se plier à notre volonté » , est toutefois pertinente en ce sens qu‟elle affine une définition de la guerre qui fut longtemps peu précise. Ainsi, Bouthoul nous dit que « la guerre est une forme de violence qui a pour caractéristique essentielle d‟être méthodique et organisée. […] Sa dernière caractéristique est d‟être sanglante, car lorsqu‟elle ne comporte pas de destruction de vies humaines, elle n‟est qu‟un conflit ou un échange de menaces. La « guerre froide » n‟est pas la guerre » . Donc, pour présenter le caractère guerrier, une lutte ou un conflit doit être violent et sanglant. Ces deux aspects distinguent la guerre des autres formes d‟opposition ou de compétition, comme la concurrence économique, les luttes sportives ou encore les débats et les polémiques politiques, idéologiques ou théologiques. Notons que tant qu‟un conflit armé n‟est que démonstrations d‟armement, manœuvres d‟intimidation ou parades menaçantes, et que le sang n‟a pas coulé, on ne peut parler d‟une guerre en tant que telle .

Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE I : LA GUERRE, L’HOMME ET LA RELIGION
I-L’homme et la guerre
A-Délimitation du concept de guerre
1-Définition de la guerre et polémologie
2-La spécificité de la guerre : ses traits collectif et organisé
B-Guerre et philosophie : apologie ou négation
1-Les apologistes
2-Les négateurs
C-Théories sociologiques : la guerre, fait naturel ou anomalie ?
1-Les théories optimistes
2-Les théories pessimistes
II-La religion et la guerre
A-Mythes violents et guerre sacrée dans les sociétés polythéistes
1-Violence des cosmogonies et des eschatologies polythéistes
2-Guerre sacrée et sacrifice
B-Guerre et intolérance des monothéismes
1-La guerre dans les textes
2-Intolérance et violence : corollaires de l‟exclusivisme des trois monothéismes
PARTIE II : LES CROISADES : GENESE ET FACTEURS BELLIGENES
I-Les croisades : aboutissement d’un long processus
A-Le christianisme et la guerre : des origines aux croisades
1-De la non-violence à la guerre légitime
2-De la guerre légitime à la guerre sacrée
3-L‟Église et la guerre au XIe siècle
B-La première croisade : idéologie et motivations
1-Urbain II et l‟appel de Clermont
2-Les motivations des Croisés
3-Ferveur et irrationalité des Croisés à Antioche
II-Théocentrisme et ignorance mutuelle : ferments des croisades
A-L‟image de l‟Autre avant les croisades : entre ignorance et subjectivité
1-Contacts entre l‟Occident et l‟Orient avant les croisades
2-Représentation de l‟Occident et de ses habitants par les musulmans
3-Représentation de l‟islam et des musulmans par les chrétiens d‟Occident
B-L‟image de l‟Autre pendant les croisades : contacts et humanisation
1-Les Orientaux, musulmans et chrétiens, vus par les Croisés
a-Les musulmans vus par les Croisés
Noms donnés aux musulmans dans les chroniques latines
Prétendus paganisme et idolâtrie des musulmans
Caricature irrationnelle des musulmans
Vers une image plus nuancée de l‟islam
Fascination pour l‟ennemi
b-Les chrétiens d‟Orient vus par les Croisés
Une mosaïque d‟ethnies et de croyances
Mépris des Latins pour les chrétiens d‟Orient
2-Les musulmans face à deux chrétientés
a-Les musulmans et les chrétiens orientaux : leurs relations avant et pendant les croisades
La condition des dimmi-s en Orient avant les croisades
Effets des croisades sur la condition des dimmi-s
b-Les Croisés vus par les musulmans
Extrême violence des premiers Croisés et désarroi des musulmans
Désintérêt des chroniques musulmanes pour le Franc
Usāma ibn Munqid ou l‟exception qui confirme la règle
CONCLUSION

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