La nature ordinaire face aux pressions humaines : le cas des plantes communes

La nature ordinaire face aux pressions humaines : le cas des plantes communes

L’émergence de la biologie de la conservation

 C’est dans ce contexte que va émerger l’idée de conservation de la nature et de protection des espèces. Bien que les premiers actes concrets de conservation de l’environnement aient eu lieu dès le XIXième siècle en Amérique avec la création du premier parc national (Yellowstone en 1872), il faudra attendre le milieu du XXième siècle pour voir l’apparition des premiers parcs nationaux en Europe, la loi sur la création des Parcs Nationaux français datant de 1960. Ce type d’action est alors basé sur l’idée d’une sanctuarisation de la nature, la conservation passant par la mise en réserve de quelques îlots de nature, reconnus d’intérêt patrimonial car hébergeant souvent des espèces emblématiques. Cette idée de préservation de la nature en tant que valeur esthétique et spirituelle est largement inspirée d’une éthique de conservation romantique développée par des auteurs tels que Thoreau (1854) ou Emerson (1836). Parallèlement à ces créations de parcs, la formalisation des connaissances sur la conservation de la nature va engendrer une nouvelle discipline : la biologie de la conservation. Cette branche de l’écologie se donne comme double objectif de comprendre les processus menant à la dégradation des écosystèmes, à la disparition des espèces, et de fournir des méthodes permettant leur préservation, leur restauration ainsi que celles des espèces qu’ils abritent. Pour mener à bien ces tâches, il est nécessaire de faire appel à un large éventail de disciplines scientifiques telles que la génétique, la biologie des populations, l’écophysiologie, l’écologie évolutive ou encore la biogéographie. En outre, pour fournir des réponses adaptées et pragmatiques, la biologie de la conservation va rapidement être amenée à intégrer des champs disciplinaires variés tels que les sciences sociales, la géographie, ou le droit. En tant que science de crise, la biologie de la conservation doit souvent fournir des méthodes et des solutions à des problèmes dans un contexte d’urgence, de sorte qu’il est fréquent de devoir prendre des décisions sur la base de données fragmentaires, et sans possibilité de mener de longues expérimentations préalables. Cette contrainte, ajoutée à sa forte pluridisciplinarité (Noss, 1999), donne à la biologie de la conservation une dimension parfois subjective, de sorte que certains auteurs y voient davantage un mélange d’art et de science au même titre que la médecine (Soule, 1985). Cette contrainte de l’urgence aura comme conséquence une polarisation durable de la biologie de la conservation sur les milieux à valeur patrimoniale et les espèces rares, qui apparaissent comme les plus menacés à court et moyen terme.

Les limites de la sanctuarisation de la nature 

Pendant longtemps les efforts de conservation se focaliseront donc sur les zones protégées, et nombre de débats entre biologistes de la conservation porteront essentiellement sur le nombre et la taille optimale à adopter pour ces réserves (McNeill & Fairweather, 1993; Simberloff & Abele, 1982; Virolainen, Suomi, Suhonen, & Kuitunen, 1998). Cette vision de la conservation va néanmoins se révéler trop étroite pour garantir une préservation efficace de la biodiversité dans son ensemble. Ainsi va émerger un nouveau paradigme étendant le champ de la conservation au-delà des quelques îlots de nature protégée, à l’ensemble de la matrice les entourant. Plusieurs raisons expliquent ce changement. Tout d’abord, comme le soulignent Génot et Barbault (2004), le fait de mettre la nature sous cloche dans des sites réservés à cet effet, sans changer la manière de gérer le reste du territoire, ne peut suffire à régler les problèmes de biodiversité à long terme. En effet, les zones protégées ne peuvent, par la force des choses, occuper que de faibles surfaces. Ainsi dans le cas de la France métropolitaine, si l’on prend en compte les sites faisant l’objet de protections réglementaires (zones centrales des parcs nationaux, réserves naturelles, réserves naturelles volontaires, arrêtés préfectoraux de protection de biotope, réserves biologiques domaniales ou forestières, réserves nationales de chasse et de faune sauvage et forêts de protection) on arrive au chiffre de 1,8 % du territoire métropolitain protégé (Génot & Barbault, 2004). Les zones protégées apparaissent ainsi comme des îlots isolés, insérés dans une matrice (Franklin, 1993), constituée d’écosystèmes anthropisés à divers degrés, que nous désignerons sous le terme de « nature ordinaire ». Dans ces conditions, même si elles se trouvent généralement riches en espèces (elles sont souvent choisies pour cette raison), il apparaît que les réserves ne peuvent, dans le meilleur des cas, préserver qu’une faible part de la biodiversité de la planète. Par ailleurs, la fonctionnalité écologique de ces sites demeure sous l’influence directe de la matrice: une réserve entourée d’une matrice de nature très différente devra avoir une surface beaucoup plus importante pour parvenir au même résultat qu’une réserve insérée dans une matrice dont les caractéristiques écologiques se rapprochent de celles de la réserve (Franklin, 1993). Ainsi, les espèces se trouvant dans les réserves et possédant de grands domaines vitaux, restent dépendantes de cette matrice de nature ordinaire pour leur survie : l’ensemble des transformations s’y produisant (fragmentation, pollution, destruction d’habitat, etc.) aura certainement des répercussions sur la viabilité de leurs populations, en entravant leurs déplacements ou en les privant de ressources. Des données empiriques montrent ainsi que malgré l’augmentation de leur surface à l’échelle mondiale, les zones protégées se sont révélées insuffisantes pour enrayer le déclin des grands vertébrés (Ramade, 1999). Enfin, dans un contexte de changement climatique, on peut s’attendre à des déplacements d’aire des espèces et à des extinctions locales (Parmesan & Yohe, 2003; Thuiller, Lavorel, Araujo, Sykes, & Prentice, 2005). Il apparaît d’autant plus difficile, dès lors, de fonder une politique de conservation exclusivement sur des espaces figés dans l’espace.

L’importance de la nature ordinaire 

L’espace est fortement marqué par des activités de production (agriculture, centrale électrique) et fragmenté par des routes. En dépit de ces fortes pressions anthropiques, il peut encore recéler nombre d’espèces sauvages, telles les plantes du premier plan se développant en bord de route. Le maintien des effectifs de ces espèces ne peut se faire par la création de réserves, mais bien par des mesures de gestion locale tels que des fauches à des dates appropriées ou des aménagements dans la structure des bordures. Cliché pris en Île-de-France (Vernou-la-Celle-sur-Seine, 77) à moins de cinq kilomètres de la forêt de Fontainebleau. Photographie de l’auteur. Dans ce contexte, une prise en compte et une gestion appropriée de la nature ordinaire apparaissent comme primordiales afin, non seulement d’améliorer la fonctionnalité et la qualité des réserves — en facilitant par exemple les mouvements de certaines espèces entre ces réserves —, mais également de maintenir un meilleur niveau de diversité globale. En effet, la sauvegarde de bon nombre d’espèces ne requiert pas la création de réserves, mais passe par des mesures de gestion locale afin, par exemple, de sauvegarder leur habitat particulier (haie, bois mort, milieux ouverts, etc.) à large échelle (Franklin, 1993). Il ne s’agit donc plus seulement de tenter de maintenir des îlots de nature dans un état sauvage à l’abri des actions humaines, mais de mettre en œuvre une gestion complexe et diversifiée de l’ensemble de la nature ordinaire, afin de préserver la capacité évolutive des processus écologiques et des espèces qu’elle recèle (Larrère & Larrère, 1997). Cela implique de gérer la nature au sein même des habitats fortement marqués par les activités humaines (Figure 2). Un exemple de ce type d’approche peut être vu dans l’écologie de la réconciliation (Encadré 2). Pour changer notre façon de gérer la nature ordinaire, encore faut-il être en mesure de connaître son état en temps réel, et de mesurer l’impact des différentes pressions humaines s’exerçant sur les espèces qui y vivent. Il apparaît donc indispensable de mettre en place des suivis de tout ou partie de ces espèces, en étudiant à intervalles réguliers l’état de certaines de leurs populations. La nécessité de tels programmes de suivi de la nature ordinaire à grande échelle et à long terme est d’ailleurs aujourd’hui largement admise (Pereira & Cooper, 2006). Toutefois la mise en place de suivis sur des zones, par définition très vastes, pose le problème du choix des espèces à suivre. 

L’utilisation des espèces rares et leurs limites en tant qu’indicatrices 

Jusqu’à récemment les espèces faisant l’objet de l’attention des biologistes de la conservation étaient essentiellement des espèces rares, généralement caractérisées par des aires de répartitions restreintes, des populations de faible effectif, et des exigences souvent très strictes en termes d’habitat (Rabinowitz, 1981). Pour ces raisons, elles sont considérées comme les espèces les plus menacées d’extinction à court ou moyen terme (Dobson, Yu, & Smith, 1995; Gaston, 1994; Yu & Dobson, 2000). Par conséquent, ces espèces ont été la cible prioritaire des suivis et des actions de conservation (Franklin, 1993; Wiens, 2007), d’autant plus qu’elles sont aussi les plus nombreuses dans les écosystèmes (Fontaine et al., 2007; Gaston, 1994). S’il demeure indispensable de s’intéresser à ces espèces rares et de les protéger, leur utilisation en tant qu’indicatrices de l’état général des écosystèmes peut s’avérer trompeuse. Tous d’abord, ces espèces font souvent l’objet de mesures de protection et de plans de gestion ciblés, comme c’est fréquemment le cas d’espèces emblématiques («flagship species »). Il en résulte que l’état de leurs populations ne reflète plus nécessairement les pressions s’exerçant sur l’ensemble des autres espèces partageant leur biotope (Simberloff, 1998). Par ailleurs, les espèces rares, en raison de leurs faibles effectifs, sont d’avantage exposées que d’autres aux stochasticités environnementales et démographiques; leurs effectifs peuvent donc être soumis à des variations aléatoires. Au contraire, les espèces communes comptent par définition un plus grand nombre d’individus répartis sur de grandes surfaces, leurs variations d’abondance peuvent donc être plus facilement liées à une cause environnementale déterminée (Teyssèdre, 2004). Enfin, certaines espèces rares, qui ne sont   plus représentées que par de petites populations localisées, peuvent survivre sous forme de populations résiduelles en sursis. Ce phénomène, connu sous le nom de dette d’extinction (Tilman, May, Lehman, & Nowak, 1994), affecte couramment les organismes ayant une forte inertie vis-à-vis des variations environnementales, comme les plantes à long cycle de vie (Helm, Hansk, & Partel, 2006; Johansson et al., 2008; Piessens & Hermy, 2006), de sorte que l’état des populations de ces espèces ne peut être considéré comme un indicateur fiable de l’état actuel de leur environnement. 

Table des matières

I. INTRODUCTION GENERALE: CRISE DE LA BIODIVERSITE, PLACE ET INTERET DE LA
NATURE ORDINAIRE EN BIOLOGIE DE LA CONSERVATION
A. IMPACT HUMAIN SUR LA BIOSPHERE ET CRISE DE LA BIODIVERSITE
B. L’EMERGENCE DE LA BIOLOGIE DE LA CONSERVATION
C. LES LIMITES DE LA SANCTUARISATION DE LA NATURE
D. L’IMPORTANCE DE LA NATURE ORDINAIRE
E. L’UTILISATION DES ESPECES RARES ET LEURS LIMITES EN TANT QU’INDICATRICES
F. L’INTERET DE L’UTILISATION DES ESPECES COMMUNES DANS LE CADRE DE SUIVIS
G. QUELLE PLACE POUR LA FLORE COMMUNE DANS LES SUIVIS DE BIODIVERSITE ?
H. OBJECTIFS DE LA THESE
II. MATERIEL ET METHODES: COMMENT SUIVRE LES COMMUNAUTES DE PLANTES
COMMUNES ? TERRITOIRE D’ETUDE ET PROTOCOLES UTILISES
A. LES SUIVIS DE LA BIODIVERSITE
1. Généralités
a) Utilité des données historiques
b) Utilité et limites des données d’inventaires
2. L’intérêt des suivis quantitatifs des espèces communes
B. PRESENTATION DU TERRITOIRE D’ETUDE
1. Géographie
2. Répartition humaine et occupation du sol
3. Intérêt en tant que modèle d’étude
C. SUIVI DE LA FLORE A LARGE ECHELLE
D. SUIVI DE LA FLORE EN MILIEU AGRICOLE
III. PEUT-ON SE PASSER DES CONNAISSANCES NATURALISTES POUR SUIVRE LA
BIODIVERSITE ? TEST D’UNE METHODE ALTERNATIVE : LA PARATAXONOMIE
A. LES METHODES D’EVALUATION RAPIDE DE LA BIODIVERSITE
1. La parataxonomie outil de suivi de la biodiversité ?
2. Controverses autour de la parataxonomie
a) Une concurrente de la taxonomie ?
b) Des informations limitées et biaisées?
c) Une méthode non scientifique?
d) Objectifs de notre étude
B. MANUSCRIT : ON THE USE OF PARATAXONOMY IN BIODIVERSITY MONITORING: A CASE STUDY ON WILD
FLORA
C. SYNTHESE ET PERSPECTIVES
1. Nécessité de l’honnêteté scientifique dans l’emploi de la parataxonomie…et de toute autre méthode d’inventaire.
2. Nécessité de maintenir et renouveler les savoirs naturalistes
IV. EFFET DES PRESSIONS HUMAINES SUR LES COMMUNAUTES DE PLANTES
COMMUNES A LARGE ECHELLE : OCCUPATION HUMAINE ET HOMOGENEISATION
BIOTIQUE
A. EFFET DES PRESSIONS HUMAINES SUR LES COMMUNAUTES DE PLANTES COMMUNES: ETAT DES CONNAISSANCES ACTUELLES
1. Origine des données disponibles
2. Les changements documentés
3. L’homogénéisation biotique
a) L’homogénéisation biotique taxonomique
b) L’homogénéisation biotique fonctionnelle
B. MESURER L’HOMOGENEISATION FONCTIONNELLE
1. Notion de spécialisation des espèces
2. Quantification de la spécialisation des espèces
a) Méthodes basées sur l’habitat
b) Méthodes basées sur la co-occurrence entre espèces
C. COMPARAISON DES DIFFERENTS INDICES DE SPECIALISATION CHEZ LES PLANTES
1. Objectifs
2. Matériel et méthodes
a) Origine des données utilisées
b) Calcul des indices
(1) Rareté des espèces
(2) SSI (species specialization index)
(3) IndVal (Indicator value)
(4) Indice de Fridley
c) Étude du lien entre degré de spécialisation et caractéristiques des espèce
3. Résultats et discussion
a) Liens entre les différents indices et la rareté des espèces.
b) Comparaison entre l’indice de Fridley et le SSI
c) Quels indices utiliser sur notre jeu de données?
D. ÉTUDE DE L’HOMOGENEISATION TAXONOMIQUE ET FONCTIONNELLE DES ASSEMBLAGES DE PLANTES
COMMUNES
1. Objectifs
2. Manuscrit : Functional and taxonomic response of common plant species assemblages to human disturbance (in. prep.)
3. Synthèse, limites et perspectives
V. ETUDE D’UNE PRESSION A L’ECHELLE LOCALE : L’EFFET DES PRATIQUES AGRICOLES SUR LES COMMUNAUTES DE PLANTES COMMUNES
A. CONTEXTE DE L’ETUDE : L’IMPACT CROISSANT DE L’AGRICULTURE SUR LA FLORE SAUVAGE
B. MANUSCRIT : LES MESURES AGRO-ENVIRONNEMENTALES FAVORISENT-ELLES VRAIMENT LA
BIODIVERSITE ?
C. SYNTHESE, LIMITES ET PERSPECTIVES
VI. CONCLUSION GENERALE
A. LES INDICATEURS DE BIODIVERSITE : QUELLE PLACE POUR LA FLORE COMMUNE ?
B. LE ZOOCENTRISME EN BIOLOGIE DE LA CONSERVATION
C. VERS UN SUIVI DE LA FLORE DE FRANCE ?
VII. BIBLIOGRAPHIE
VIII. ANNEXES
A. PROTOCOLE VIGIE-PLANTES
B. LISTE DES OUVRAGES UTILISES POUR LA DETERMINATION DES PLANTES
IX. REMERCIEMENTS

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