La théorie interprétative de la traduction (TIT)

La théorie interprétative de la traduction (TIT)

 Selon cette théorie, le principe de l’interprétation est essentiellement fondé non pas sur le transcodage ou la recherche d’équivalents linguistiques, mais sur la compréhension du sens du discours source, suivie d’une reformulation à partir de ce sens (Seleskovitch, 1968 et Seleskovitch et Lederer, 1989 [2e éd. 2002]). Transmettre le vouloir dire du discours original est un point essentiel de cette théorie. L’expression linguistique dans la langue d’arrivée dépend non pas de la forme du discours dans la langue de départ, mais de la manière permettant de transmettre le sens aux destinataires qui soit la plus appropriée en fonction de leur culture, du génie de la langue d’arrivée et de la situation. Autrement dit, les langues dont se servent les trois acteurs en interprétation de conférence (orateur, interprète et auditeurs) sont un instrument de travail, mais ne sont pas, en soi, un but à atteindre. La langue est un moyen grâce auquel l’interprète fait comprendre à l’interlocuteur le message qui lui est adressé (Seleskovitch, 1968 : 35). Danica Seleskovitch assure que l’interprétation de conférence infirme la conception naïve des langues selon laquelle les mots dont celles-ci sont composées seraient des signes au contenu identique d’une langue à l’autre, et par conséquent aisément transcodables (Ibid., 33). L’interprétation de conférence ne consiste pas en une traduction orale de mots, mais elle dégage un sens qu’elle rend explicite pour autrui ; c’est à la fois une exégèse et une explication (Ibid., 34). La traduction par équivalences linguistiques n’est pas exclue pour autant. Elle s’applique notamment à certains termes standard et à certaines expressions transposables plus ou moins directement, mais elle ne constitue pas la démarche fondamentale. D. Seleskovitch résume les problèmes fondamentaux que rencontre l’interprète en quatre points : problèmes de compréhension, de connaissances, de communication et problèmes linguistiques (Ibid., 36). Selon elle, le processus d’interprétation se déroule en trois étapes : Présentation générale des concepts 

  1. Audition d’un signifiant linguistique chargé de sens ; appréhension (langue) et compréhension (pensée et communication) du message par analyse et exégèse. 2. Déverbalisation : oubli immédiat et volontaire du signifiant pour ne retenir que l’image mentale du signifié (concept ou idée). D’après Colette Laplace (1995 : 273), la déverbalisation est une phase qui se déroule concomitamment à la compréhension. 3. Production d’un nouveau signifiant dans la langue cible (LC), qui doit répondre à un double impératif : exprimer tout le message original et être adapté au destinataire (Seleskovitch, 1968 : 35). La reformulation en langue d’arrivée s’effectue à partir du sens et non pas de la structure linguistique ou des choix lexicaux précis du discours original. Cela permet de proposer une interprétation plus compréhensible et plus convaincante pour ceux qui l’écoutent que ne le serait une interprétation-transcodage. Nous avons choisi ce cadre conceptuel parce qu’il nous semble plus ou moins faire l’objet d’un consensus parmi les interprètes de conférence à travers le monde. En effet, la philosophie fondamentale sous-jacente à la TIT est largement dominante au sein des grandes écoles d’interprétation approuvées par l’AIIC en ce qui concerne la nature de l’interprétation, les langues de travail, les compétences générales, etc. Dans cet esprit, l’AIIC et l’ESIT postulent qu’il faut travailler vers une langue que l’on maîtrise parfaitement bien, donc une langue maternelle. Pour D. Gile et d’autres chercheurs en interprétation, la préférence de l’AIIC pour le travail vers la langue « A » (parfaitement maîtrisée) plutôt que vers une langue « B » peut se justifier si l’on considère que la sélection des unités lexicales (les mots) et la composition des phrases en langue maternelle demandent moins de temps et de ressources attentionnelles qu’en une langue seconde. On suppose, autrement dit, que la production en langue « B » mobilise une plus grande quantité de ces ressources attentionnelles et augmente ainsi le risque de saturation cognitive, ce qui se traduit généralement par des fautes et maladresses de langue, ainsi que des fautes de sens et des omissions.

Le Modèle d’Efforts de l’interprétation simultanée 

Pour les besoins de notre propre analyse, nous avons souhaité prolonger ces principes généraux en adoptant le cadre conceptuel des Modèles d’Efforts de D. Gile (1988 a, 1995 a, 1999 et 2009), et notamment le Modèle d’Efforts de l’interprétation simultanée. En effet, notre choix s’est porté sur ce Modèle, qui constitue le deuxième pilier de notre cadre 10 conceptuel, parce qu’il a été mis au point dans le but d’expliquer les défaillances des interprètes lorsque celles-ci ne résultent pas d’un simple manque de connaissances linguistiques ou thématiques. Il se base sur une analyse de l’interprétation au regard des contraintes cognitives, contraintes dont l’existence fait elle aussi l’objet d’un consensus quasiment généralisé parmi les interprètes. Nous pensons que ce Modèle nous sera particulièrement utile pour analyser les défis que pose l’interprétation en langue arabe. Le Modèle d’Efforts met l’accent sur la pression cognitive à laquelle sont soumis les interprètes, notamment lors de la production par l’orateur du discours en langue source (LS). S’appuyant sur des connaissances psycholinguistiques robustes, D. Gile estime que les trois « Efforts » (écoute et analyse, mémoire à court terme et production) qu’il envisage dans le cadre de ses Modèles d’Efforts ne s’apparentent pas à des opérations automatiques, mais sont au contraire des opérations qui consomment des ressources attentionnelles. Ses Modèles prévoient des phénomènes de saturation cognitive ainsi que les effets susceptibles d’en découler (maladresses, impropriétés, prononciation incorrecte, etc.) pouvant affecter la structure de la phrase, la grammaire ou encore les mots individuels. Ces mêmes Modèles expliquent également les tactiques permettant de prévenir la saturation cognitive. Ils postulent en effet un mécanisme de concurrence entre les trois Efforts de base (Gile, 1988 a : 5) à même d’expliquer les limites et les défaillances de l’interprète, qui ne sont que rarement mentionnées dans les publications en traductologie (Gile, 1995 a : 81). Ces défaillances se manifestent sur la forme et le fond du discours produit par l’interprète. Au niveau de la forme, D. Gile note une dégradation dans la qualité de la voix, de l’énonciation et de l’accent (interférence avec la langue de l’orateur), ainsi que dans la qualité prosodique et linguistique de l’interprétation (fautes et maladresses de langue sur les plans lexicologique, terminologique, grammatical, stylistique et pragmatique). Quant au fond, le discours restitué présenterait des omissions non justifiées, des ajouts d’informations ou une déformation de l’information. En outre, les facteurs environnementaux, les connaissances linguistiques extérieures et la compréhension de l’interprète semblent ne pas suffire à expliquer tous les incidents susceptibles de se produire lors de l’interprétation. En effet, l’observation montre que les erreurs des interprètes surviennent souvent sur des segments de discours qui ne présentent aucune difficulté apparente. Nous résumons ci-dessous certaines des contraintes auxquelles doit faire face l’interprète (Gile, 1995 a : 89) : – le principal facteur de difficulté en interprétation est la pression du temps ; 11 – l’interprète énonce des idées qui ne sont pas les siennes et dont il vient juste de prendre connaissance, il doit souvent commencer à interpréter une idée avant même de l’avoir saisie dans sa totalité ; – il est astreint à la fidélité au discours de l’orateur ; – il n’a que quelques fractions de seconde pour préparer son discours ; – son horizon ne dépasse guère la phrase, voire un segment de phrase dans le discours de l’orateur ; – son attention est fortement partagée puisqu’il doit à la fois interpréter et écouter la suite du discours ; – il doit lutter contre les interférences linguistiques que risque d’engendrer la présence simultanée de deux systèmes linguistiques actifs. Les Efforts en interprétation simultanée sont au nombre de quatre (Gile, 2009 : 160-175 et 1995 a : 93-108) : 1. L’Effort d’écoute et d’analyse : il comprend les opérations mentales qui interviennent entre la perception du discours et le moment où l’interprète attribue un sens au segment du discours qu’il entend. Cette phase comporte des opérations multiples formant un enchaînement complexe. Lors de l’écoute d’un segment de discours, les sons émis pour le vocaliser peuvent varier, non seulement d’un locuteur à un autre, mais aussi d’un moment à un autre chez le même locuteur. Cela augmente la difficulté de compréhension du discours par l’interprète (Gile, 2009 : 160-161 ; 1995 a : 94). Cependant, l’apport linguistique du contexte ainsi que le bagage extralinguistique de l’interprète jouent un rôle décisif dans la compréhension de la parole. Dans la compréhension du discours oral, certains éléments influencent l’interprète :  le temps (car l’analyse des sons captés prend un certain temps) ;  l’attention et l’analyse des signaux qui exigent une capacité de traitement importante ;  la capacité de mémoire à court terme de l’interprète et son niveau de connaissances (si ces connaissances sont inférieures à celles des orateurs, l’Effort de compréhension du discours tend en effet à consommer plus de capacité de traitement). En règle générale, l’orateur adapte son discours aux connaissances  linguistiques ou extralinguistiques  de son auditoire et non à celles de l’interprète. 

  1. L’Effort de production du discours : il englobe les opérations mentales qui interviennent entre le moment où l’interprète décide de transmettre une information et le moment où il la produit vocalement ou par signes, dans l’interprétation vers une langue des signes. Cet Effort ne relève pas d’un automatisme, car plusieurs facteurs sont susceptibles de modifier la capacité de traitement qu’il requiert (Gile, 1995 a : 97) : – l’éventualité que les connaissances de l’interprète soient inférieures à celles de l’orateur, ce qui rend alors la réorganisation du message en LC plus difficile  car lorsque le vocabulaire est spécialisé, il est moins disponible chez l’interprète que chez l’orateur spécialiste ; – l’obligation de parler au rythme de l’orateur plutôt qu’au rythme naturel de l’interprète, ce qui constitue une lourde contrainte ; – la nécessité pour l’interprète de commencer la reformulation en LC avant même d’avoir entendu l’idée dans sa globalité en LS ; – la lutte consciente contre les interférences linguistiques provenant de la LS. Sous certains aspects, la production du discours se voit toutefois facilitée par la situation particulière de l’interprète travaillant en simultanée : – L’interprète est souvent en mesure de suivre la syntaxe de la phrase en LS, et a donc moins de décisions syntaxiques à prendre que l’orateur. Toutefois, une telle tactique présente un réel danger : se contenter d’un calque syntaxique risque d’aboutir à un énoncé peu naturel et peu compréhensible en LC. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le calque est déconseillé, voire formellement interdit pendant le cursus de formation à l’interprétation. D. Gile remarque cependant que, dans la pratique, il intervient assez souvent. – Sur le plan lexical, l’accès aux mots et aux termes techniques en LC peut se voir facilité par les choix déjà réalisés par l’orateur, surtout quand les termes employés en LC sont phonologiquement proches de ceux employés en LS. Il y a, là aussi, un risque d’interférence linguistique, mais l’effet facilitateur est important  voire capital lorsqu’il s’agit, par exemple, de terminologie scientifique. Notons toutefois que l’interprète arabophone travaillant avec le français (ou l’anglais) bénéficie rarement des avantages potentiels que nous venons de mentionner : d’une part, la syntaxe de l’ALM est assez éloignée de celle du français, d’autre part, phonologiquement parlant, il n’y a  à quelques exceptions près  pas de proximité entre les termes spécialisés utilisés en l’ALM et en français. 

L’Effort de mémoire à court terme comprend les opérations liées au stockage en mémoire de segments de discours entendus jusqu’à leur restitution en LC. Cet Effort intervient pour quatre raisons : – Des raisons physiques : un certain temps s’écoule en effet entre le son entendu et le discours restitué. – Des raisons tactiques : l’interprète attend avant de restituer un segment de discours pour se donner le temps de mieux comprendre grâce au contexte. – L’existence de différences syntaxiques entre la LS et la LC. – L’occurrence dans le discours original de segments denses ou difficiles à reformuler, ce qui fait prendre du retard à l’interprète, qui doit alors recourir à un stockage en mémoire. À l’instar des deux autres Efforts, l’Effort de mémoire est une opération non automatique, dans la mesure où l’interprète est contraint de stocker des informations en mémoire pour les réutiliser ensuite. Cet Effort est particulièrement critique en simultanée et explique bon nombre de difficultés que rencontre l’interprète. La capacité de stockage de la mémoire de travail est en effet limitée, et cette contrainte a des incidences sur les tactiques que celui-ci met en œuvre lors de la production. 4. L’Effort de coordination des trois Efforts précédents : cet Effort est très important sur le plan cognitif. Si plus de deux activités non automatiques ont lieu simultanément, la capacité de traitement requise doit non seulement couvrir les besoins de ces activités prises individuellement, mais aussi ceux de l’activité de coordination de ces mêmes activités. 

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