L’accessibilité prototypée procédures, collaborations et démonstration

L’accessibilité prototypée procédures, collaborations et démonstration

 Cadres et sujets du concours d’innovation

Faire produire des innovations utiles : cadrages et procédures

Alors que la salle était à peu près remplie, Nadège et Léa, fondatrices et consultantes de l’agence FivebyFive ont pris la parole sur l’estrade située au centre de la salle. Animatrices de l’événement, elles ont introduit après quelques mots de bienvenue Bénédicte Tilloy, directrice de SNCF Transilien, qui a rappelé l’engagement de l’opérateur de transport dans l’innovation 2 J’ai par ailleurs observé trois hackathons, en totalité ou partiellement. Le premier était organisé par Axa et Microsoft sur l’assurance de la maison connectée, et a eu lieu à l’Usine.io du 23 au 25 janvier 2015. Le second était organisé par Cisco sur le thème de la Smartcity, et devait se tenir au Numa, du 13 au 15 janvier 2015. Suite à l’attentat du Bataclan le 13 janvier au soir, la suite de l’événement a été annulée. Enfin, j’ai assisté à un hackathon en Inde, à Hyderabad, organisé lors du Forum Metropolis en novembre 2014, pour lequel j’ai tenu le rôle de jury. Si ces événements ne sont pas mentionnés lors de l’analyse, les observations réalisées contribuent à étayer certaines remarques plus générales sur l’organisation des hackathons  numérique et l’ouverture des données depuis deux ans (voir le chapitre 1). La directrice insistait sur la spécificité de ce hackathon, son inscription dans le temps long, précédé par un atelier de co-conception, et ouvert sur des possibilités de partenariat entre les lauréats et l’entreprise. S’en sont suivi de nombreuses et brèves interventions, de la part d’employés de Transilien et des entreprises et associations partenaires3. Ces discours permettaient à la SNCF d’exposer aux participants le cadre dans lequel ils allaient travailler. L’approche par l’innovation numérique devait témoigner, selon le délégué à l’accessibilité de Transilien, d’une nouvelle manière d’appréhender la prise en charge du handicap : « Depuis des années, on tape dans le dur, dans le béton, etc. Là on passe à une phase d’autonomie du voyageur »4. Pour contribuer à rendre les voyageurs plus « autonomes », les intervenants qui suivaient ont présenté aux participants les ressources logicielles à leur disposition : quinze jeux de données Transilien, des microcartographies réalisées par OpenStreetMap France référençant les coordonnées géographiques des ascenseurs, rampes et passages piétons dans de nombreuses gares de la ligne du RER C et les API5 des partenaires (Jaccede.com et Navitia). Les participants étaient ainsi invités à articuler deux ensembles de compétences dans leurs activités du weekend : leurs compétences techniques et leur créativité. Les discours faisaient explicitement référence à la culture hacker, « le hacking, c’est regarder un système et commencer à l’utiliser d’une façon différente de ce qui était prévu »6. Il s’agissait à la fois de rassurer les nombreux participants qui ne connaissaient rien à l’accessibilité, mais aussi d’insister sur l’importance de développer un regard neuf à ce sujet : « toute idée est intéressante, il ne s’agit pas d’être un expert de l’accessibilité mais de décloisonner l’accessibilité »7 . « Décloisonner l’accessibilité » est le véritable projet du hackathon, laissant entendre que celles 3 Sont présents, par ordre d’apparition : deux intervenantes de FivebyFive, l’agence de conseil en stratégie numérique organisatrice de l’événement, la Directrice de la SCNF Transilien, le Délégué à l’accessibilité SNCF Transilien, le Président OpensStreetMap France, le Président de Jaccede.com, deux responsables OpenData SNCF Transilien, un membre d’OpenStreetMap France spécialiste de l’accessibilité. Cette liste permet de rendre compte des alliances forgées par la SNCF Transilien pour cadrer au mieux le travail des innovateurs. 4 Notes issues de mon carnet de terrain. 5 Une « Application Programming Interface » (API), ou interface de programmation applicative, est une interface standardisée permettant à un logiciel d’intégrer une brique d’un autre logiciel (par exemple, que le site Internet d’une entreprise A puisse intégrer un outil de calcul d’itinéraire développé par une entreprise B). Je reviendrai sur les API plus en détail par la suite de ce chapitre. 6 Intervenant inconnu, notes issues de mon carnet de terrain. 7 Léa, consultante pour FiveByFive, notes issues de mon carnet de terrain. CHAPITRE 2. L’ACCESSIBILITE PROTOTYPEE 83 et ceux qui en ont la charge sont pris dans des ensembles d’habitudes, de normes, de relations qui les empêcheraient d’expérimenter des solutions innovantes. « Aller plus vite », « dynamiser », « déclencher l’étincelle » 8 : ces termes revenaient régulièrement dans les présentations. Néanmoins, tout en valorisant la fraîcheur du regard des participants, les organisateurs cherchaient à ne pas « se montrer angéliques »9 quant à leurs capacités à produire du nouveau. « On sait tous qu’à chaque hackathon on crée des trucs qui ont déjà été faits des milliers de fois »10. Organiser de tels événements avec les associations de personnes à mobilité réduite était aussi une prise de risque, car tout en ayant l’ambition de se départir des complexités matérielles et juridiques de l’accessibilité, les organisateurs ne pouvaient ignorer les relations difficiles entre ces groupes d’usagers spécifiques et l’opérateur de transport. « C’est hyper complexe du point de vue des usages, c’est complexe avec les communautés d’utilisateurs qui sont aussi hyper énervées par le comportement des services publics […] on avait aussi peur, on va faire des services pendant deux jours sur un sujet qui est hyper complexe, les trucs il va falloir qu’ils puissent être utilisés… on savait qu’il y aurait beaucoup de rejets et de déchets, qu’on n’allait pas en deux jours avoir beaucoup de choses, comment on fait pour avoir quand même un ou deux trucs qui fonctionnent sur un sujet qui est quand même épineux. » Léa, consultante de l’agence FiveByFive, entretien du 18 mars 2015. Ces craintes de voir des produits inutilisables, les organisateurs ne les partageaient pas directement avec les participants, mais elles se sont traduites dans les discours par des injonctions à prendre en compte « les vrais usages ». Il ne s’agissait pas de penser « pour » mais « avec » le public concerné. Le hackathon articule ainsi deux ambitions : il est, d’une part, « orienté données »11 – comment valoriser l’infrastructure-frontière, les données ouvertes mises 8 Notes issues de mon carnet de terrain. 9 Léa, consultante de l’agence FiveByFive, entretien du 18 mars 2015. 10 Idem. 11 Thomas J. Lodato et Carl DiSalvo distinguent les hackathons orientés technique (technically oriented) qui se concentre sur des problèmes spécifiques liés à un langage informatique, une plateforme, ou un logiciel, des hackathons orientés problèmes (issue-oriented) au cours desquels les participants doivent inventer des réponses à des questions de société (Lodato, DiSalvo, 2016). Ksenia Ermoshina ajoute à cette typologie la spécificité des hackathon orientés données (data oriented) dont l’objectif est de valoriser des données informatiques mises à disposition par l’organisation (Ermoshina, 2018).   à disposition par Transilien ? – et d’autre part, « orienté problème » – comment améliorer l’accessibilité des transports ? Pour tenir l’équilibre entre ces deux horizons, les organisatrices du hackathon ont mobilisé trois instruments : les critères d’évaluation des prototypes, les équipes d’encadrement présentes tout au long du weekend et une procédure rythmée permettant de contrôler régulièrement les directions prises par les projets. Les critères du jury pour l’évaluation des équipes visaient à faire tenir ensemble les différentes ambitions du hackathon. Les projets ont été évalués selon quatre dimensions : utilité et utilisabilité (ergonomie accessible de l’interface) ; innovation ; utilisation des jeux de données de la SNCF et d’OSM12 ; inclusion (un service concernant tous les voyageurs sera plus valorisé qu’un service destiné spécifiquement, par exemple, aux malentendants). La constitution du jury, elle aussi, doit refléter un équilibre entre les perspectives d’innovation technologique et l’utilité que les services représentent aux yeux des associations de personnes handicapées (figure 2.2). Bénédicte Tilloy Directrice de Transilien Patrick Sagazan Directeur des services – Transilien Jean Baptiste Roger Directeur – La Fonderie13 Ian Kalin Directeur Open Data – Socrata14 Gaël Musquet Porte-parole – OpenStreetMap France Damien Birambeau Président – Jaccede.com Cédric Lorant Président – UNISDA15 Sandrine Paniez Responsable du service Accessibilité – UNAPEI16 Figure 2.2. Jury du hackathon Hackcess Transilien Cette double orientation « données » et « problème » était aussi incarnée par deux types de protagonistes qui ont été invités pour aider les participants dans leurs projets : les « mentors techniques » (provenant d’entreprises liées à l’innovation numérique et au logiciel libre telles 12 Nous avons vu au chapitre précédent qu’une première étape du programme Hackcess Transilien, de juin à octobre 2013, consistait à cartographier les gares avec OpenStreetMap. 

L’exercice de la participation : se faire une place parmi les makers

Après un verre de vin rouge, entre deux petits fours, les participants ont échangé des idées et des groupes se sont constitués progressivement. Au bout d’une petite demi-heure, un micro est mis à disposition sur l’estrade et les porteurs de projet, seul ou en groupe, sont venus pitcher leurs idées. C’est à cette occasion que les grandes lignes des projets ont été stabilisées. Nous verrons par la suite que l’essentiel du travail réalisé lors de l’événement consiste à matérialiser ces idées, la temporalité du hackathon étant trop courte pour le faire. Je reviendrai dans la seconde partie de ce chapitre sur le contenu de ces idées et les façons dont les innovateurs ont assemblé données informatiques, technologies numériques, parcours de mobilité, espaces de transport et profils de voyageurs dans l’objectif d’améliorer l’accessibilité des transports. Pour l’instant, à défaut d’avoir réalisé une enquête sur l’ensemble des participants, nous pouvons déjà préciser que de nombreux projets préexistent au hackathon. Ainsi sur la dizaine d’idées proposées, au moins la moitié reposent des initiatives préexistantes : une équipe de participants néerlandais est venue améliorer un calculateur d’itinéraire réalisé dans un contexte universitaire ; un homme d’environ cinquante ans a présenté une application déjà développée permettant d’utiliser les différents capteurs des smartphones ; un enseignant de physique a interrompu sa carrière pour créer une start up ; deux entrepreneurs suisses venaient à leur tour compléter un calculateur d’itinéraire fonctionnant sur le territoire helvète ; un autre entrepreneur, d’une quarantaine d’années, venait promouvoir une application pour montre connectée ; et enfin un duo s’est formé à la suite de l’atelier de co-conception organisé par Transilien deux mois plus tôt et est venu présenter une application visant à mettre en relation les voyageurs (c’est le seul projet qui témoigne d’un « effet » de l’atelier sur le hackathon). La présence de nombreux acteurs économiques aux projets déjà entamés s’explique par le travail des consultantes qui accompagnaient Transilien dans l’organisation de l’événement, et qui ont mis en place une stratégie d’intéressement et d’identification d’un public correspondant aux attentes de l’entreprise.   « Il y a aussi une sorte d’angélisme autour de la communauté tech, des développeurs. Finalement on est dans un grand amalgame hyper brouillon où les gens ne savent pas à qui ils s’adressent. Quand tu fais un hackathon sur un objectif business, pour développer un service en partenariat avec une startup, c’est quand même intéressant en amont de la démarche d’aller chercher qui travaille sur le sujet, où ils en sont dans leur cycle de vie de startup, est ce que c’est des premières levées de fond, avant, des projets entrepreneuriaux, pouvoir catégoriser tout ça et pouvoir avoir une démarche un peu professionnelle sur la question : tel type de service, tel type d’utilisateur… il faut inverser la logique pizza bière pour faire des hackathons pour les participants qui sont stratégiques pour les boîtes, et aujourd’hui c’est pas bien fait. […] Tout le monde peut venir, il faut que ça reste un format ouvert, mais il faut essayer d’inviter des gens qui travaillent déjà sur les sujets. » Léa, consultante de l’agence FiveByFive, entretien du 18 mars 2015. Cet extrait d’entretien est important à plusieurs égards pour comprendre ce qui se joue au niveau des participants au hackathon, et de la relation des organisateurs à ces participants. En effet, l’entretien témoigne de l’attention de la consultante à concevoir des événements destinés à des publics bien identifiés en fonction des intérêts de l’entreprise organisatrice. Si, comme j’ai pu le noter, les hackathons étaient un format d’innovation populaire dans les années 2010, ils n’étaient pas pour autant exempts de critiques19. Une partie des reproches adressés aux hackathons tenait à ce que les entreprises les organisaient par effet de mode, sans savoir ce qu’elles en attendaient, qu’elles considéraient les développeurs informatiques comme des adolescents attardés et brillants, et les traitaient ainsi sans attention particulière (ce que Léa appelle « la logique pizza bière »), attendant que les innovations se produisent par elles-mêmes. Dans le cas qui nous intéresse, nous pouvons noter l’effort de Transilien et des organisateurs pour inscrire cet événement sur le temps long, en le précédent par un atelier et en favorisant la présence de participants au profil entrepreneurial. Cet effort a aussi des traductions matérielles, 19 Claire Topalian, « « Hackathon » Events: Do They Really Help Anyone ? », Forbes, 19 avril 2013. https://www.forbes.com/sites/groupthink/2013/04/19/hackathon-events-do-they-really-helpanyone/#66a3de419992 consulté le 19 juillet 2019 ; Chloé Bonnet, Romain Lalane, « Vers la fin des hackathons ? », BFM Business, 25 juin 2013. https://bfmbusiness.bfmtv.com/01-business-forum/versla-fin-des-hackathons-597895.html consulté le 19 juillet 2019 ; Lucie Ronfaut, « Comment le «hackathon» réinvente l’innovation en entreprise », Le Figaro, 31 mars 2014, http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2014/03/31/32001-20140331ARTFIG00112-hackathons-lesmarathons-de-l-innovation-font-courir-les-geants-de-l-industrie-et-des-services.php consulté le 19 juillet 2019. PARTIE 1. D’UNE INFRASTRUCTURE L’AUTRE 90 dans le soin avec lequel le public est reçu (vin, canapés, petits fours, plutôt que pizza et bière) et dans l’agencement de l’espace accessible. Bien qu’il soit orienté autour d’un bien « social », l’événement est aussi une recherche de partenariats économiques. D’où la proposition d’un prix qui ne soit pas qu’une somme symbolique, mais un engagement à la collaboration. Néanmoins, l’événement est resté ouvert et a permis l’existence d’autres formes d’engagement. Certains se sont reconnus dans le projet de valorisation des données d’OSM, et sont venus concevoir des outils pour démontrer l’utilité desdites données, quand d’autres, comme le porteur d’idée de l’équipe que j’ai rejoint, n’a discuté avec son équipe qu’une heure ou deux, le vendredi soir, pour ne jamais revenir du week-end, laissant le groupe continuer sans lui. Certainement, la frontière entre les motivations économiques et les autres formes d’engagement n’est pas si tranchée, ni chez les porteurs d’idées ni chez les contributeurs. Cet aspect peut être éclairé en présentant les participants de l’équipe que j’ai rejoint. Celle-ci était composée de sept personnes : deux étudiants en design informatique à l’Université de Rennes 2, Édouard et Sylvia, venus pour améliorer leur CV, d’un ingénieur logiciel de Google, Éric, qui était par ailleurs myopathe et tétraplégique, se déplaçait en fauteuil roulant électrique, et participait essentiellement en tant que personne concernée par le problème de l’accessibilité des transports, d’un ancien employé de Google, Benjamin, qui venait se tenir au courant des dernières technologies et démontrer ses compétences à de potentiels employeurs, d’un employé de Canal TP, Cédric, qui était présent en raison des incitations managériales de son entreprise (nous l’avons croisé au début de ce chapitre), d’un agent de ligne Transilien, Serge, père d’une fille handicapée, il se disait ainsi particulièrement sensible aux questions d’accessibilité, et d’un apprenti sociologue, moi-même, venu « faire du terrain » et se trouvant embarqué dans l’équipe. Nous voyons donc que la présence des participants tient aussi bien à des motivations économico-professionnelles qu’à d’autres intérêts ou préoccupations. On peut aussi émettre l’hypothèse que les participants partagent un certain rapport à la production technologique. À leurs manières, tous se revendiquent d’une politique « par le faire », dans laquelle prévaut la capacité à fabriquer des outils, des designs, des assemblages qui résolvent les problèmes identifiés. Par ces engagements, ils s’inscrivent dans les dynamiques que la littérature a associées aux amateurs (Flichy, 2003) et aux makers (BerrebiHoffmann et al., 2018). Ces publics, dont l’engagement repose essentiellement sur la contribution, ont été plébiscités ces dernières années par les entreprises privées (Gayoso, 2016) comme par les pouvoirs publics.

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