La liberté d’expression à l’épreuve de ses supports

La liberté d’expression est sans aucun doute la liberté fondamentale la plus invoquée par le citoyen. En effet, elle est non seulement la condition nécessaire pour le débat en démocratie mais aussi parfois l’objet même des discussions. Nous pouvons, par exemple, citer le cas français de la loi « Avia » visant à lutter contre les contenus haineux en ligne qui a suscité de nombreuses réactions . Ceci démontre bien l’intérêt continu que suscite la liberté d’expression. Le Conseil constitutionnel a, par ailleurs, censuré une grande partie des dispositions de ce texte . En effet, lorsqu’il y a une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression opérée par le législateur, le juge constitutionnel n’est jamais très loin. Nous avons remarqué que les contours de la liberté d’expression sont parfois variants selon le support ou le cadre utilisé. L’objet de cette étude ne sera donc pas d’être exhaustif en tout point mais bien d’analyser, de manière critique, les régimes et d’épingler les similitudes et les différences. Nous nous focaliserons sur trois modes d’expression de la pensée. Nous verrons, tout d’abord, la liberté d’expression dans les écrits car il s’agit de la forme la plus traditionnelle. Ensuite, nous aborderons la liberté d’expression dans les discours politiques étant – nous estimons – la plus sensible de ses utilisations. Enfin, nous parlerons de la liberté d’expression dans les médias audiovisuels (radiodiffusion, télévision et contenus sur l’Internet). Cette dernière catégorie a attiré notre attention car elle est plus récente et elle suscite, par ailleurs, des défis pour le droit.

Nonobstant les divers vecteurs de la liberté d’expression, il existe un cadre légal commun minimum qui entoure l’expression de la pensée. En Belgique, les dispositions pertinentes relèvent de deux textes fondamentaux interdépendants l’un de l’autre : la Constitution et la CEDH . Saisie sur base de l’article 10 de la CEDH, la Cour de Strasbourg a brillamment synthétisé le cadre légal belge comme suit : « […] en droit belge, la liberté d’expression s’articule en premier lieu autour des articles 19 et 25 de la Constitution, qui assurent la liberté d’opinion et la liberté de la presse, en deuxième lieu autour des articles 1382 et 1383 du code civil, qui sanctionnent les abus de cette liberté, et en troisième lieu autour des articles 18, 19, 584 et 1039 du code judiciaire, qui définissent les modalités d’action permettant d’assurer le respect des droits devant les autorités judiciaires » . Nous constatons donc que l’article 19 de la Constitution constitue la clause générale de la liberté d’expression, quel que soit son type d’usage. L’article 25 de la Constitution est quant à lui particulier à la presse. Il doit donc être préféré, le cas échéant, en l’application de l’adage lex specialis derogat lex generali. Sur le contenu, ces dispositions permettent à tout le monde de s’exprimer « pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » . En effet, disposer du contraire reviendrait à porter atteinte à l’essence même de la liberté d’expression. En outre, il ne faut pas perdre de vue que des opinions autrefois considérées comme choquantes ont permis l’essor des droits fondamentaux et donc de la démocratie. Nous pouvons citer le cas du droit au libre choix de son orientation sexuelle et la non-discrimination qui en découle . Cependant, la liberté d’expression n’est pas un droit absolu, et celui-ci doit être mis en balance avec les droits d’autrui.

De plus, la protection de l’article 10 de la CEDH peut être soustraite aux « propos dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention » par le biais de l’article 17 qui interdit les abus . Dès lors, il est possible d’être sanctionné à l’occasion de l’usage abusif de la liberté d’expression. Cet abus peut être plus ou moins grave, allant de la calomnie ou diffamation à la propagation d’idées les plus abjectes, comme les propos négationnistes, fort heureusement sanctionnables pénalement . Nous verrons toutefois que le type de support de la liberté d’expression a une importance fondamentale en termes de procédure pénale, pouvant mener à une impunité de fait dans certains cas. Ensuite, la responsabilité civile peut être engagée si une faute a été commise dans ce cadre créant un dommage à autrui. Tant la Cour de cassation que la Cour européenne des droits de l’homme ont reconnu que l’article 1382 du code civil était une base légale suffisante pouvant servir de fondement à une restriction a posteriori de la liberté d’expression . Enfin, nous verrons toutefois que ce cadre commun connait des dérogations, telles que le régime du délit de presse ou celui de l’irresponsabilité parlementaire. Celles-ci sont étroitement liées au support envisagé.

Très tôt, le jeune Etat belge s’est doté d’un régime protégeant la presse. En effet, le gouvernement provisoire adopta un arrêté en ce sens le 16 octobre 1830. Ainsi, toute disposition qui gênait la libre manifestation des opinions par la voie de la presse était abolie. Ensuite, la Constitution est adoptée par le Congrès national en 1831. Le régime juridique qu’elle renferme en matière de presse est un équilibre remarquable de perfection. En effet, l’article 25 de la Constitution (ancien art. 18), inchangé depuis son adoption, fortifie la liberté de la presse tout en la responsabilisant. En premier lieu, cette disposition interdit explicitement la censure et le cautionnement . La définition de la censure fait objet de débats entre le courant moniste et le courant dualiste de la liberté d’expression. Le premier opère une interprétation téléologique de la disposition. Il ne se place que du point de vue de la liberté d’expression des médias. Il ne prend pas en compte les autres droits en cause (d’où l’appellation « moniste »). Il considère, par conséquent, que toute intervention préalable à la publication, de toute sorte, est une censure proscrite par la Constitution. Le second préfère une interprétation historique. Il considère que l’interdiction de la censure ne vise que l’interdiction de mise en place d’une institution étatique devant approuver les écrits. Par conséquent, à l’inverse du premier courant, il prend en compte les autres droits en compte. Un contrôle préventif juridictionnel serait donc possible . Nous préférons une définition plus claire et fidèle au texte constitutionnel de la censure. Selon nous, le constituant a voulu prohiber tout contrôle préalable étatique à la diffusion d’écrits. Dès lors, un juge ne pourrait ordonner l’interdiction de la publication d’un écrit. En revanche, un juge peut, sans réaliser de censure, ordonner en référé le retrait de la vente d’un périodique déjà imprimé et mis en vente . De fait, à partir de la publication, il ne s’agit plus d’un contrôle a priori mais bien un contrôle a posteriori autorisé. La suspension provisoire de la diffusion peut aussi être envisagée si une publication effective a déjà eu lieu.

Table des matières

I.- INTRODUCTION
A.- PROPOS LIMINAIRES ET STRUCTURE
B.- CADRE LEGAL COMMUN
II.- LA LIBERTE D’EXPRESSION DANS LES ECRITS
A.- UN RÉGIME JURIDIQUE ÉQUILIBRÉ DÉSTABILISÉ
B.- LE DÉLIT DE PRESSE
1) L’ancien régime
2) Une modernisation créatrice d’injustices
C.- LA RESPONSABILITÉ EN CASCADE
1) Un long fleuve tranquille
2) Un courant numérique à élargir
D.- LE DROIT DE RÉPONSE DES ÉCRITS PÉRIODIQUES
III.- LA LIBERTE D’EXPRESSION DANS LES DISCOURS POLITIQUES
A.- UNE LIBERTÉ DES PLUS PRÉCIEUSES
B.- LA LIBERTÉ D’EXPRESSION D’UN ÉLU
C.- LE BASTION DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION : L’HÉMICYCLE PARLEMENTAIRE
1) La conception traditionnelle
2) Vers une approche moderne ?
3) Un traditionalisme justifié
IV.- LA LIBERTE D’EXPRESSION DANS LES MEDIAS AUDIOVISUELS
A.- UNE LIBERTÉ EN DEHORS DE LA PRESSE ?
B.- DES MÉDIAS À LA MERCI DE LA CENSURE ?
C.- LE DROIT DE RÉPONSE AUDIOVISUEL
V.- CONCLUSION

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