La mortalité différentielle selon le sexe

LA MORTALITE DIFFERENTIELLE SELON LE SEXE

La surmortalité masculine : une règle historique et universelle ? 

La surmortalité masculine est donc largement observable en France ainsi que dans la plupart des pays « développés » ; les statistiques démographiques démontrent en effet que cette dernière affecte à divers degrés les nations les plus riches. A contrario, au sein des pays que l’on qualifie de « sous développés » ou encore « en voie de développement », les femmes n’affichent pas forcément une plus grande longévité que les hommes. On peut voir là, entre autres facteurs, les conséquences d’une maternité qui n’est pas toujours sans péril dans ces sociétés encore délaissées d’un point de vue médical, notamment en termes d’obstétrique et d’hygiène. Si les hommes, en France, ont aujourd’hui d’une espérance de vie plus réduite que celle des femmes, l’inégalité des sexes devant la mort a aussi une histoire à laquelle il est utile de se référer si l’on veut mieux saisir l’évolution dans le temps du différentiel de longévité entre les deux sexes. 

Un peu d’histoire… 

La mortalité plus prononcée des hommes ne date pas d’aujourd’hui, toutefois, l’écart de 7 ans que l’on observe actuellement n’a pas toujours été la règle. Le problème de la surmortalité masculine n’a pas laissé indifférents les premiers démographes : Kersseboom en fait état dès 1738 aux Pays Bas, tout comme Wargentin quelques années plus tard en Suède. Deparcieux l’avait également relevée en France où elle se  manifeste de manière décisive depuis la fin du 19ème siècle1 . Cependant, pour la période 1740- 1789, on dispose de tables de mortalité nationales calculées par Y. Blayo (d’après les résultats de l’INED) qui révèlent que les différences de mortalité entre les deux sexes étaient quasiment insignifiantes . L’écart à la naissance, d’environ 1,6 an en moyenne, s’annule pratiquement au 25ème anniversaire, du fait des risques importants liés à la maternité. En effet, tout laisse à penser que les risques de mortalité à chaque accouchement sont considérables : à Rouen, au 18ème siècle, le nombre de décès maternels survenus dans les soixante jours après l’accouchement est de l’ordre de 10,9 pour mille ; pour l’ensemble de la France, selon l’enquête de l’INED, il est de 11,5 pour mille . L’âge de la mère est également un facteur déterminant : pour la période 1700-1829, le risque est de 9,8 pour mille chez les femmes de moins de 25 ans, de 12,5 ensuite et de 16,6 pour mille après le trente cinquième anniversaire. Sur cette question des risques inhérents à la maternité, favorisant une surmortalité pour le sexe féminin, la différence avec notre époque est très nette. Aujourd’hui, tout un cérémonial accompagne la venue d’un enfant ; c’est un évènement heureux, très attendu et relativement sûr, du fait d’une assistance médicale (gynécologie, médecins, obstétriciens, sages femmes, pédiatres…) omniprésente tout au long de la grossesse, mais aussi pendant et après l’accouchement. On pourrait dire qu’en règle générale, durant ces périodes, les femmes sont relativement protégées et sont rarement en péril. En d’autres temps, l’accouchement, pour les mères, était une tout autre épreuve ; avoir un enfant demeurait une aventure périlleuse et cette part de risque qui subsistait au moment de donner la vie accentuait fortement la mortalité des femmes. Vers 1820, l’espérance de vie à la naissance des femmes était de 39 ans, contre 38 ans pour les hommes. Cependant la mortalité des femmes était supérieure à celle des hommes entre 5 et 18 ans, ainsi qu’aux âges de procréation. Les taux de mortalité pour les deux sexes étaient donc relativement proches et l’on estime qu’ils étaient même pratiquement égaux en 1825. Toutefois, à partir de 1860, la mortalité diminue plus rapidement pour les femmes que pour les hommes, et le différentiel d’espérance de vie entre les deux sexes commence progressivement à croître. 1 J. Guillerme, op. cit., p. 49. 2 J. Dupâquier, op. cit., t. II, p. 236, 237. 3 Ibid., p. 238. 64 C’est au cours du dernier quart du 19ème siècle qu’apparaît, dans la plupart des départements et à l’échelle nationale, l’écart qui se creusera jusqu’à nos jours entre la proportion des femmes âgées et celle des hommes. La vieillesse devient de plus en plus du genre féminin. Les socio-démographes y lisent tout à la fois l’indice, et l’une des conséquences visibles de la généralisation et de l’accentuation de la surmortalité masculine4 . En effet, tout au long des soixante-dix années qui se sont écoulées depuis la fin du premier conflit mondial, la surmortalité masculine s’est aggravée. En 1986, les femmes pouvaient, en moyenne, espérer vivre huit années de plus que les hommes ; au début du 20ème siècle, vers 1920, l’écart n’était que de trois ans ; au milieu du 19ème siècle, il ne dépassait pas deux ans… Aujourd’hui, nous savons qu’il est d’environ sept ans en France. La vie plus longue des femmes est de nos jours un fait tellement anodin, largement vérifiable dans la plupart des pays industrialisés, que l’on a tendance a justifier cet avantage en invoquant des causes naturelles et des différences biologiques ; en gros, les femmes se verraient gratifier à la naissance d’une vie plus longue que les hommes, tout cela grâce à « dame nature », qui, abandonnant soigneusement aux oubliettes l’influence que peut exercer le milieu, inscrirait dans le patrimoine génétique de ces dernières quelques années de vie supplémentaires. Sans être catégoriques, nous préférons rester prudent quant à ce prétendu « avantage naturel » dont jouiraient les femmes au détriment des hommes ; il incite, selon nous, à une lecture de ces écarts de mortalité qui n’intègre pas assez – voire pas du tout – des éléments relatifs au milieu et à l’environnement. Des facteurs, plus directement observables, de nature sociologique, semblent en mesure d’apporter davantage de lumière sur cette inégalité des sexes devant la mort. La scientificité d’une argumentation strictement fondée sur des hypothèses biologique semble demeurer incertaine ; du reste, ce différentiel sexuel est à relativiser d’un double point de vue : historique et culturel. L’examen du passé nous a révélé que le différentiel de longévité entre hommes et femmes variait considérablement selon les époques, et qu’en somme la « nature » d’aujourd’hui ne serait plus celle d’hier ! En effet, les hommes n’ont pas toujours devancé les femmes sur le terrain de la mortalité : on a vu, par exemple, qu’au début du 19ème siècle, les deux sexes affichaient pratiquement la même espérance de vie. 

Le différentiel sexuel : variations dans l’espace

 L’écart de durée de vie entre hommes et femmes varie aussi selon les sociétés considérées. Concrètement, on peut affirmer qu’il n’y a pas un écart universel, valable pour toutes les cultures, mais plutôt des écarts, qui différent grandement selon les lieux où ils sont observés. A ce titre, on constate que certaines sociétés plus que d’autres favorisent une mortalité précoce des femmes. Prenons le cas de la Chine. Si l’on s’intéresse d’un peu plus près au sort qui est réservé aux petites filles chinoises qui ont le malheur de naître (quand elles naissent…) en milieu rural6 , on comprend alors mieux pourquoi la mortalité féminine, aux jeunes âges, atteint dans ce pays des niveaux record. Dans une Chine qui veut à tout prix limiter la croissance de sa population, la disparition des petites filles est tolérée, voire encouragée : être de sexe féminin est une malédiction qui vous tombe dessus très tôt ; avant même que vous naissiez…(Selon la démographe anglaise K. Johnson, la pratique des échographies aboutit chaque année à un million de « naissances manquantes » celles, bien entendu, des fœtus de sexe féminin). Les autorités chinoises tolèrent deux enfants en milieu rural, contre un seul en ville, mais tous les couples veulent avoir au moins un garçon. Seulement pour le prestige ? Pas uniquement. Une fois mariée, la jeune femme chinoise quitte le domicile familial pour entrer pleinement dans sa belle-famille ; en l’absence de tout système de retraite, il est donc impératif de donner naissance à un garçon pour assurer ses vieux jours. Pour les familles qui ont une, voire deux filles, le seul moyen d’obtenir l’autorisation légale de procréer à nouveau, c’est de s’en débarrasser7 . Avortement sélectif, infanticide à la naissance, abandon, mais aussi moindre qualité des soins et de la nourriture prodigués aux petites filles, sevrées plus rapidement et plus rarement conduites à l’hôpital en cas de maladie, on comprend aisément pourquoi la surmortalité féminine, aux âges précoces, atteint des niveaux considérables8 . 6 Voir à ce sujet l’article du journal Le Monde (07/03/1998), intitulé « La mort des petites filles chinoises », par S. Brunel & Y. Blayo. 7 La politique « deux enfants-un fils » conduit de fait les responsables politiques locaux des régions rurales à fermer les yeux sur le nombre réel de grossesses et de naissances de chaque femme mariée pour ne contrôler étroitement que le nombre final d’enfants de chaque couple. Voilà pourquoi les abandons sont tolérés, voire organisés. Le déséquilibre de la pyramide des âges en faveur des garçons est frappant : dans la province de Hainan, par exemple, il y a 175 garçons pour 100 filles chez les femmes de 50 ans qui n’ont qu’un seul enfant ; dans celle du Shandong, le 1er enfant des femmes de 35-39 ans est presque trois fois plus souvent un garçon qu’une fille… 66 La chine connaît certes une croissance économique sans précédent, néanmoins, elle est encore trop pauvre pour que l’enfant mâle cesse d’être regardé comme une assurance sociale, ce qui aboutit aujourd’hui au sacrifice presque institutionnalisé de millions de petites filles. Dans l’exemple que nous venons de citer, on voit comment des problèmes d’ordre économique, liés à un niveau de richesse global qui ne permet pas la mise en place d’un système de retraite efficace qui assurerait une fin de vie décente aux vieilles générations, d’ordre démographique (problème de surpopulation) et politique (autorités qui ferment les yeux sur ces pratiques), s’entremêlent pour le plus grand malheur des jeunes filles des campagnes. En réalité, c’est tout le poids de la société qui s’abat sur des destinées individuelles ; autrement dit, on voit comment tout un climat social, économique, politique, peut favoriser une mortalité précoce dans certaines fractions du corps social. Ici, les victimes désignées, ce sont les petites filles des régions rurales ; dans un tel contexte de société, mieux vaut naître mâle ! Aux jeunes âges, la mortalité des filles chinoises est donc supérieure à celle des garçons. Cependant, pour ce qui est de l’espérance de vie à la naissance, les femmes peuvent espérer vivre en moyenne trois années de plus que les hommes (75 ans contre 72 ans), ce qui reste toutefois en deçà des écarts que l’on relève généralement dans les pays les plus « développés » (de l’ordre de 7 ans)9 . Dans certaines régions du monde – notamment les plus pauvres -, le différentiel de longévité entre sexe est quasiment nul. Comme nous allons le voir, les femmes affichent même dans certains pays une espérance de vie inférieure aux hommes. Si l’on s’en tient aux statistiques sanitaires mondiales fournies par l’Organisation Mondiale de la Santé, on constate, par exemple, que dans de nombreux pays africains, il n’existe pratiquement pas de différence de longévité entre hommes et femmes. L’espérance de vie, pour les deux sexes, est généralement très courte : mortalité infantile, mortalité maternelle et néonatale, fléaux épidémiques (SIDA notamment ; choléra au Zimbabwe actuellement…), conflits armés, systèmes de soins défaillants, manque d’hygiène (prévention et information), etc., autant d’éléments qui jouent en faveur d’une mortalité élevée à tous les âges. En Guinée Equatoriale, par exemple, l’espérance de vie est de 46 ans pour les hommes, contre 47 ans pour les femmes ; au Niger, elle est de 42 ans pour les hommes, de 43 ans pour les femmes ; en République Centre Africaine, les deux sexes affichent la même longévité, qui est 9 On peut penser que la surmortalité des filles aux jeunes âges affecte la durée de vie moyenne des femmes… 67 de l’ordre de 48 ans ; en Tanzanie, hommes et femmes peuvent espérer vivre environ une cinquantaine d’années ; pour ce qui est de l’Afrique Australe, on observe en Zambie une espérance de vie, pour les deux sexes, qui se situe aux alentours de 42 ans ; au Zimbabwe, pays voisin, ce sont les femmes qui affichent une durée de vie plus courte : 43 ans, contre 44 ans pour leurs compagnons masculins10 . Dans la plupart de ces pays, la mortalité maternelle et l’épidémie de sida (qui touche plus fortement les femmes et les jeunes filles, nous le verrons) comptent pour beaucoup dans l’explication de la surmortalité féminine. 538 000 femmes sont mortes en 2005 dans le monde de causes liées à la grossesse et à l’accouchement. 51% étaient en Afrique, 43% en Asie ; le taux de décès maternels en Afrique est de 820 pour 100 000 naissances vivantes11 . La Sierra Leone affiche le taux de décès maternels le plus élevé du monde et deux pays (l’Inde et le Nigeria) regroupent un tiers de ce type de décès de la planète. La mortalité maternelle est encore une fois le produit de la pauvreté : d’après les Nations Unies, plus de 99% des décès d’accouchement ou de nouveaux nés surviennent dans des pays « en voie de développement ». Comme il est mentionné dans un article du Monde consacré à ces questions , « le fossé entre les pays riches et les pays pauvres reste abyssal » : l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest comptabilisent  décès maternels pour mille naissances contre seulement 8 dans les pays industrialisés (chiffres qui n’ont pas évolué entre 1990 et 2005). L’Unicef note que pour les femmes originaires des pays les « moins avancés », le risque moyen, sur toute une vie, de mourir de complications liées à la grossesse et à l’accouchement est 300 fois plus élevé que pour une femme issue d’un pays « développé ». Les origines de ces fortes disparités de mortalité au moment de la maternité sont connues : dans les régions les plus pauvres du globe, les femmes accouchent généralement à domicile, sans suivi médical et sans l’assistance d’un personnel qualifié. Une grande part des décès maternels est liée à des complications obstétricales (hémorragies post-partum, infections, éclampsie, caractérisée par des convulsions, ou travail prolongé et difficile). Les femmes enceintes de ces pays peuvent être également fragilisées par le paludisme, l’anémie, le sida ou les parasites intestinaux. Le problème de la surmortalité maternelle se pose aussi en dehors du continent africain. En Afghanistan, par exemple, où l’espérance de vie des hommes et des femmes est à peu près équivalente (de l’ordre de 42 ans)13, la région du Badakhshan totalise 65 décès maternels pour mille naissances, ce qui constitue le chiffre le plus élevé jamais enregistré ; si l’on s’en tient aux statistiques les plus récentes de l’OMS (Unicef & Fnuap14), le taux de mortalité maternelle du reste de l’Afghanistan pointe à la seconde place au classement mondial, juste derrière celui de la Sierra Leone : il atteint 18 morts pour mille naissances. La sociologue Carol Mann, qui travaille sur ces questions, constate qu’en moyenne, une femme enceinte a une chance sur huit de décéder, généralement pour des causes évitables, et il y a de grandes chances que plus de la moitié d’entre elles n’atteignent pas l’âge de seize ans15. Ces risques liés à la maternité n’apparaissent pas être une priorité pour les autorités afghanes ; pourtant, ils constituent la première cause de mortalité du pays. La discrimination fondée sur le genre peut être considérée comme source de morbidité et de mortalité pour la gente féminine. La vie d’une femme, semble-t-il, n’a pas la même valeur que celle d’un homme, et ce dès les premiers âges. Aux yeux des familles afghanes, nous dit C. Mann, un garçon représente un investissement à long terme car il est destiné à soutenir ses proches toute sa vie durant ; différente est la situation de la fille qui elle, à la puberté ou avant, partira chez d’autres (selon le dicton populaire, il ne sert à rien d’engraisser la propriété d’autrui !). En terres afghanes, l’inégalité de traitement en fonction du sexe commence dès le berceau : le garçon, toujours préféré et conférant un statut à la jeune maman auprès de la belle famille chez qui elle est installée, est toujours mieux nourri, protégé et soigné.

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